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L’ivresse de Noé

Publié le 19 janvier 2011 par Jlhuss

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On se demande rarement pourquoi Noé à terre, reconverti dans la viticulture, tâtait de sa production sans tempérance : tellement qu’un soir, susurre la Bible, il alla rouler nu sous sa tente au scandale de la famille. Dans une toile du musée de Besançon, Bellini baigne de lumière dorée le vieillard allongé sur le flanc, encore présentable pour ses six siècles et des poussières, le torse à peine décati, le ventre plat, des jambes d’éphèbe, la tête appuyée sur une main pour une pose de clochard penseur. Ses trois fils, qu’on voit accroupis derrière en demi-cercle, l’ont surpris en cette posture indigne. Sem et Japhet couvrent pudiquement la virilité de leur géniteur, tandis qu’au centre Cham se gausse, ignorant le futur prix de son insolence… Mais là n’est pas mon sujet. La question qui vient à l’esprit : Pourquoi Noé le juste, l’élu de Yahvé, père de l’homme régénéré et sauveteur de la biodiversité au terme d’une navigation héroïque, cède-t-il, mission accomplie, à la tentation de l’ivresse, cette fatigue d’y voir et d’y croire ?

Le soir de la cuite biblique, Sem, le fils aîné, est resté dans la tente, attendant le réveil du père. Il aimerait bien parler avec l’auteur de ses jours, parler vraiment, une fois, avant le grand silence. Il est gêné. Petites phrases d’apprivoisement, mots d’approche. Noé appesantit sur son fils un de ces regards troublants de père où se devine, au bout des corridors secrets de la mémoire, l’instant du baiser décisif. Sous ces regards d’engendreurs, les enfants grands se sentent encore des fruits d’entrailles, voleurs de sang assignés jusqu’au bout à résidence. Et c’est pourquoi la perte des parents parfois libère autant qu’elle dévaste…
-Tu nous as fait peur, dit Sem. J’ai d’abord cru à un malaise.
-C’était un malaise, si l’on veut. Ne vieillis pas trop, mon fils.
-C’est si dur de durer ?
Noé. Ça dépend des jours. Tous les très vieux sont partagés comme ça, entre l’ennui de continuer et la peur de finir.
Sem. La peur ? Tu dis toujours qu’un homme de Dieu ne doit pas craindre la mort.
Noé. Il ne le doit pas, mais c’est ce qui arrive. Le corps recru veut bien terminer, rendre à la terre ce qu’il lui a pris. C’est l’esprit qui s’accroche.
Sem. Et l’âme ?
Noé. Plus j’avance plus je me demande, Dieu me pardonne, si l’âme n’est pas une vue de l’esprit.
Sem. Dieu te pardonne, papa, j’en suis sûr. D’ailleurs, pas besoin de croire à l’âme pour en avoir une. Comment pourrait-il ne pas te pardonner ? Tu as tant fait pour lui, et pour nous !
Noé. Trop fait, trop obéi. Oh ! cet empressement à construire l’arche, à être le seul dedans, moi et les miens, et laisser se noyer tous les autres…Quand je bois un coup de trop, comme hier soir, tu sais ce que je réussis à ne plus voir, à ne plus entendre ? Les cris, les gestes suppliants des beaux et vaillants jeunes gens de ton âge, certains de tes amis, Sem. Rappelle-toi comme ils voulaient embarquer aussi, avec leurs femmes, leurs petits, leurs mères : pourquoi seraient-ils moins bien traités que le porc ou le serpent, punis au motif que leurs pères tenaient des bouges à Gomorrhe ? Oh ! comme ils m’imploraient sur le rivage, jusqu’au pied de la coque encore à sec, hurlant leur envie de vivre. J’ai donné du gourdin, tiré l’échelle.
Sem. Dieu commandait.
Noé. Dieu ?… Ecoute, Sem, et ne répète qu’après ma mort ce que je vais te dire : dans l’Arche, Dieu c’était moi, dépositaire des bêtes, du sang des hommes, de l’avenir du monde. Le Déluge a été mon sacre ; le retour du soleil, ma déchéance. J’aurais voulu qu’il pleuve toujours.
Sem. C’était usant. Souviens-toi comme tu maugréais.
Noé. Jamais je ne me suis senti plus radieux, plus fort. Dans la clôture du bateau j’étais comme Yahvé dans la nuit précédant le cinquième jour, maître encore de ses créatures, obéi, vénéré. En touchant terre, je suis rentré dans le temps, dans l’émancipation de la chair, dans l’usure, dans l’oubli. Qui m’aime à présent ?
Sem. Moi. Tous. Tu es le Passeur, le Purificateur, le Régénérateur du monde !
Noé. C’est ce que dira le mythe. En vérité, le jour où la colombe est revenue avec au bec son rameau d’olivier, sa preuve de la terre proche, un instant j’ai voulu naufrager -tu entends, Sem ?- j’ai rêvé la fin de toute bête, la nôtre, le monde désert. Mais l’Autre veillait…Désormais les bêtes se sont égaillées, mènent leur vie loin de moi, de nouveau se croisent et s’entre-mangent sur toute la terre ; et tes enfants de même, et déjà les petits-enfants de tes enfants, et jusqu’au bout des âges, non moins vicieux que les antédiluviens. Déjà cette descendance ne me connaît pas, au mieux je suis pour elle une vague légende de l’autre côté des dunes, et c’est bien ça : un petit patriarche dépossédé, trahi, vieux bouffon d’un Dieu parti voir ailleurs.
-Trop tard pour te renier, dit Sem après un silence ému. Si ce n’est en Lui, crois en toi jusqu’au bout, à ta vie pleine, à la force de tes choix. Tu as sauvé des eaux le vivant, ne l’insulte pas aujourd’hui parce qu’il foisonne. La pureté le tuerait ; le regret de toi le paralyserait. Ta louange, c’est justement son insoucieuse profusion.

Noé s’était levé, avait gagné le seuil de la tente, regardait l’aube. Sem pensa que l’essentiel était dit, qu’ils pourraient se parler de nouveau comme tout le monde  : pour ne rien dire. Le fils rejoignit le père ; il le prit par l’épaule, et ce fut une belle image que l’ombre de ce couple humain se découpant dans la clarté du nouveau jour.

Arion


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