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Réception de Jean Dutourd à l'Académie française par Maurice Schumann (10 janvier 1980)

Publié le 18 janvier 2011 par Sylvainrakotoarison

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Réception de Jean Dutourd à l'Académie française par Maurice Schumann (10 janvier 1980)

Réception de M. Jean DUTOURD
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 janvier 1980
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
 
   M. Jean Dutourd ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques Rueff, y est venu prendre séance le jeudi 10 janvier 1980 et a prononcé le discours suivant :
   Souffrez, Messieurs, que je vous remercie de m’avoir élu. Souffrez aussi que je vous en félicite. En m’appelant à siéger dans votre illustre assemblée, vous avez hautement marqué votre mépris pour un des préjugés les plus funestes de notre société. J’ai nommé le mérite, qui empoisonne les rapports des individus entre eux, qui suscite le désespoir, l’envie, la haine, parfois le meurtre, et que l’on trouverait à coup sûr, si l’on cherchait sérieusement, parmi les causes secrètes des révolutions. Récompenser les hommes à proportion de leur mérite est une de ces idées diaboliques comme il en éclôt dans les cervelles des doctrinaires et dont l’éclat fallacieux étourdit les foules, lesquelles voient là le triomphe de l’égalité, alors que c’est au contraire celui de l’aristocratie. Fort heureusement la nature se charge de corriger cette philosophie si décourageante pour les infortunés n’ayant de mérite en rien, c’est-à-dire la quasi-totalité de l’espèce humaine. Nous avons couramment le réconfort de contempler des incapables promus aux plus hauts postes, des ânes chargés de diplômes, des paresseux s’enrichissant quand les bourreaux de travail s’aigrissent dans la gêne, des sots ployant sous les honneurs suprêmes. On ne sait trop comment cela s’est fait : par amitié, par intérêt, par politique, par pitié, par hasard. À la vérité c’est l’œuvre du mystérieux esprit de compensation, ou plus exactement d’équité, qui préside aux destinées du monde.
   Qu’une réunion de personnes éminentes en tous genres comme celle que vous formez, Messieurs, n’ait pas refusé de m’accueillir, moi qui ne possède guère de qualités, si ce n’est quelque adresse pour composer des ouvrages en prose, est une preuve nouvelle de cette modération, de cette bonhomie, de cette indulgence, de cette absence de parti-pris qui sont, depuis la fondation de votre compagnie, parmi les plus heureuses de vos vertus. Mais n’est-ce pas justement parce que, depuis trois cent cinquante ans, vous vous êtes peu souciés du mérite qu’en fin de compte vous l’avez plus que quiconque reconnu ? Vous êtes le seul corps, à ce qu’il semble, où le génie, qui est si antipathique, si incommode, si incompréhensible, si peu sérieux en général dans son apparence, ne soit point regardé comme un vice impardonnable. Mieux : vous l’avez souvent fait entrer chez vous sans rechigner le moins du monde. Permettez-moi de vous le dire, Messieurs : il y a de la fantaisie dans vos choix, et par là ils sont quelquefois délicieux.
   Être homme de lettres et n’être que cela, de nos jours où l’on n’a de révérence que pour les savants et les machines, est un très pauvre état. J’en ai fait l’expérience toute ma vie durant, n’étant raccroché par rien à la société, voltigeant, pour ainsi dire, dans un espace intermédiaire, étranger au monde, non pas de mon fait, mais parce qu’un écrivain n’est pas « utile » dans le sens que l’on donne à présent à ce mot. Souvent j’ai eu le sentiment d’être un animal anachronique, dont l’espèce est à peu près détruite, qui n’a plus de place dans le siècle des techniciens, des commerçants et des masses. Un loup, si vous voulez. Non pas un de ces loups redoutables qui mangeaient les agneaux et les grands-mères, mais une malheureuse bête sans légende et sans statut, vivotant au hasard, plus souvent mordu que léché par ses congénères, menant une existence farouche dans la neige, loin des ripailles de l’humanité. Imagine-t-on un loup entrant au Conseil d’État, un loup ministre, un loup archevêque, un loup général ? Cela ferait rire, je pense. Mais, ô miracle, cela ne fait pas rire à l’Académie française. L’Académie française est le seul endroit de l’univers où un loup puisse être recueilli, fêté, honoré comme un personnage précieux et admirable. Grâce à l’Académie, le loup s’aperçoit soudain qu’il a eu raison de persévérer dans son être de loup, qu’il existe encore une institution où un animal qui ne sait ni manipuler un ordinateur, ni vendre des produits manufacturés, ni s’enrichir, ni militer dans un syndicat, un animal qui ne comprend rien à la physique ni à la mathématique, un animal qui considère comme inepte ou atroce à peu près tout ce que les hommes ont fait depuis la guerre de 1914, y compris les voyages dans la Lune, un animal nuisible enfin ou pour le moins superflu, a le droit de relever ses oreilles et de redonner à sa moustache l’air conquérant qu’avaient les moustaches de loup du temps que les bêtes parlaient et que les hommes n’avaient pas besoin d’interprètes pour les comprendre.
   Stendhal dit que la Société ne paye que les services qu’elle voit. Pensée d’une justesse que j’ai vérifiée mainte fois. Le propre de l’écrivain étant de ne rendre que des services invisibles (quand il en rend), il n’est jamais payé. Je m’étais accoutumé à cette position qui n’est pas tout à fait aussi inconfortable qu’il y paraît à première vue. Je me consolais avec une autre pensée du même auteur : « La littérature est une loterie dont le gros lot est d’être lu trente ans après qu’on est mort. » Je me disais qu’ayant griffonné plusieurs milliers de pages, cela faisait des milliers de billets de loterie dont quelques-uns décrocheraient peut-être la timbale en 2024 ou 2200. Je songeais un peu aussi à l’Académie, bien sûr, qui me paraissait un lot fort désirable, en attendant l’autre, mais je ne voyais guère comment cet honneur était compatible avec la ligne générale de mon destin. Ah ! que la vie est amusante, Messieurs ! Je ne sais si vous avez récompensé en moi quelque talent que vous auriez discerné. En tout cas je puis vous assurer que vous avez récompensé une espèce de modestie que j’ai, par l’effet de laquelle ce qui m’échoit de riant ou de flatteur me prend merveilleusement au dépourvu. Je n’ai de prévoyance que pour les ennuis, jamais pour les bonheurs qui réclament eux aussi, pourtant, un peu de présence d’esprit, si l’on ne veut pas passer pour un nouveau riche. Aujourd’hui même, alors que je me trouve dans ce lieu magnifique, vêtu d’un justaucorps brodé, armé d’un estramaçon ciselé tout exprès pour moi, je demeure incrédule, je ne parviens pas à me représenter que je suis des vôtres. Ma steppe n’est pas si loin que je ne me sente encore fort incongru dans le palais de l’Immortalité. On m’a dit toutefois que l’on y prenait ses habitudes incroyablement vite.
   J’ai un dernier remerciement à vous adresser, Messieurs, qui est de m’avoir élu au 31e fauteuil de l’Académie et non point à un autre. Ce meuble ne me plaît pas seulement parce qu’il est à moi dorénavant, que nul ne m’en peut déloger et que je puis me dire : « Académicien est maître dans son fauteuil ». Il me plaît par les esprits qui l’ont occupé avant moi, car, je ne vous l’apprends pas, ce sont des esprits qui s’asseyent dans les fauteuils académiques, et non des séants, comme dans les fauteuils ordinaires. Il m’est singulièrement agréable de succéder à M. Jacques Rueff, que j’allais parfois visiter dans son petit bureau de Chancelier de l’Institut, où il me disait mille choses aimables, entre autres que sa secrétaire désirait beaucoup que je fusse un jour de l’Académie, ce qui était peut-être une façon délicate de me faire savoir qu’il le désirait de même. L’amitié ou la bienveillance d’un homme tel que M. Rueff dont la vie a été si mêlée à l’histoire secrète de notre pays, qui, par deux fois au moins a fait du bien à la France, en la guérissant pour un moment de sa vieille maladie financière, à l’instar de Colbert et de Sully, cette amitié ou cette bienveillance, dis-je, a bien lieu d’honorer celui qu’elle distingue. Et je ne songeais guère, comme on peut croire, qu’un jour ce serait moi qui n’ai jamais rien compris à l’économie, et à toutes ces choses si savantes, si modernes, dont était peuplé l’intellect de M. Rueff, qui serais chargé d’en faire le récit.
   Semblablement, il m’est très doux de compter Jean Cocteau et Edmond Rostand parmi mes prédécesseurs. Quant au premier je confesse que je l’ai mal jugé de son vivant ; et il doit même, hélas ! en rester des traces écrites. Son esprit me cachait sa profondeur et ses succès me masquaient sa poésie. À moins que je ne voulusse voir ni l’une ni l’autre, ce qui est plus probable, par un mélange de jeunesse, de pauvreté, de jalousie et de dénigrement filial. Il est assez rare qu’on ait le désir ou l’occasion de revenir publiquement sur une injustice que l’on a commise, et cela est regrettable, car rien n’est meilleur pour le contentement du cœur. Je vous remercie, Messieurs, de m’avoir permis de le faire. Sans vous, peut-être, l’aurais-je oublié. Et peut-être aurais-je oublié aussi qu’à vingt-cinq ans j’avais renié le bon Rostand, pour l’unique raison que, douze ans plus tôt, je le tenais pour le roi des poètes et que j’avais honte de cette admiration d’enfance.
   Un de vos confrères et non des moindres me dit plaisamment, le jour que vous m’offrîtes le 31e fauteuil de l’Académie française : « C’est tout à fait un fauteuil pour vous : il compte deux exclus et un guillotiné. » Les deux exclus, comme vous savez, furent l’abbé Furetière, qui composa à lui tout seul un dictionnaire concurrent de celui de l’Académie, impertinence, dont, je vous le promets, je ne me rendrai point coupable, et l’abbé Sieyès, régicide feutré, mais point assez feutré toutefois pour que les Bourbons ne s’en souvinssent lors de leur Restauration. Quant au guillotiné, c’est M. Bailly, aimable astronome, préfiguration du docteur Nimbus ou du savant Cosinus, qui descendit de ses étoiles pour faire de la politique.
   Or, s’il est souvent profitable à un homme d’action d’écrire des livres, il est presque toujours fatal à un homme de pensée de tâter de la politique. Un usage modéré et occasionnel de la littérature conduit aisément un Ministre à l’Académie, ce qui est un itinéraire charmant. Une incursion, en général imprudente et romanesque, d’un écrivain ou d’un savant dans les affaires publiques lui apporte une foule de désagréments. Je sais de quoi je parle, ayant eu cette tentation à certains moments de ma vie. Je n’y ai récolté que des horions et la vigilante détestation de ce qu’on appelle l’intellitgensia, parce que je professais des idées un peu différentes des siennes. En fait, je n’avais point d’idées du tout, car l’affaire d’un artiste n’est pas d’avoir des idées. Je n’avais que des sentiments, et assez élémentaires. J’aimais la gloire de la France, je voulais y contribuer en quelque façon. Un homme supérieur que j’admirais et pour l’amour duquel, pendant la guerre, je m’étais mis parfois dans des situations incommodes, gouvernait alors notre pays. Je brûlais de concourir, si peu que ce fût, à son œuvre. Bref l’intelligentsia me prit pour un individu dangereux, alors que je n’étais qu’un brouillon, au mieux un rêveur.
