Ainsi donc, le régime de l'autocrate Ben Ali est tombé. Ceci amène plusieurs remarques.
1/ Tout d'abord, je reste admiratif (hum!) du Monde qui écrit, ce week-end, que c'était largement prévisible car cela faisait des années que les Tunisiens ne supportaient pas la répression, etc. J'observe que des régimes autoritaires (Iran, Corée du Nord, Birmanie, Chine, pour citer quelques exemples fort différents) réussissent à se maintenir. Je veux bien croire que "dans la durée", ils tomberont. Mais "à long terme, nous serons tous morts" (Keynes) et surtout, on a du mal à déterminer le moment de la bascule. Prenons un autre exemple : les révolutions démocratiques en Europe de l'est n'ont pu se dérouler que parce que la domination soviétique s'était estompée.... Bref, cette prévisibilité est facile, après coup.
2/ Ceci me permet donc de préciser : s'il y avait des éléments objectifs favorisant cette révolution, son inéluctabilité n'était pas aussi assurée qu'il y paraît rétrospectivement. Ce constat recouvre une particularité épistémologique de la géopolitique : celle-ci a pu, jadis, être considérée comme déterministe. On a appris qu'il n'en était rien et que s'il y a des facteurs fonciers, leur combinaison est toujours aléatoire et contingente. Voici pour les commentateurs, si aisés à prédire le passé, surtout avec des trémolos moralistes.
3/ Allons toutefois au fond de l'affaire. Et d'abord, les facteurs les plus "déterministes", justement
4/ Le premier est la transition démographique incroyablement rapide qui s'est déroulée en Tunisie, mais aussi au Maghreb, et en fait dans tout le Proche et moyen Orient (Iran inclus) : les femmes ont désormais deux enfants en moyenne.
5/ Il s'ensuit une incroyable transition sociale : alors qu'avant, la fratrie était le moyen de cohésion familiale, les femmes désormais éduquées et travaillant hors du foyer imposent une profonde cassure anthropologique. Cette modernité sociale met à bas le système ancien. L'arrivée de familles plus ou moins nucléaires chamboulent la société.
6/ Ajoutez la transition économique. Je reviens d'un pays du Maghreb où je n'avais pas été depuis 25 ans : c'est absolument impressionnant. Bref, l'enrichissement général du pays impose des aspirations nouvelles, inadmissibles dans un ordre ancien. n enrichissant son pays, Ben Ali a creusé le piège dans lequel il es tombé. Souvenez-vous de mon parallèle chinois.
7/ Ajoutez à ça la transition médiatique, et le fait que toutes les antennes tunisiennes (et maghrébines, pour les pays anciennement sous domination française) regardent tous les jours les médias français (sans même parler d'Internet) .
8/ Bref, et pour reprendre une formule (citée par le Monde, comme quoi, ils disent aussi des choses bien), il y avait en Tunisie les démocrates, s'il n'y avait pas la démocratie.
9/ Regardons maintenant les facteurs contingents. Le système Ben Ali, c'est-à-dire cette kleptocratie organisation autour de la famille Trabelsi, qui a au fond claquemuré l'autocrate dans un aveuglement qui l'a finalement perdu.
10/ De même, le régime n'était pas "totalitaire", puisqu'il semble bien que l'armée a pu garder sa neutralité, au point d'apparaître dorénavant garante de la transition en cours, à l'opposé des forces policières : il est rare de voir un tel découplage du "monopole de la violence légitime", ce qui rend le cas tunisien si particulier. Unique, je dirais.
11/ de même, cette révolution politique reste encore hasardeuse, et rien ne dit que la transition sera aussi facile que cela, même si la partie démocratique paraît jouable.
12/ Enfin, je reste très prudent quant à la possible contagion au reste du proche et moyen orient. Si elle est plausible à terme (pour les raisons démographiques, économiques et culturelles que je viens de dire), cela prendra ailleurs du temps : je ne crois pas à un effet domino, du type de ce qui s'est passé en Europe orientale l'année 1990.
Réf : Tunisie, premier imprévu stratégique de 2011, commenté par JGP.
O. Kempf