   On ne s’étonnera pas si j’éprouve de la tendresse pour le pauvre M. Bailly, dont je contemplais la longue tête chevaline, jadis, dans mon manuel d’Histoire. Comment une tête pareille, si respectable, si manifestement modelée pour les lauriers austères des Académies, arrive-t-elle sous le couperet de la guillotine ? Seule, la politique peut expliquer ce déplorable enchaînement de circonstances. L’homme de pensée, pour son malheur, met dans l’action les vertus qui ornent les ouvrages de son esprit, à savoir : la morale, l’honneur, la logique. Ce n’est pas avec cela que l’on régente les peuples ou que l’on conquiert l’opinion. La morale poussa M. Bailly dans la révolution, la logique l’amena à faire tirer sur des extrémistes, et l’honneur le contraignit à témoigner en faveur de la reine Marie-Antoinette. Après quoi, il ne restait qu’à mourir. Il eût même un mot historique. Au bourreau qui lui disait en ricanant : « Tu trembles, Bailly ? » il répondit : « Oui, mon ami, mais c’est de froid. »
   Il est à noter que lorsque nous mourons de mort violente, nous qui, par nos travaux paisibles et sédentaires, n’y sommes pas préparés, nous le faisons assez bien. Plutôt mieux, à ce qu’il me semble, que les professionnels de l’action. C’est que notre philosophie tout à coup nous revient. Stendhal dit de l’exécution de Julien Sorel qu’elle eut lieu « simplement, convenablement et de sa part sans affectation ». Il pensait à lui-même, cela est certain, en écrivant cette formule, il imaginait l’attitude qu’il aurait eue dans une traverse de ce genre, et celle de tous les Julien Sorel passés ou à venir, car Julien Sorel, en dépit de ses envies de grandeur, de ses oscillations entre le noir de la prêtrise et le rouge du militaire, est au fond un homme de lettres.
   Votre usage, Messieurs, veut que le récipiendaire dans son remerciement prononce l’éloge de son prédécesseur. Je n’y manquerai point, mais permettez que je m’attarde encore un instant sur quelques-uns des personnages qui se sont assis avant moi sur le 31e fauteuil. Je ne sais pourquoi, je sens qu’il y a là comme un devoir filial. D’eux, nul ne dit plus mot aujourd’hui. Qui soulèvera le couvercle sous lequel ils dorment, sinon celui qui vient à leur suite ? J’ai l’impression singulière d’avoir épousé une famille, d’être un jeune marié plébéien qui a forcé la porte d’une noble maison. À moi qui n’ai pas d’ancêtres, à moi dont les aïeux furent des paysans anonymes, vous avez, Messieurs, fait ce cadeau enivrant d’un arbre généalogique. Grâce à vous, j’ai tout à coup des parents depuis 1634. Et mon fauteuil est bien comme une famille, avec son contingent d’oncles obscurs et de cousins fantaisistes. La proximité du passé est un sentiment dont j’ai été habité dès l’enfance. Il me semble que rien qu’en étendant la main, je touche à Clovis, à Assuérus ; quarante quinquagénaires à peine me séparent de Jésus-Christ. Jamais autant qu’aujourd’hui je n’ai été en proie à ce vertige. Dix-sept hommes seulement, mes dix-sept prédécesseurs, se tiennent entre moi et l’époque qui a fourni le plus de rêves à mon imagination. J’ai l’illusion non point d’avoir affaire à des fantômes, mais à des gens tout-à-fait réels, et qu’en quelques pas j’arrive au premier de la lignée, M. Pierre de Boissat.
   De tous les cousins, c’est lui le plus fantaisiste. Il vivait, l’heureux homme, sous Louis XIII, c’est-à-dire qu’il était contemporain d’Athos, de Porthos, d’Aramis, de d’Artagnan et de notre éminentissime Fondateur. M. de Boissat se rendit à un bal masqué déguisé en femme. Qui de nous, Messieurs, s’y risquerait à présent ? Dans les cinq classes de l’Institut, je ne vois qu’un seul de nos confrères capable d’une semblable témérité. Encore choisit-il pour cela le rôle de Madame Pernelle, M. de Boissat, quant à lui, pour son travesti, avait des intentions satiriques. Il s’était vêtu en sage-femme et, afin que l’on comprit bien son propos, s’était mis sur l’estomac une pancarte où était inscrit : « Il n’y a que moi de sage-femme. » Ce taquin picota une noble dame qui s’en offensa et se plaignit à son mari, lequel fit rosser M. de Boissat. Celui-ci expliqua dans une lettre que l’Académie tout entière, en sa personne, avait reçu des coups de bâton. Conrart garda le silence prudent dont il était coutumier et ses amis ne se prononcèrent pas davantage. Alors Boissat mortifié se terra dans son castel pour le reste de ses jours.
   Parmi les oncles, j’éprouve une inclination marquée pour M. de Pongerville, dont le nom semble avoir été inventé par Labiche tout exprès pour le Quai Conti, comme celui de Norpois par Proust pour le Quai d’Orsay. M. de Pongerville siégea quarante ans sous la Coupole et l’on peut dire, hélas ! qu’il s’y survécut. Il avait été élu en 1830, année d’Hernani par une Académie enragée de classicisme et qui croyait qu’elle se protégerait des gens supérieurs en se garnissant de nullités, excellent calcul en général, mais que l’événement parfois déjoue, comme toutes les précautions humaines. M. de Pongerville avait pour bagage une traduction de Lucrèce en vers, dans le goût de l’Abbé Delille et de Dorat. Sainte-Beuve assassina cet agneau dans le Globe avec un de ces articles dont, paraît-il, on ne se relève pas et qui sont heureusement oubliés au bout de quinze jours. Le doux Pongerville en tout cas, l’oublia. Il avait les vertus qui rendent si souvent agréables les écrivains sans talent : la bonté, la modestie, la bienveillance, l’absence de rancune, la facilité dans l’amitié, tout cela agrémenté encore par l’inimitable urbanité que l’on acquiert à l’Académie. Il est fort probable qu’il vota pour Sainte-Beuve lorsque celui-ci brigua un fauteuil à son tour, quatorze ans plus tard, et qu’il fut heureux de lui rendre ainsi le bien pour le mal.
   M. Xavier Marmier, qui succéda à M. de Pongerville, tient autant de l’oncle que du cousin. Il voyagea par toute la terre en un temps où cela était encore difficile, donc amusant. « Voyager, voyager, hier là, à présent ici, demain où irons-nous ? », s’écriait-il comme un héros de Jules Verne. Léon-Paul Fargue qualifiait Valery Larbaud de « polyglotte bouleversant ». L’expression s’applique tout à fait à M. Marmier qui apprit l’allemand, l’italien, l’anglais, l’espagnol, le danois et le hollandais tout seul grâce à la méthode Jacotot, puis le russe en causant avec Tourguenieff. Il se consolait ainsi des malheurs de la patrie. « À chaque nouvelle secousse politique, un idiome de plus ! » disait-il. M. Cuvillier-Fleury, le recevant à l’Académie remarqua avec une finesse qui fut relevée : « C’est pour cela que vous en savez beaucoup. » On se prend à regretter que M. Marmier n’ait pas vécu en 1968 : il en aurait certainement profité pour s’initier au chinois.
   Inlassable graphomane, avec cela. Il a laissé des dizaines de volumes que je n’ai pas lus, mais que lut le Vicomte Henri de Bornier, qui le remplaça en 1893, et qui déclara dans son discours « Il excelle à la peinture des braves gens. Quand il est obligé de peindre un méchant, un ingrat, un égoïste, un hypocrite, son talent s’y refuse par une sorte de pudeur qui sied à un écrivain comme à une femme : quelques lignes pour expliquer le caractère d’un coquin, cela lui semble du temps volé à la vertu. » Cette observation fait honneur au cœur de M. de Bornier, mais un peu moins à son jugement, car M. Marmier n’était pas aussi angélique. C’était un homme d’esprit, au contraire, et d’un esprit très rosse, de style second-empire, cocasse comme Mérimée, à peine moins méchant que Viel-Castel. Il arrive que ces sacripants-là donnent le change en écrivant des romans à l’eau de rose. Un bon garçon sans malice, comme M. de Bornier, qui avait vraiment, lui, une âme de jeune fille (ou de vieille fille) sous sa barbe, peut s’y laisser prendre.
   Ah, Messieurs, que n’ai-je point six ou huit heures pour vous entretenir sous cette Coupole ! J’aurais tant aimé m’attarder sur M. de Lally Tollendal, qui reçut la dernière lettre de Voltaire et dont on disait qu’il était « le plus gras des hommes sensibles ». M. de Tressan est bien charmant, lui aussi, qui fut à treize ans le camarade de jeux de Louis XV, et son aide de camp à Fontenoy un peu plus tard. Voilà un ancêtre que j’eusse aimé connaître. Militaire, gentilhomme, traducteur de romans de chevalerie en langage rococo, quel exquis spécimen de l’Ancien Régime ! Grâce à lui et cent quarante ans après à M. Joseph Bédier, père de Tristan et Iseult, si j’ose dire, le 31e fauteuil ne ressemble pas tout à fait aux trente-neuf autres. Il a une petite allure de cathèdre moyen-âgeuse.
   Le grand romanesque de la vie, c’est de se trouver un beau jour de plain-pied avec des personnages qui vous intimidaient quand on était enfant. Il y a là une espèce de miracle qui ressemble à celui de l’amour. Telle femme que l’on aimait en silence, que l’on croyait inaccessible à jamais, voilà qu’elle est dans vos bras et murmure des choses tendres à vos oreilles incrédules. J’éprouve cela en ce moment, Messieurs, si vous me permettez cette image bizarre, avec l’austère abbé de Condillac. Mon professeur de philosophie, lorsque j’avais dix-sept ans, me parlait de sa statue qui respire une rose. Je ne pensais pas que j’eusse jamais d’autres rapports avec ce fugitif héros des manuels scolaires et à ma stupeur, je lui donne aujourd’hui la main : il y a deux siècles il se tenait à la, place où je suis et faisait l’éloge de l’abbé d’Olivet.
   Même sentiment avec Jérôme Tharaud. À sept ans, je voyais ses romans dans la bibliothèque de mon père. Ils appartenaient à la catégorie des livres-sanctuaires, où seules ont le droit d’entrer les grandes personnes, car les mystères qu’on y célèbre sont trop forts ou trop modernes pour les enfants. Quelle allégorie de la vie que tout cela ! J’en suis tout éberlué ! Moi qui me sens si proche de l’enfance, de ses maladresses, de ses élans saugrenus, moi qui, la plupart du temps, ai l’impression de n’avoir jamais quitté cet état, d’être toujours en faute pour quelque chose, d’être irrémédiablement séparé des gens sérieux par un infranchissable, précipice, moi qui, comme les enfants ou les imposteurs, n’ai jamais joui des choses que par l’imagination, j’atteins tout à coup l’âge adulte, je pénètre dans la réalité. Pour me faire apercevoir l’homme que, sans le savoir, j’étais devenu, il a fallu que vous me missiez sur le dos le magnifique habit de général d’Empire qui est à présent celui du général des lettres. Être nommé général quand on n’est qu’un simple soldat, que dis-je, un enfant de troupe, c’est une fameuse aventure, je vous le dis, Messieurs, car vous l’ignoriez sans doute, vous qui tous étiez des guerriers expérimentés et glorieux, tout couturés de cicatrices, et pour qui la consécration académique n’était que la suite évidente de vos exploits.
   André Maurois, recevant M. Rueff sous cette coupole, le 1er avril 1965, déclara : « Certains se sont étonnés que l’Académie ait choisi un économiste pour succéder à un poète. Mais vous savez qu’elle a toujours aimé ces contrastes. Ils ajoutent à l’épreuve du discours une difficulté de plus. » Il m’a paru, en lisant l’hommage que le récipiendaire, à cette occasion, rendit à Jean Cocteau, qu’un économiste pouvait parler à merveille de la poésie. Je crains qu’un romancier n’ait pas autant de facilité pour parler de l’économie. Ces choses-là sont rudes ; il faut pour les comprendre avoir fait ses études. Or je ne vous surprendrai pas, Messieurs, en vous confiant que je n’ai pas fait les études qui eussent été nécessaires.
   Heureusement pour moi, M. Rueff était un homme exceptionnel, et sa belle vie, menée tout droit, avec quelques idées simples et fortes, est plutôt un sujet pour Plutarque que pour un professeur de l’École d’Administration. Je veux dire qu’on peut en tirer un enseignement moral encore mieux qu’un enseignement scientifique.
   L’un des événements de cette vie qui me plait le plus est la rencontre de M. Rueff et du Général de Gaulle, car elle est tout ensemble miraculeuse et naturelle. Miraculeuse parce qu’il entre du miracle dans le fait que deux grands esprits arrivent à la même heure au rendez-vous que le destin leur a fixé sans qu’ils le sachent. Naturelle parce que le Général de Gaulle et M. Rueff avaient le même œil perçant pour apercevoir la réalité des choses sous leur apparence, pour distinguer l’avenir qui est si bizarre, à travers le passé qui est si évident. À peu près contemporains, avec cela : le Général de Gaulle, né en 1890, n’était que de six ans l’aîné de M. Rueff. L’un et l’autre étaient des hommes de l’ancienne France, c’est-à-dire de la France d’avant 1914.
   On ne prend pas assez garde à l’ancienne France. C’est elle qui toujours invente les nouveautés, dont s’enorgueillit indûment par la suite la nouvelle France. Qui a gagné les guerres de la Révolution, sinon l’armée de Louis XVI, et la Grande Guerre, sinon l’armée de Courteline ? Ce que nous sommes aujourd’hui, nous Français, est décrit dans le plus minutieux détail dans des textes publiés par Péguy entre 1905 et 1910. Le Général de Gaulle et M. Rueff sont de pareils précurseurs. Ils ont observé l’un et l’autre que nous entrions dans des guerres qui ne ressemblaient pas à celles que le monde avait connues pendant le XIXe siècle et au début du XXe, mais qui, malgré leur aspect insolite, n’étaient quand même pas tout à fait inédites. Ce qui est émouvant dans leur cas que l’on me permettra pour quelques moments de joindre, c’est la démarche proprement philosophique de leur pensée. Philosophique, en l’espèce, cela signifie simplificatrice. Chacun dans sa partie a accompli une révolution cartésienne ; chacun a fait table rase d’une foule de théories et de préjugés modernistes qui encombraient les têtes officielles. Ils ont considéré les hommes et l’histoire des hommes, puis ils ont eu cette audace que seuls ont les gens assurés de leurs pensées d’en inférer que l’humanité de maintenant, en dépit de la complication du monde, n’est pas différente de l’humanité d’autrefois. De là la fameuse théorie de l’arme blindée et de la guerre de mouvement conçue par le Général de Gaulle, qui savait que le propre du guerrier est de remuer, de sortir de lui-même, de courir au-devant de l’ennemi, et non pas de s’ensevelir sous la terre. De là également l’idée si profonde et si évidente de M. Rueff sur l’or, non pas « relique barbare » selon le mot de Lord Keynes, non pas « fétiche périmé » comme le déclara le Président Roosevelt à qui nous devons aujourd’hui tant de désagréments, mais métal précieux par excellence, mesure de toute réalité humaine, et même de tout rêve, depuis le fond des temps. Il était sans doute inévitable que deux hommes ayant fait, chacun dans son domaine, la même réflexion, étant chacun remonté vers le plus ancien, le plus enraciné de la nature humaine, se rencontrassent un jour et imposassent ensemble une vérité qu’ils étaient à peu près les seuls à avoir comprise.
   M. Rueff a passé sa jeunesse dans la France d’avant la Grande Guerre, pays à la fois profondément sérieux et agréablement futile. Un des exercices de la rhétorique actuelle consiste à flétrir cette Grande Guerre qui fut, il est vrai, une stupide boucherie. Mais je ne puis m’empêcher, moi qui fus une recrue de 1940, d’envier les garçons qui l’ont faite et qui l’ont gagnée. J’ai souvent rêvé au bonheur d’un jeune lieutenant de vingt-deux ans démobilisé en 1918. À quel avenir ne pouvait-il prétendre ! Il avait tout. Il avait traversé une épreuve fabuleuse, comme un chevalier de la Table Ronde. Il avait vu les formes les plus terribles de la mort, et il était là, vivant, intact, savant comme un vieillard, dispos comme un adolescent, et combien charmant dans l’uniforme des héros ! La France avait remporté la dernière victoire de l’histoire ; le moindre de ses enfants aurait toujours quelque chose de plus que les autres hommes. Être français, alors, cela était comme d’être citoyen romain dans l’Antiquité. La France était la capitale du monde ; tout le reste était province. L’orgueil national doit être un sentiment bien plaisant. J’aurais aimé le connaître.
   Ce lieutenant français de 1918 que j’envie, M. Rueff le fut. Et lieutenant d’artillerie par surcroît, ce qui chez nous, depuis Bonaparte, a une résonance magique. Quand on a vécu, et vécu fortement dans la guerre, il faut un caractère de fer pour résister à la tentation de vivre la paix avec une pareille frénésie. J’admire M. Rueff d’avoir eu ce caractère, et je l’admire en connaissance de cause, car lorsque moi je revins de la guerre vingt-deux ans après lui, reprendre mes études à la Sorbonne me parut à la fois insupportable et dérisoire : je les méprisai, je les bâclai et je me jetai dans le siècle avec tout l’aveuglement et toute l’ignorance possible. M. Rueff lui, ne désirait pas moins que je ne le faisais mettre une empreinte sur le monde, mais il le désirait avec sérieux. Ma guerre ne m’avait rien appris. La sienne lui avait appris que pour vaincre, il faut se forger des armes, et que les armes de notre temps sont diablement plus compliquées que celles d’autrefois. Ainsi fut-il polytechnicien et inspecteur des finances.
   Les débuts d’un homme supérieur sont émouvants. Il y a un moment où soudain, il dépasse ses maîtres, lesquels — et cela n’est pas le moins beau dans sa biographie — en sont émerveillés. Ce moment se situe pour M. Rueff lorsqu’il écrivit son premier livre Des Sciences physiques aux Sciences morales. Son professeur à Polytechnique, Clément Colson, le préfaça. « Il nous est né un économiste-mathématicien et un philosophe », disait-il, ce qui est incontestablement, pour un professeur, l’expression de l’enthousiasme à son comble. Bergson et Painlevé qui lurent le manuscrit, partagèrent cette opinion. M. Rueff avait alors vingt-cinq ans et il était, comme dit André Maurois, « admis de plain-pied dans une fraternité des plus grands esprits ».
   Le propre des grands esprits est de voir le dessous des cartes. M. Rueff voyait clairement le dessous des cartes en 1923. Il avait connu dans son enfance un monde ordonné. Le monde de 1923 était en plein désordre parce que les monnaies étaient devenues folles. Une monnaie qui ne bouge pas, qui reste le barème constant de la vie, ne fait peut-être pas le bonheur des hommes, car il y a toujours des pauvres, mais elle donne aux sociétés ces biens suprêmes que sont la tranquillité, la stabilité et surtout l’espoir. Une monnaie saine est une monnaie fondée sur des choses naturelles, c’est-à-dire le travail, des rémunérations justes, le libre jeu de l’offre et de la demande. La fameuse expression du baron Louis : « Faites-nous de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances » n’est plus vraie aujourd’hui. C’est avec de bonnes finances que, depuis 1920, on fait de bonne politique. M. Rueff a compris cela avant tous les autres, et il a compris aussi qu’après la Grande Guerre, qui avait démantibulé l’Europe, une autre grande guerre allait faire rage : la guerre économique. Les nations n’étaient pas plus préparées à la mener qu’elles ne l’avaient été à résister au grand état-major allemand. Il y aura eu quand même dans l’Occident démocratique quelques hommes qui n’étaient pas en retard d’une guerre. M. Rueff est l’un d’eux.
   En lisant sa biographie, en étudiant ses victoires, une formule s’impose à l’esprit : il est le Foch de la guerre économique, qui compte tant de ganaches. Ce n’est que dans les moments désespérés que l’on fait appel aux gens capables, quand il n’y a plus moyen de s’accommoder des médiocrités. Le reste du temps, on les tient en réserve, dans des postes honorables, certes, mais où ils n’ont pas la possibilité de commander aux événements. Il faut des effondrements, des cataclysmes, pour qu’on se résolve à les chercher. Ils ont beau répéter qu’ils connaissent la vérité du monde ainsi que la manière de s’en servir, et qu’ils sont prêts à apporter ce bienfait ou cette puissance à la communauté, les tenants du grand mensonge officiel restent sourds. Une chose encore les dessert : c’est que la vérité a une allure simple, voire simpliste, qui effraie les nigauds au pouvoir, lesquels n’admirent que la complication. La vérité de M. Rueff était d’une insolente simplicité. Elle disait qu’une économie prospère ne pouvait être fondée que sur une monnaie saine, que l’inflation provoquait la ruine et le désespoir, qu’il fallait briser les barrières douanières, qu’il était absurde et funeste d’égaler arbitrairement à l’or certaines devises privilégiées. Tout cela avait le caractère scandaleux du bon sens. Par bonheur, on n’ignorait pas que ce bon sens s’appuyait sur une foule d’observations, de méditations, de statistiques, de diagrammes, d’expérience et même sur une philosophie. Grâce à quoi on n’osait pas le dédaigner.
   La force d’un homme qui sait. qu’il détient la vérité est obstinée et naïve. Ce que pensait M. Rueff, il l’a exposé tant et plus dans des livres et dans des articles. Mais cela ne suffisait pas. Périodiquement il envoyait des lettres personnelles aux puissants, qu’il est nécessaire d’apostropher pour les tirer de leur rêverie. Elles disaient : « Voici l’abîme et voici les moyens de n’y être pas précipité. » Je crois bien que tous les ministres des Finances de la IVe République en ont reçu une, ce qui fait un joli courrier. Ces lettres tombaient comme la foudre. M. Rueff apparaissait tout à coup, non pas comme le spectre de Banquo au festin de Macbeth pour reprocher de vieux crimes, mais plutôt comme l’ange qui passe quand la conversation s’éteint, parce que les convives n’ont plus de voix ou que leur assiette est vide. Dieu merci, l’ange ne faisait pas que passer : il prenait place à la table et quelquefois on lui a permis de remplir de nouveau les assiettes.
   Sauver le franc, c’est une manière de sauver la France. M. Rueff a sauvé deux fois le franc dans sa vie. La première fois, ce fut en 1926. La monnaie française fuyait comme l’armée française douze ans plus tôt, après la tragédie de Charleroi. La livre sterling fonçait comme von Klück. Elle atteignait le cours vertigineux de 240 francs. Il nous restait un vieux symbole de victoire : le président Poincaré. L’opinion le porta au pouvoir. Aussitôt la confiance et son habituel acolyte, l’or, revinrent : la livre baissa de moitié. Sans généralissime, à ce coup, par sa seule présence, Poincaré avait gagné une nouvelle bataille de la Marne. Les épargnants, ces parias des temps modernes, conçurent le fol espoir que le franc retrouverait sa parité d’avant-guerre. Cela aurait flatté considérablement l’orgueil lorrain du président du Conseil, mais il eut la sagesse de demander à M. Rueff de lui confectionner une monnaie en rapport avec la situation vraie du monde.
   J’ai tort, je le crains, de comparer M. Rueff à un général. C’est un artiste. Pour établir le franc-Poincaré, pour que celui-ci ne nous paralysât pas par trop de valeur, pour qu’il ne nous ruinât pas par trop de légèreté, il fallait une science, une délicatesse, une sensibilité, une sûreté de main de virtuose. Dans une étude remarquable, il fixa le cours de stabilisation à 25 francs pour le dollar et à 125 francs pour la livre. Proposition que la loi ratifia. À trente ans, M. Rueff entrait dans l’Histoire. Car qu’est-ce qu’entrer dans l’Histoire, si ce n’est agir par sa pensée, par sa volonté, sur le destin des hommes ? Chaque fois que M. Rueff a rencontré l’Histoire, ce fut pour faire du bien aux hommes, travail aride s’il en fut, et peu récompensé, les hommes n’ayant d’attirance que pour les monstres qui leur apportent le malheur et le crime. M. Rueff à deux reprises a apporté le bonheur et la prospérité. Le Ciel veillait sur lui, apparemment : ces splendides imprudences ne l’empêchèrent ni d’être heureux ni d’être honoré. Ni d’être aimé, et profondément, par trois êtres charmants, dignes de lui, qui furent sa femme et ses filles.
   Il me semble que la vie de M. Rueff ferait un excellent sujet d’étude pour un amateur de surnaturel : elle est pleine de prophéties et de miracles. Il paraît que Paul Valéry, lorsqu’il avait à remplir une fiche d’hôtel, inscrivait à la rubrique profession : artisan en chambre. M. Rueff, lui, aurait pu inscrire « thaumaturge » ou « sorcier ». Il est, à ma connaissance, le seul à avoir fait mentir une pensée de Rivarol, lequel disait : « Un homme qui a raison vingt-quatre heures avant tout le monde passe pour un fou pendant vingt-quatre heures. » Il lui est arrivé souvent d’avoir eu raison vingt-quatre heures avant tout le monde, si ce n’est vingt-quatre ans, et il n’a jamais passé pour un fou. Réussite unique, qui s’explique, à la rigueur, par les hautes fonctions qu’il a successivement occupées. Comme quoi il n’est pas mauvais d’être un homme important quand on est un homme de talent. L’importance fait pardonner le talent, elle l’introduit pour ainsi dire en contrebande. M. Rueff ayant opéré le miracle du franc-Poincaré, en opéra d’autres par la suite, qui furent la guérison merveilleuse et foudroyante de la drachme grecque et du lev bulgare. On l’avait appelé au chevet de ces monnaies hémiplégiques. Après ses petits exorcismes, elles se levèrent et marchèrent. La Grèce et la Bulgarie retrouvèrent leurs belles couleurs.
   Un autre épisode mérite d’être mentionné, grâce auquel on a l’occasion de jeter un coup d’œil sur le mécanisme de l’esprit prophétique. C’est la tempête que M. Rueff souleva à la Chambre des Communes en 1931. Il avait écrit quelques articles que reproduisit le Times où il exposait avec sa tranquillité coutumière ses idées sur le chômage qui désolait alors l’Angleterre. Ce phénomène était, selon lui, le résultat direct des allocations versées aux chômeurs par le gouvernement. « En période de réduction des salaires, disait-il, sitôt qu’un certain niveau est atteint, l’ouvrier aime mieux rester oisif que de travailler pour une rémunération qui ne dépasserait guère ce qu’il pourrait gagner sans rien faire. » Ce raisonnement date d’un demi-siècle. Aujourd’hui encore, si quelqu’un s’avisait de le reproduire à la tribune d’une Assemblée nationale — la nôtre, par exemple —, quels hurlements ! Et pourtant sa logique est irréfutable. Ainsi arrivons-nous au secret du prophète. Le prophète est un homme qui applique sans faiblir, en tout domaine, le principe de causalité, chose que les hommes détestent le plus. Ils haïssent celui qui leur démontre qu’un effet a toujours une cause. Pourquoi ? Parce que l’effet est en général une catastrophe et que la cause invariable est leur bêtise ou leur aveuglement.
   M. Rueff, dis-je, apostrophait les ministres des Finances, tel un prophète mettant en garde les rois d’Israël contre la colère du Très-Haut. Ces pauvres petits rois n’étaient point hostiles ni dépourvus de bonne volonté, mais c’était des rois d’un jour, et ils étaient ligotés dans le dirigisme. M. Rueff leur faisait une visite rituelle. Il déposait sur leur bureau un plan de redressement des finances françaises, il s’en allait, et on ne le rappelait pas. Un jour — ce fut le 18 novembre 1958 à quatre heures de l’après-midi — il parla enfin à un vrai roi, qui l’écouta sans rien dire pendant trois heures et demie. Il ne fallait pas moins qu’un pareil auditeur pour que M. Rueff pût enfin sauver le franc pour la seconde fois de sa vie. Un auditeur assez puissant pour tout bousculer, pour avoir autant d’audace dans les faits que M. Rueff en avait sur le papier, pour prendre sous son bonnet la responsabilité effrayante de faire le bien. Alain dit que ce qui va de soi, c’est ce qui va mal. Le malheur va de soi ; les nations comme les individus s’y laissent glisser sans effort, presque sans douleur. Le bonheur exige tant d’énergie, tant de violentement du cœur, tant d’imagination qu’il épouvante les hommes, lesquels le repoussent toujours s’ils en ont la faculté. Ce 18 novembre, M. Rueff s’adressait à une grande âme pour qui rien n’allait de soi. Il lui raconta le futur bonheur de la France. C’était une sorte de cauchemar : dévaluation, impôts nouveaux, blocage de certains prix, suppression de nombreuses subventions, établissement du franc lourd. Tout fut accepté, malgré les affres des ministres qui étaient présents et qui auraient bien voulu poser quelques touches de rose sur ce tableau au bitume. Ce qu’il en advint, nous le savons : douze ans de richesse comme notre pays n’en avait jamais connu et une influence politique telle que le monde qui, depuis notre défaite, nous trouvait charmants, se remit, Dieu soit loué, à nous détester. Les États-Unis eux-mêmes, ce gros animal, nous jugèrent si menaçants pour leur dollar qu’ils nous couvrirent d’injures et vidèrent des bouteilles de saint-émilion dans les ruisseaux.
   À quoi reconnaît-on un grand capitaine ? À ce, qu’il ne se trompe pas d’ennemi. M. Rueff a été le grand capitaine de la guerre économique du XXe siècle. D’autant plus grand que l’ennemi était masqué, qu’il était notre ami le plus cher. Il faut une forte dose d’intrépidité pour renverser une alliance et se retourner contre un frère d’armes. M. Rueff a eu cette intrépidité. Il a vu les invasions monétaires succéder aux invasions militaires, et elles ne venaient pas du même côté. La livre sterling n’était pas moins menaçante que la Reichswehr du Kaiser, et le dollar n’était pas moins meurtrier que la Wehrmacht d’Hitler. Il a arrêté la livre. Il a dit au dollar : « Tu es une imposture, tu vaux bien moins que tu ne t’en vantes. Descends à ta vraie valeur. » Discours sacrilège ! Paroles impies ! que personne n’avait osé jusque-là prononcer et qui furent le premier coup porté au faux-dieu, au Mammon en plaqué or qui régentait le commerce du monde.
   J’ai connu M. Rueff dans les dernières années de sa vie. Il me faisait un peu songer à Bismarck ou à Clemenceau. Un homme bénéfique à son pays et que son pays n’emploie plus est pessimiste. Il voit son œuvre interrompue, détournée, reniée. Sachant qu’elle était bonne, il en éprouve du désespoir. Il y avait du désespoir chez M. Rueff. On le devinait derrière son sourire et sa courtoisie. Ses prédictions étaient fort noires. Aujourd’hui, l’histoire s’évertue à lui donner raison. L’or n’a jamais autant régné sur le monde. Mais il règne en tyran, en dictateur sans mesure, sur des nations qui se mentent. L’Occident est submergé d’assignats portant l’effigie de Washington ou de Delacroix. Il en faut de plus en plus pour acheter une pépite de métal vrai. Pourquoi la justification d’un homme supérieur est-elle immanquablement le désordre et le désastre ? Léautaud prétendait qu’une vie n’est belle que lorsqu’elle est couronnée par le malheur. M. Rueff, homme heureux, à qui tout a réussi, qui a accumulé les plus brillants honneurs, aura eu aussi cette consécration. Un homme qui a raison contre le monde et qui, à la fin, est vaincu par le monde, c’est l’essence même de la tragédie, c’est le plus noble spectacle humain.
   Me voici, Messieurs, presque au terme de mon remerciement. Je m’aperçois que j’ai encore à votre égard deux motifs de gratitude. L’un, c’est d’avoir chargé M. Maurice Schumann de me souhaiter la bienvenue ici. Deux fois à trente-huit ans de distance, cette voix que je vais entendre tout à l’heure m’aura appelé à un plus haut destin que celui que je croyais qui m’était assigné. À vingt ans, je l’écoutais à la radio, derrière le brouillage. Elle me pressait d’entrer dans le petit cercle des braves qui n’avaient pas désespéré de la patrie. Je la connaissais mieux que la voix de mes plus anciens amis. J’ignorais à qui elle appartenait, mais je savais que tant que je vivrais je ne pourrais oublier son timbre. N’y a-t-il pas quelque chose de mystérieusement poétique et romanesque dans le fait que ce soit elle, aujourd’hui, qui m’accueille dans l’assemblée la plus française de la France, dans l’arche de ce qui est le plus profondément nous-mêmes, à savoir notre langage ? Quant à moi, je vois dans une telle rencontre un de ces signes par lesquels on constate avec émerveillement que la vie, qui parait au jour le jour si diverse, si incohérente, a son plan caché, peut-être sa prédestination, à coup sûr et dès le début, sa couleur propre pour chaque individu.
   Mon dernier sujet de reconnaissance, Messieurs, est qu’en me recevant dans votre sein, vous me mariez officiellement avec une personne pour laquelle j’ai toujours brûlé d’un sentiment que Stendhal appelle l’amour-passion et avec qui je crois bien avoir tout connu de ce qui fait l’éducation d’un cœur : les maladresses, le désir, l’orgueil de la possession, les ruptures, le malheur d’être abandonné, l’ivresse des retrouvailles. Ai-je besoin de vous nommer cette beauté délicieuse, cette adorable maîtresse, qui console encore mieux qu’elle ne fait souffrir ? Vous l’avez reconnue, bien sûr, ayant toujours eu avec elle le commerce le plus heureux et le plus intime : c’est la littérature française. À présent que le jargon s’empare de l’univers, que l’on ne parle plus, d’un bout à l’autre de la planète, que le patois rudimentaire des marchands puritains, j’éprouve une singulière fierté à l’épouser ici, solennellement, par devant quarante prêtres.
   La littérature française a fait du français pendant quatre siècles le langage de l’âme. On a pu penser même, un temps, que cette merveilleuse construction de nos maîtres et de notre peuple avait renversé l’éternelle tour de Babel, qu’enfin les nations allaient se comprendre entre elles. Le miracle de cette domination, fondée sur le consentement général, est que le français, que l’on utilisait partout en Europe, ne portait point d’ombrage aux autres langues et que celles-ci ne le jalousaient point. Son excellence l’imposait, et non la force. On désirait l’égaler, non pas le vaincre. Auprès de lui prospéraient de magnifiques littératures, qui n’étaient ni ses ennemies, ni même ses concurrentes. L’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe produisaient des chefs-d’œuvre conformes à leur génie et qui ne se causaient nul tort, car ils accroissaient la somme de beauté et de connaissance que renfermait le monde.
   Parmi les catastrophes qui ont jalonné le XXe siècle, il en est une fort amère pour les écrivains, et spécialement les écrivains français : c’est que le langage du corps a remplacé le langage de l’âme. La science et la technique, ces deux gorgones, camouflées longtemps sous le masque bénin du progrès, se sont substituées à ce qui avait nourri les hommes pendant des millénaires et qui préservait leur cœur d’être tout à fait creux et plein d’ordure : l’art. Elles ont défiguré leur terre ; elles ont corrompu leurs paroles. Ce n’est pas l’anglais, comme on le prétend volontiers, qui l’emporte sur le français, mais un idiome forgé par les inventeurs ou les vendeurs des petits et des gros objets qui servent tantôt à apporter du plaisir à la viande humaine, tantôt à la hacher. Ce n’est pas Shakespeare qui tue Racine : c’est les prospectus pour les machines à laver. Et Shakespeare n’est pas moins navré dans l’opération. « Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chemins de fer. Tout cela n’est pas la civilisation », disait Chateaubriand. Depuis un demi-siècle, l’humanité est éblouie et pâmée devant ses jouets. L’homme s’éloigne de la civilisation pour entrer dans une espèce de barbarie étrange, faite de confort et de crime. Il croit être enfin le maître de la nature : il n’est que le maître de sa mort.
   La laideur, l’erreur, la puanteur, la bêtise, ainsi que leur sœur la tristesse s’abattent parfois sur le monde, comme si pour quelques minutes le diable se dégageait de son cercle de glace. Alors l’homme oublie son âme et ne pense plus qu’à son ventre. Sommes-nous dans une de ces époques diaboliques ? Cela ne serait pas une raison pour s’en accommoder. Au contraire, il faut toujours penser, dans une telle traverse, que la laideur et la bêtise sont des choses éphémères. Il vient un moment où l’âme retrouve sa dignité et sa suprématie. L’Académie française n’est pas seulement un conservatoire de notre langue, elle est aussi un des rares endroits de l’univers où l’on n’a jamais cessé de s’occuper de l’âme. Je vous remercie, Messieurs, de m’y avoir admis, d’avoir fait de moi, officiellement, un des soldats de la reconquête. L’expérience et la philosophie de M. Rueff qui m’a précédé à cette place me donnent quelque espoir dans une victoire de la vérité. Pour moi, la langue française est l’étalon-or du langage humain. Si nous sommes obstinés et inlassables comme il le fut dans son domaine, il n’est pas tout à fait impossible qu’un jour les quarante voleurs que nous sommes, nous sauvions, en même temps que notre trésor entreposé dans cette caverne, les autres langages de l’Europe.


Réponse de M. Maurice SCHUMANN
au discours de M. Jean DUTOURD
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 janvier 1980
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
 
   Monsieur,
   N’ayez pas peur de votre joie ! Il y avait, dans le répertoire d’autrefois, un acte naïf, cruel et tendre que son auteur, une femme indulgente et sensible, avait intitulé : La joie fait peur. J’y ai pensé, en percevant le roulement des tambours, le jour où, pour la première fois, j’ai eu le droit d’emprunter cet escalier dérobé qui descend calmement vers les feux de la Coupole, tout imprégné de l’odeur tiède des livres oubliés, un peu comme les coulisses de certains théâtres, dont les murs sont lourds de gloires envolées, rappellent aux gens du spectacle la fugacité de leur fièvre. En vous accompagnant, tout à l’heure, le long du même chemin, j’avais envie de vous dire : « Non, qu’elle ne vous fasse pas peur, cette joie moins fragile que bien des bonheurs, plus durable que tous les plaisirs, qui — comme la fleur dont les capitules conservent leur aspect jusque chez la plante sèche — recèle un léger parfum d’immortalité ».
   Mieux encore que maintenant, vous la savourerez ce soir, quand les lustres ne brilleront plus. Vous vous apercevrez alors que l’entrée dans notre Compagnie vous a guéri d’un mal qui — s’il faut en croire vos Carnets d’un Émigré — vous tourmenta longtemps : la terreur de l’an 2000. Non pas que vous ressembliez à ceux de nos lointains aïeux qui confondaient la fin d’un millénaire avec la fin du monde. Au demeurant, pour les hommes de votre génération, la fin d’un monde n’est plus une angoisse, mais une habitude ou un cliché. Moins apocalyptique votre « grande peur » était aussi plus personnelle : « En l’an 2000, écriviez-vous, j’aurai quatre-vingts ans... L’an 2000, pour moi, c’est une perspective de rhumatismes, de dentier, de calvitie, de rétrécissement de l’existence, et peut-être — horreur suprême — d’impuissance à écrire ». Jetez, Monsieur, sur vos confrères un regard repentant et rassuré. Il en est plusieurs qui pourraient vous dire : « Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingts. Mais, comme l’affirmait Madame de Sévigné à propos du Chevalier de Grignan, on s’accommode d’être « rhumatismé », la perte de nos dents nous épargne bien des maux, notre calvitie n’est guère plus prononcée que la vôtre, notre existence n’est pas rétrécie, mais simplifiée : la part de la futilité diminue, tandis qu’augmente celle d’une féconde inquiétude ». Quant à « l’horreur suprême », je vous souhaite avec confiance, en vous accueillant parmi nous, de ressentir en l’an 2000 la « même impuissance à écrire » qu’André Maurois quand il acheva Prométhée ou la Vie de Balzac, François Mauriac quand il traça la première ligne d’Un Adolescent d’Autrefois, ou Maurice Genevoix dont chaque nouveau livre est l’avant-dernier chef-d’œuvre. Je n’ignore pas que — pour donner à l’avenir un visage rebutant — vous invoquez une autre crainte : celle de vous sentir cerné, puis englouti, par un univers grégaire, uniforme et laid. On vous a vu pourchasser cette locution conforme au goût du moment : l’aventure humaine, parce que — selon vous — « l’aventure humaine exclut l’aventure individuelle ». Mais notre vie n’a-t-elle pas démenti cet axiome ? Ne vous a-t-elle pas montré que tout grand risque recèle une grande chance ? Il est vrai que, quand la pensée contemporaine définit un fait humain en fonction d’un ensemble organisé, elle rapproche la sagesse de la science. Mais il n’est pas moins vrai que la science redécouvre, au même moment, la singularité qui, de chaque être, fait une valeur irréductible. Vous avez brigué nos suffrages parce que nous sommes une Compagnie, c’est-à-dire une réunion d’hommes qui — selon l’expression d’un de nos plus éloquents et lointains prédécesseurs — « se démêlent de la troupe ». Nous vous avons élu parce que nous vous voyons apte et voulons vous croire résolu à faire rejaillir l’aventure individuelle de l’aventure humaine. Entre l’Académie et vous l’harmonie était préétablie. Comme il se devait, vous avez fait, l’une et l’autre avant de le reconnaître, des manières appropriées à votre nature. C’est en la heurtant un peu que vous avez courtisé la vieille dame du quai Conti qui sait, en les ménageant, épargner l’usure à ses charmes. Mais tout est bien qui commence bien : il reste vingt ans à l’Académie française pour vous enseigner l’art d’en avoir quatre-vingts.
   L’habit que vous étrennez aujourd’hui, je l’ai vu pour la première fois sur la scène d’un théâtre de fortune. Les élèves d’une grande école avaient entrepris de pasticher Robert de Flers et Gaston de Caillavet pour décocher des flèches sans curare à l’un de leurs maîtres auquel venait d’être remise cette fameuse épée qui flatte notre orgueil quand nous la tenons assis et menace notre équilibre quand nous la portons debout. Le discours de réception qu’avait imaginé l’auteur de la revue commençait par trois mots qui avaient le don, injustifié mais irrésistible, de faire éclater les rires : « Vous naquîtes, Monsieur ». L’avouerai-je ? Je m’étais promis de recourir au même exorde quand viendrait à m’échoir l’honneur de répondre au remerciement d’un nouvel élu, ne fût-ce que pour mesurer l’effet comique du passé défini. Mais trois bons motifs ont contrecarré cette perfide intention.
   D’abord le jour où vous naquîtes, Monsieur, est noyé dans une sorte de brume. S’il faut vous en croire, votre exil sur la terre a commencé le 12 janvier 1920 à 2 heures 20 de l’après-midi. Mais l’état civil affirme que vous vous vieillissez de quarante-huit heures. À vrai dire, vous n’êtes pas responsable de cette imprécision. Vous n’avez pas cherché, comme Chateaubriand ou votre cher Montherlant, à vous doter d’une date de naissance qui fût l’emblème d’un grand destin. Mais à votre père, négligent ou surmené, il a fallu deux jours pour trouver (il y a juste soixante ans) le chemin de la mairie du dix-septième arrondissement de Paris. On ne saurait tenir rigueur à cet homme d’ordre d’avoir évité une amende au prix d’un mensonge véniel. Car ce minuscule accident est resté, depuis lors, votre marque d’origine. La contradiction dont vous vous êtes nourri avec le tout premier lait, vous n’avez pas cessé d’en être le siège. Pas une phrase de votre main, pas un mot de votre bouche, qui n’ait pour objet de faire prévaloir un 12 sur un 14 janvier, c’est-à-dire la vérité intime, celle des cœurs et des berceaux, sur la vérité desséchée, celle des registres, des sondages ou des ordinateurs.
   Mais le deuxième de mes bons motifs pèse plus lourd, tant il est chargé d’émotion : pour moi, vous ne naquîtes ni le 12, ni le 14 janvier 1920, à 14 heures 20, mais le 25 août 1944, place de la Concorde, devant le ministère de la Marine, sous un soleil d’après-midi qui ne luira qu’une fois. Nous sentions bien que nous ne le reverrions plus, que la délivrance de Paris avait la saveur du jour unique d’un An I. Comme vous l’avez bien décrit ou, pour mieux dire, revécu vingt ans après, en dédiant Le Demi-Solde, ce récit beaucoup plus doux qu’amer, à vos enfants qui, alors, avaient eux-mêmes vingt ans ! Mais peut-être votre œuvre entière est-elle portée par la nostalgie de ce feu discret, de cette exaltation silencieuse où nos destins furent un moment confondus. C’est pourquoi, même aujourd’hui, même ici, je laisse échapper le plus fameux des soupirs attendris : « C’est cela, vois-tu, ce que nous aurons eu de meilleur ».
   À défaut de ces circonstances, nobles et fortuites, une dernière raison suffirait à m’interdire de découper votre vie en tranches ou en chapitres : vous ressentez le temps réel comme une offense au temps vécu. Un jour peut-être, nous tenterons de vous faire mesurer la distance qui sépare la biographie de la chronologie. Une vie n’est pas moins musicale quand Henri Troyat ou Maurice Druon la rétablit que quand Maupassant l’imagine. Mais, en ce jour, vous avez tous les droits, y compris celui de recourir délibérément à l’outrance pour transformer un sentiment juste en une idée qui ne l’est pas. Fort d’une humilité que vous aimez à cacher sous un excès d’orgueil, vous avez dit, ou à peu près, en racontant à Jacques Paugam « Les Choses comme elles sont », que vous n’aviez nul besoin d’un biographe puisque Shakespeare et Homère s’en passaient bien. Il est vrai, mais que seraient Ulysse sans Homère et Macbeth sans Shakespeare ? De grâce, ne retournez pas contre la biographie le mystère qui entoure le génie des plus grands biographes. En vous soumettant ma prière, j’accède pourtant à votre requête. Je renonce donc à vous suivre au fil des années et veux tenter de vous découvrir sur les lieux de vos peines et de vos colères, de vos blessures et de vos espoirs, de vos rencontres avec l’adversité, avec le bonheur, avec les souffrances et la félicité du croyant. Pourquoi d’ailleurs, oublier que vous avez manié le pinceau avant la plume ? Selon vos propres confidences, vous êtes passé des couleurs à l’encre parce que la modicité de vos ressources vous a fait reculer devant le prix des tubes, des toiles et des palettes. Est-ce à dire que, si l’indice avait été différent, vous siégeriez à l’Académie des Beaux-Arts ? Contrairement au vôtre, mon talent d’expression n’est pas assez agile pour que j’ose faire semblant de le croire. Cet après-midi, je vous épargnerai cependant la fuite des couleurs du temps pour vous accorder la récurrence des couleurs du ciel. Vous ne voulez pas d’une biographie ? Fort bien. Vous aurez une topographie.
   Partons donc, Monsieur, à la redécouverte de votre Paris, non sans laisser notre imagination héler à cette fin le dernier taxi de la Marne (pourquoi n’aurait-il pas la vie aussi dure que le dernier cuirassier de Reichshoffen ?). La manivelle n’obéit qu’à votre main ; la moleskine reconnaît votre toucher ; la vieille guimbarde accueille son poète inspiré comme un carrosse royal du musée de Versailles qui, soudain, verrait reparaître un grand maréchal de la Cour. Apparemment elle ne ressemble pas au véhicule de liaison et de reconnaissance dans lequel, le 25 août 1944, nous avons redécouvert les Champs-Élysées déserts. Elle a pourtant sa place dans le même cortège. Entre vos Taxis de la Marne et notre voiture fleurie (la « jeep » venait d’Amérique, les bouquets de l’Ile-de-France) il y a la même différence qu’entre ces deux mots : victoire et libération.
   Je vous le dis sans ménagement : aucune crémerie ne figure sur l’itinéraire que j’ai dessiné ; le taxi de la Marne ne fera pas halte à l’enseigne du « Bon Beurre ». Ce n’est pas le genre d’une satire dont la vigueur et la férocité vous ont rendu célèbre qui m’incite à brûler cette étape. Je tiens « Au Bon Beurre » pour un exercice parfaitement réussi. À trente-deux ans, vous voulez vous prouver que vous êtes capable d’échapper à la musique et au tumulte intérieurs, de rendre vivants des personnages qui auront, à vos yeux, le grand mérite de n’être pas vous-même. Le plein succès de cet apprentissage est, selon mon goût, plus précieux encore que celui qui a récompensé l’ouvrage. Mais si, comme tout le monde, j’ai lu Au Bon Beurre, et l’ai trouvé délectable, je ne me lasse pas de relire votre Âme Sensible. Pourquoi cet adjectif possessif ? « L’Âme sensible » dont votre essai — timide et profond — a retrouvé chaque bruissement est celle de Stendhal. Pour mieux l’écouter, vous vous entourez d’un guide et d’un maître. Vous avez appris par cœur — il faudrait dire par le cœur — l’opuscule de Prosper Mérimée : H.B. par un des Quarante — dont le titre et la substance nous font également honneur. Vous avez choisi comme fanal la définition que vous tenez pour la plus grande des leçons de mon maître Alain : « L’âme, c’est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s’irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d’abandonner quand le corps a horreur ». Mais, en vérité, l’âme dont nous percevons le timbre à travers vos mots ne reste pas longtemps celle du seul Henri Beyle. L’H.B. de Mérimée devient vite une sorte de double que vous aimez au point de vouloir vous en délivrer. De là naît une confession indirecte dont la sobriété fait merveille. « On se souvient, dites-vous, du passage de Lamiel où cette belle fille, pour s’enlaidir et afin de n’être pas en butte aux galanteries des gens vulgaires, se barbouille la figure de vert de houx. C’est une bonne allégorie de Stendhal. Toute sa vie il a mis du vert de houx sur son âme pour en cacher la beauté ». C’est aussi — vous le savez bien — une allégorie de vous-même. Parce que vous avez un cœur vulnérable, vous usez, vous abusez parfois du vert de houx, ce qui vous a souvent, comme à Lamiel, épargné les « galanteries » des gens et notamment des critiques vulgaires. Je suis sûr que nous découvrirons encore un peu de vert de houx dans quelque recoin du logis où vous avez dissimulé les fécondes blessures de votre première jeunesse. Espérons que notre vieux taxi voudra bien repartir après nous avoir attendus longtemps, rue des Acacias, entre l’Arc de Triomphe et le Bois de Boulogne, devant la porte cochère que surmonte le numéro 3.
   Le déjeuner du lundi (il donnera son titre à votre deuxième livre) vient de commencer. Votre père et votre oncle relèvent avec une fausse sévérité votre léger retard. D’une oreille, vous les écoutez disposer de votre avenir à la place du titulaire : vous serez avocat, ingénieur ou, de préférence, chirurgien. Le bout de vos lèvres esquisse tantôt un faux acquiescement, tantôt un sourire légèrement narquois. L’un et l’autre veulent dire : je crie intérieurement quand le monde me blesse ; ma seule destination sera de faire entendre ce cri. D’innombrables adolescents se sont tenu le même langage. Rares sont ceux qui ne l’ont pas bientôt étouffé. Que leur manquait-il ? La puissance d’attention sans laquelle nul talent ne se révèle, mais aussi cet amour du prochain qui se dissimule sous les malédictions d’un Léon Bloy. Il y a des affinités électives entre votre apparente placidité et le délire génial de ce forcené. À l’instar du sien, votre orgueil est le contraire de celui du misanthrope. Comment pourrait-on se rendre insupportable aux Gaulois en fuyant leur approche dans un désert ? Vous êtes, Monsieur, dans vos plus mauvais jours (par la vigueur du style, ils sont souvent aussi les meilleurs) un Léon Bloy qui fume la pipe. La différence n’est, en vérité, pas moins importante que la ressemblance. C’est ici, rue des Acacias, qu’elle trouve encore son origine. Votre adolescence y est assez contrariée pour se réfugier dans le secret, mais assez choyée pour côtoyer le bonheur. En voulez-vous la preuve ? Ceux qui vous aiment (ils sont — si gênant que cela puisse vous paraître — beaucoup plus nombreux que vos ennemis) ont appris par vous à aimer votre père, en dépit des efforts que vous avez parfois déployés pour faire semblant de les en dissuader. Ce petit-fils de paysan, fils d’instituteur qui arrachait des molaires en rêvant de voir un jouir son fils enlever des appendices, cet ancien combattant qu’indignait le gaspillage de sa victoire, ce Français moyen dont la morale élémentaire condamnait le mensonge et la paresse, vous ne pouviez pas le comprendre tant que la société qu’il incarnait semblait invulnérable. Mais votre tendresse filiale n’est pas née le jour où le malheur de la France vous a libéré des préjugés que vous aviez pris pour des audaces. Tout à l’inverse la nostalgie d’un équilibre disparu et regretté vous a fait découvrir l’attachement que vous aviez toujours ressenti et longtemps refusé. C’était en juin 1940 à Vannes. Depuis que vous marchiez à travers la Bretagne « la Patrie » (vous écrivez le mot avec une majuscule) vous était « entrée dans le corps ». C’est alors que vous voyez l’optimisme se dresser devant vous « comme un dragon tentateur ». Vous l’accueillez par une phrase que n’aurait pas désavouée le jeune Maurice Barrès à la fin de sa fameuse méditation sur Harouet : « J’étais devenu français, enfin, moi qui étais si sûr de ne croire à rien et qui me trouvais si intelligent ». Vous aviez trois ans lorsque Barrès est mort. À l’âge où ce vaincu provisoire s’est senti, comme vous, « un homme libre », vous avez été fait prisonnier quelque part en Bretagne. Vous ne l’êtes resté que six semaines. Mais, avant de mettre un pied devant l’autre (c’est à cette petite phrase toute simple que se ramène, sous votre plume, le récit de votre évasion) vous tirez de votre portefeuille une photographie de votre père. Alors — écoutez-vous bien — « songeant à la chaleureuse amitié de cet homme inestimable, à son dévouement pour moi, à son inquiétude présente, je me mis à pleurer, ce qui ne m’était pas arrivé depuis l’âge de six ans ». Bien entendu, vous ne seriez pas vous-même si vous ne cherchiez à vous faire croire que vous rougissez de vous être apitoyé sur votre sort, ce qui est (ajoutez-vous pour faire bonne mesure) « une des manifestations les plus ridicules de l’inertie et de l’égoïsme ». Mais vous êtes ainsi fait que vous pouvez ressentir le contraire de ce que vous pensez sincèrement. C’est par ce don que vous vous êtes rapproché de Montherlant, bien que votre « solstice de juin » fasse un heureux contraste avec le sien. En marge de son dernier roman, vous avez griffonné cette annotation : « Comme il a peint quelques vieillards de bronze, on croit qu’il est de bronze lui-même. Erreur. Le trait le plus profond de cet auteur secret est la pitié, la complicité avec les humbles, l’attendrissement devant les bonheurs furtifs attrapés à la sauvette ». Quel bon lecteur vous faites ! Pour comprendre un grand écrivain, vous le recréez à votre image. Mais êtes-vous sûr de ne pas vous être trompé d’un chiffre ? Est-ce bien à l’âge de six ans que vous aviez pleuré pour la dernière fois avant de faire — dans le « camp d’attente » de Vannes qu’on appelait l’Arsenal — une brève expérience de la servitude ? Car vous aviez sept ans et non six quand vous avez donné le baiser d’adieu à votre mère que la tuberculose (qui tuait encore en 1927) avait lentement consumée. Dans ses dernières années, comme on tentait vainement de la guérir sous le soleil de Vence, elle vous envoyait chaque jour une carte postale qui — pour vous — était une image d’elle-même. J’ai cru deviner que ces messages avaient tous disparu. Mais aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle, voici que, d’une certaine manière, ils vous reviennent : car il y a quelque chose de maternel dans un sourire de la fortune. Et puis, enfant sans mère, votre vocation n’est-elle pas née d’abord des larmes dont vous vous êtes privé ? Mais avant de méditer, comme dit si bien Nicolas Poussin, « les brosses à la main », votre jeune solitude s’est sagement nourrie des maîtres auxquels vous ressembliez le moins. J’aimerais tomber, dans une mansarde de la rue des Acacias, sur Claudel par Le Pain Dur (ce drame qu’embrase une lumière noire), sur Aragon par Le Paysan de Paris (ce livre étonnant parce que son auteur semble, à chaque ligne, tout étonné lui-même d’être en train de l’écrire), sur Flaubert par sa Correspondance (moins personnelle, parce que l’écrivain s’y cherche, que Madame Bovary, où il s’est enfin trouvé). J’aurai du moins ramassé sous le porche de votre maison natale votre baguette de sourcier, je veux dire le secret de votre premier livre. On aime, à vingt-cinq ans, écrire une lettre de rupture à son passé. Voilà bien ce que vous aviez cru faire en intitulant Le Complexe de César ce que vous croyiez être le testament de votre jeunesse. Quand vous l’avez relu trente ans après, vous avez constaté que cet essai était un roman involontaire dont le bon titre eût été : Le Fanfaron de Mépris. Au lieu de vous inventer des amours ou des aventures, vous aviez créé un personnage en exagérant vos défauts et vos vertus. C’était un incompris, un revanchard, qui s’était emparé de la plume. Dieu merci, à la dixième page, l’intention première devenait moins visible, puis s’effaçait tandis qu’une âme singulière montait à l’horizon, Je ne relève pas sans fierté — parmi les critiques qui surent vous entendre bien longtemps avant vous-même — les noms des deux Académiciens français : le cher Roger Caillois aimait à tel point Le Complexe de César, ce « maître livre » (il a rarement poussé l’éloge aussi loin), que vous auriez dû vous en tenir là pour garder son suffrage. Quant au subtil Emile Henriot, il avait au premier coup d’œil décelé, avec enchantement, sous une couche de faux cynisme, un fond de belle humeur.
   Vous le voyez : les détracteurs de l’Académie ont tort de dire, et raison de ne pas croire, que le 41e fauteuil est le refuge des intuitions prophétiques.
   Et maintenant, taxi de la Marne, redémarre hardiment : tu portes César, son complexe et sa fortune. Traverse l’avenue de la Grande-Armée, puis l’avenue Foch, dont le nom te rappellera quelques souvenirs, et arrête-toi, rue de la Pompe, devant le portail du lycée Janson-de-Sailly où nous attend l’ombre d’un surveillant général qu’on n’avait pas encore rebaptisé « Conseiller d’Éducation ». Le cher M. Brossard aurait aujourd’hui cent ans. Je suis sûr qu’il regarde avec les yeux de l’âme un « Ancien de Janson » en accueillir un autre sous la Coupole comme un frère aîné son cadet dans la cour du grand lycée. Quand M. Brossard est mort, vous avez enlevé votre vert de houx et dit tout simplement : « J’ai du chagrin ». Vous êtes sans nul doute le seul élève indocile qui ait jamais pleuré son surveillant général. Il est vrai que vous lui devez peut-être la vie. Vous n’étiez plus depuis plusieurs années sous sa férule quand vous êtes venu lui dire, en 1943 : « Je ne joue plus à cache-cache avec mes condisciples, mais avec l’occupant ; à vingt-deux ans, j’ai commis l’erreur très volontaire de prendre pour épouse une fille qui en avait dix-neuf, ne fût-ce que pour montrer à l’ennemi comment deux jeunes fous peuvent s’unir pour le braver ensemble ; nous nous sentons traqués, et ne savons où aller ». J’aurais pu deviner la réponse du Surgé, comme on disait dans le beau dialecte des lycéens d’antan : « Il m’hébergea sans peur — racontez-vous — dans son petit appartement du lycée, avec ma femme, pendant deux ou trois semaines, prêt à flanquer huit heures de colle à la Gestapo si elle avait eu le toupet de se présenter chez lui pour me réclamer ».
   Il y eut donc un volontaire de l’armée des ombres que la Résistance a, en quelque sorte, renvoyé au collège. Il fallait qu’il y en eût un ; il fallait que ce fût vous. Car ces années pendant lesquelles l’âme et l’instinct parlaient le même langage, certains de vos meilleurs livres les évoquent comme une longue récréation sous le regard de la mort. Vous sembliez surpris et presque gêné, le 25 août 1944, en vous présentant sous le nom de Jean Dutourd. Vos retrouvailles avec l’état civil étaient comme une première revanche de la prose sur un poète qui s’était appelé tantôt André Cordier, tantôt Martial Daru par amour pour Stendhal, tantôt Arthur, comme Rimbaud. Le bateau ivre rentrait au port. Déjà, la nostalgie de l’ivresse commençait à poindre le passager. Un jour, elle vous dictera cette phrase superbe : « Je me sentais libre dans un pays qui ne l’était pas ». Libre envers et contre tous, envers et contre tout. Car vos pseudonymes ne vous avaient pas délivré des délices de l’esprit de contradiction. Vous ne l’avez même jamais poussé plus loin qu’en 1943. Cette année-là votre femme (elle a vingt ans) vous donne un fils. Depuis des mois, vous partagez avec elle les périls et les angoisses d’un combat sans relève. Et c’est alors qu’il vous semble tout naturel de prénommer votre enfant Frédéric parce que — sans doute pour avoir trop lu Voltaire — vous portez depuis l’adolescence à Frédéric II, roi de Prusse, transformé par votre imagination en héros stendhalien, une admiration romanesque. En avril 1945, la guerre n’est pas tout à fait terminée quand une fille paraît à votre foyer. Vous ne lui donnez pas le prénom de la Margrave de Bayreuth. Mais vous l’appelez Clara en formant le vœu qu’elle soit plus tard, pour un nouvel Egmont, une compagne semblable à la Klärchen de Goethe. Ces deux choix semblent tout naturels. Vous ne reconnaissez au nazisme aucun droit, pas même celui de vous brouiller avec une autre Allemagne. Moi qui me souviens de Rossbach et qui aime L’Élégie de Marienbad, j’ai envie de vous dire : « Tant mieux pour Clara et tant pis pour Frédéric ». Mais il n’importe : vous avez, à la faveur de deux naissances, exprimé la noblesse profonde et le caractère propre de votre cause. Un nazi qui aurait nommé son fils Jean, l’année de Bir-Hakeim, à cause de Jean Racine ou de Jean le Bon, aurait cessé d’être nazi.
   Ce serait mal vous connaître, toutefois, que de vous prendre pour un doctrinaire. Vous n’avez jamais suivi le précepte d’Emerson : « Il faut attacher son char à une étoile ». Vous regardez tantôt plus loin que les constellations, et tantôt plus bas. Vous avez avoué sans la moindre gêne que la glèbe à laquelle, en 1942, vous vous sentiez attaché était celle de l’Alsace d’où vos ancêtres maternels étaient partis en 1871 aussitôt après « la dernière classe ». Cette poésie fait sourire les élites d’un jour qu’apportent et emportent les modes. Mais vous nous avez dit et bien dit pourquoi c’était elle qui ne mentait pas et tenait ses promesses : « Le destin des sociétés est de mourir, celui des nations et de vivre ». L’Appel du 18 Juin n’a jamais été mieux expliqué que par votre commentaire : « Comme de Gaulle n’opposait pas d’idéologies aux événements, mais les regardait toujours dans leur vérité, ses actions étaient inattendues et surprenantes. Il était le contraire des politiques qui ne font jamais rien d’autre que ce qu’on attend ». L’auteur du Fil de l’Épée aurait goûté cet hommage que votre fidélité lui a rendu le soir de sa mort. Mais courons vers notre véhicule pour accrocher à la lanterne bleue qui tremblote à côté du volant le texte de la lettre que vous avez reçue de Colombey-les-Deux-Églises après Les Taxis de la Marne : « Vous y allez fort ; mais pour refaire un monde — » le monde français « — il faut sans nul doute autre chose que des dos de cuillères ». Quoique votre illustre correspondant ait été un épistolier fécond, vous êtes certainement le seul futur académicien auquel il ait écrit, non certes en manière de reproche, mais bien plutôt avec une pointe d’envie : « Vous y allez fort ». Si vous aviez pensé à ce lecteur sans hypocrisie, vous n’auriez pas fait dire au narrateur des Horreurs de l’Amour que vous appelez « moi » par celui que vous appelez lui » (sans réussir à nous faire prendre la moitié pour le tout) : « Le succès des Taxis de la Marne s’est fait sur des malentendus ».
   Moi... lui... Legay... Solange... Édouard Roberti... Valentin... Agnès. Où nous ont-ils fixé notre prochaine étape, ces personnages de votre roman tolstoïen avec lesquels je crois bien avoir passé presque autant d’heures qu’avec le Prince André, Hadji Mourad ou les deux héros de Maître et Serviteur ? Vous prétendez avoir écrit les 1054 pages du manuscrit des Horreurs de l’Amour qui retracent avec une minutie d’abord convaincante, puis obsédante, la genèse passionnelle du crime commis par un député de Paris, pour vous consoler d’avoir échoué de justesse aux premières élections législatives de la Ve République. En dépit de cette fausse confidence, nous passerons devant le Palais-Bourbon sans nous y arrêter. Tout au plus aurons-nous une pensée reconnaissante pour les quelques dizaines d’électeurs de la 22e circonscription de la capitale qui ont fait pencher la balance en votre défaveur. Sans eux, vous seriez avant tout pour moi l’auteur de L’Âme sensible ; grâce à eux, vous êtes celui des Horreurs de l’Amour. J’ai toujours pensé qu’une élection académique, si elle a pour objet de consacrer un talent, peut aussi avoir pour effet de l’éclairer. Puissent, Monsieur, les feux de notre rampe inciter une nouvelle génération de lecteurs à découvrir cette saga faustienne des années 50 que ses rides elles-mêmes ont rendue plus poignante ! Nous en parlerons, si vous le voulez bien, au milieu du square Saint-Lambert, sous les fenêtres du studio où Solange croyait aimer Édouard, où Édouard croyait ne pas aimer Solange, plutôt que devant l’immeuble de l’avenue Daumesnil où Édouard a commis fortuitement le meurtre apparemment le mieux prémédité. Car c’est là que cette « histoire de damnation », comme vous l’avez nommée vous-même, prend son véritable relief : celui d’un Livre de la Pitié et de la Mort. Édouard Roberti pourrait être le père de Solange Mignot. Les rendez-vous du destin sont plus inéluctables quand l’un des deux y arrive en retard. C’est vous-même qui l’avez dit, plus de dix ans après Les Horreurs de l’Amour, dans le Carnet d’un Émigré, à propos d’un banal fait divers : « Dans les amours disparates, on sent, plus que dans les autres, la fatalité de la rencontre ». Il suffit d’une action violente pour faire un drame. Mais, comme le veut l’étymologie grecque, il faut — pour que naisse une tragédie, cri du boue sacrifié — la plainte d’une victime. Du ton dramatique, vous passez au ton tragique avec une lenteur qui n’est pas un procédé. Vous suivez le rythme d’Édouard ; vous le découvrez au fur et à mesure qu’il se révèle, malgré lui, à lui-même, et c’est avec lui que vous parvenez à ce point de non-retour : « La jalousie n’est rien... Elle est optimiste. On souffre en pensant que l’on vaincra à la longue, quelques flots de son propre sang que l’on doive verser... Mais l’amour de soi qui décroît, qui s’en va, qui n’existe plus, c’est horrible. Ne plus s’aimer soi-même, c’est le désespoir, c’est le péché majeur au regard de Dieu ». Que de portes vous avez ouvertes avec cette phrase-clef depuis le jour déjà lointain où vous l’avez écrite ! J’ai lu quelque part que vous croyiez être entré peu à peu dans la foi, il y a vingt ou vingt-cinq ans, « comme dans une cave ou un souterrain ». Votre itinéraire est-il donc jalonné de catacombes ? Vous étiez parmi ceux que Pierre Brossolette (il vous hébergeait chez lui quand il est mort de la torture) a nommés « les soutiers de la gloire ». Mais l’accès de la cave où vous étiez attendu, c’est le désespoir d’Édouard Roberti qui vous l’a livré en vous replaçant, avec le désespéré, sous le regard de Dieu. Je n’ai guère lu de roman plus religieux que Les Horreurs de l’Amour à l’instant où la boue y prend les couleurs du ciel.
   Me répliquerez-vous que vous ressemblez surtout aux mystiques par les périodes de tiédeur ? En lisant la préface que vous avez donnée, il y a quatre ans, au cher Père Bruckberger, le « demi-solde » de la cléricature, je pensais à cet autre dominicain, le Père Clérissac, qui — dans une rue déserte de Versailles — dit une nuit à Jacques Maritain : « Dieu ? C’est de notre vide qu’Il a besoin, et non de notre plénitude ». Votre style propre vous conduit à la même certitude : quand l’insouciance, de petites ingratitudes, de longs oublis vous retranchent de Dieu, vous êtes plus sûr encore qu’Il lit par-dessus votre épaule. Vous avez été (dites-vous) « un cancre de la foi ». Mais M. Brossard vous répliquerait qu’il a vu beaucoup de cancres cesser de l’être au troisième trimestre. Mieux : dès que vous vous laissez ravir une confidence sur vos rapports avec le divin, on se dit que, si la guerre ne vous avait pas surpris et remodelé, vous n’auriez pas réussi, malgré tous vos efforts, à ne pas être licencié en philosophie. Ce n’est ni dans Pascal, ni dans Claudel, vos principaux intercesseurs, que vous avez trouvé cette preuve de l’immortalité de l’âme, donc de l’existence de Dieu : « La peinture de Raphaël continuerait à vivre quand tous les tableaux de Raphaël seraient détruits ». Mais, à la réflexion, votre théologie recouvre un champ plus vaste que celui de la beauté. Elle est identique à celle qui dicta jadis à l’académicien Charles de Montesquieu la plus forte de ses pensées : « Dire qu’il n’y a de justice que ce qu’en contiennent les lois humaines, c’est dire qu’avant qu’existât le premier cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux ». Je suis prêt à parier que vous avez mené vos deux campagnes électorales, sur ce thème bien qu’avec d’autres mots. Il n’en aurait pas fallu davantage pour que vous fussiez élu député de Paris si — au lieu de vous présenter comme « gaulliste de gauche » — vous vous étiez contenté de vous dire, soit gaulliste sans chercher (bien inutilement) à vous faire croire que vous étiez « de gauche », soit « de gauche » en cherchant (bien à tort) à vous faire pardonner d’être gaulliste. Après la peinture au-delà des tableaux et la justice au-delà des lois, gardons-nous d’oublier la France au-delà des Français : vous avez dit à Jacques Paugam que, devant l’occupant, vous les aviez trouvés pour la plupart dignes, courageux et secourables ; mais les Gaulois, à peine libérés, vous ont paru si féroces que, sans savoir un mot d’anglais, vous les avez fuis outre-Manche ; de là, pendant trois ans, vous avez tenté de glisser, d’une voix qui n’était pas brouillée, des paroles que personne n’avait envie d’entendre dans des oreilles entièrement libres de les écouter et, par conséquent, devenues distraites. Dès lors, le roman que vous ont inspiré les bords de la Tamise ne pouvait que porter et mériter ce titre : Une tête de chien.
   Cette tête, Monsieur, vous la troquez volontiers contre celle d’un autre animal, celui-là même dont les Compagnons d’Ulysse prirent temporairement l’apparence après avoir bu la liqueur enchantée que leur avait versée la main d’une magicienne. Quelle est donc la nouvelle Circé à laquelle votre front têtu doit la réputation d’avoir une certaine ressemblance avec le chef d’un mammifère de l’ordre des pachydermes connu pour sa science du grognement ? Je crois voir la réponse s’étaler sur la moleskine de notre vieux taxi, où vous avez négligemment jeté le dernier numéro d’un journal à grand tirage. « L’État, c’est qui ? » Oui, cette chronique que tant d’autres ont précédée et que tant d’autres suivront, dont la saveur est plus piquante qu’acide, porte la signature d’un homme qui, comme on dit, a de l’humeur. Déjà je crois entendre Bouvard (l’autre ... ) murmurer à l’oreille de Pécuchet : « Ce cher Dutourd n’est-il pas un journaliste plutôt qu’un romancier, un pamphlétaire plutôt qu’un créateur ? » Ne leur répliquez pas que le redoutable auteur d’un célèbre Bloc-Notes est aussi celui de Thérèse Desqueyroux, ne leur demandez pas s’ils tiennent Les Provinciales pour un pamphlet ; en bref, ne les suivez pas sur un chemin mort qui ne mène à rien. Car ce dont on fait grief, en vérité, au journaliste Jean Dutourd, c’est au contraire de ne pas être un polémiste, mais un écrivain qui dépeint et critique les mœurs d’une époque puis, à partir de là, développe ses réflexions sur la nature humaine ; c’est, en un mot, de rester moraliste. Plus explicite et plus concis que le romancier, le chroniqueur est coupable du même crime : il répudie les contorsions intellectuelles pour retrouver les idées simples et réhabiliter les sentiments profonds. Grâce à ce secret difficile, vos articles, recueillis en volumes, se laissent relire quand l’événement qui leur a servi de prétexte est depuis longtemps oublié. Mettez hardiment vos détracteurs au défi de se soumettre à la même épreuve !
   Que leur manque-t-il ? Sans doute le trésor que votre nature artiste a déposé au fond de votre cœur. Vous le voyez ainsi : « Une espèce de petit caillou si dur que rien ne l’entame ». Voulez-vous que ce caillou talismanique guide la fin de notre promenade à travers le taillis de votre vie ? Adieu, taxi ! Le jour tombe, voici l’heure des vrais piétons de Paris. Je sais, vous sentez, pourquoi nos pas nous ramènent vers le lieu de notre première rencontre : nous y sommes attendus par celle qui en fut l’unique témoin. Elle a quelques années de moins qu’en 1944 puisque — pour se faire la romancière des temps prémonitoires qui précédèrent les ombres de notre plus longue nuit — Camille Lemercier, votre femme, a repris son nom et retrouvé sans effort son âme de jeune fille. Pour moi, je n’ai pas cessé d’éclairer son visage par le regard que vous avez jeté sur lui, comme pour le protéger, place de la Concorde, quand un premier coup de feu vous a rappelé que la bataille de Paris pour sa libération n’était pas achevée. Je me suis dit, en le surprenant, que — si l’Ange de la mort vous touchait de son aile — vous auriez juste le temps de lui murmurer : « Tu as le battement de cils de Camille », comme l’Ulysse de Giraudoux retrouve chez Andromaque le battement de cils de Pénélope.
   Acceptez que je me joigne à vous deux pour remonter d’autres Champs-Élysées, contourner la place à laquelle de Gaulle, le 26 août 1944, lendemain de notre 25, a donné son nom, et nous arrêter enfin au milieu d’une avenue bourgeoise « sans mémoire que de soi-même », comme dit si bien l’auteur du Paysan de Paris, poète implacable des Beaux Quartiers. Ici, à l’aube d’un 14 juillet, la bêtise et la bestialité, se rappelant soudain qu’elles avaient la même origine, se rejoignaient pour tirer un feu d’artifice en votre honneur. Ce que vous avez dit sur les cendres de vos livres et de vos manuscrits ne ressemble pas à une plainte, ni même à un soupir : « Mon atelier d’artisan est en ruine... Cela me complique beaucoup l’existence. Mais rien n’est changé dans ma tête ni dans mon cœur. En toute sincérité, je n’arrive pas à considérer ma bombe autrement que comme une péripétie. Il m’est tout juste souvenu de la phrase de Saint-Simon : " J’ai chéri la vérité jusque contre moi-même. " ». Vous êtes, Monsieur, en deçà de cette vérité que vous chérissez tant ; « votre » bombe n’est pas une péripétie, c’est une consécration. Les mains de ses fabricateurs ont joué du même malheur que celles des tueurs aux gages de l’ennemi qui vous avaient capturé sur les bords de l’Allier, alors que vous accomplissiez votre dernière mission clandestine, mais dont vous délivra — sur les bords du Rhône — la témérité d’une escouade de volontaires sans uniforme. La haine peut être à la fois stupide et clairvoyante. Celle qui vous a pris pour cible, immuable sous les grimaces de ses masques divers, sait fort bien ce qu’elle ne vous pardonne pas : la résolution, intraitable et tranquille, de garder aux Français de la fin du XXe siècle une identité qu’ils puissent proposer à leurs enfants.
   C’est par la puissance de ce trait que vous êtes digne de succéder à l’irremplaçable Jacques Rueff. Ce penseur lucide, auquel les malheurs du monde s’acharnent à donner raison, ignorait, comme vous, le découragement parce que — comme vous — il était sourd aux conseils, aux tentations de la défaillance. Il fut, il reste, au-dessus des vagues de la folie, la voix française de la sagesse des nations. C’est que la sûreté de son regard lui venait de l’horizon sur lequel il le posait, sans dureté mais sans faiblesse. Je ne l’ai jamais mieux senti qu’il y a sept ans. Des traverses avaient surgi sur mon chemin. Pour aider ma femme et moi-même à les surmonter, Christiane et Jacques Rueff nous ouvrirent les portes de leur demeure avec cet empressement discret qui est la parure de la fidélité. Un soir, du haut de leur terrasse normande, nous voyions le soleil s’endormir sur l’estuaire de la Seine. La morale monétaire de Jacques Rueff exerçait sur moi sa séduction coutumière quand l’harmonie du paysage vint mêler à notre entretien une belle phrase de Georges Bernanos : « Peut-être n’y a-t-il pas d’honneur à être français, mais il y a une grande imprudence à ne pas l’être ».
   Il est bon, Monsieur, que — pour nous aider à célébrer votre bienvenue — vous nous apportiez la même certitude. Car cette grande imprudence est bien la seule que vous ne commettrez jamais.
 


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