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Etat limite

Par Deathpoe

J'avais grimpé les marches en bois deux par deux, sans trop me presser pour éviter d'être essoufflé et de devoir attendre cinq foutues minutes pour parler convenablement. Ce jour-là, j'avais eu au moins le temps d'aller descendre une bière avant mon rendez-vous. Sur le chèque je griffonne ma signature, plie le papier et le garde entre deux doigts, prêt à consommer. Comme d'habitude, il n'y a personne dans la salle d'attentes, certainement une précaution du psychiatre afin d'éviter que les patients ne s'entretuent ou ne se reproduisent trop. Il vient me chercher avec toujours ce même sourire accroché sur la gueule, cette même sérénité dans le regard, comme si cela remplaçait le costard-cravate d'un banquier. Une fois assis, je fais glisser le chèque sur le bureau, histoire de payer la passe avant l'action.
"Oh, merci.
-Alors, quoi de neuf docteur?
-Un chèque.
-Ça n'a rien de neuf, vous devez en avoir une dizaine par jour. C'est répétitif.
-Et vous, comment allez-vous?
-Très bien, puisque je suis ici."

J'hésite toujours à savoir s'il prend quelque chose entre chaque séance ou si cette dégueulasse sérénité est juste un outil de travail naturel.
"Qu'est-ce que vous ressentez à cet instant précis?
-Je ne sais pas.
-Allons bon. J'aimerai revenir sur ce que vous évoquiez la dernière fois, à propos de ce maelström d'émotions. Dites-moi ce qu'il en est à cet instant précis.
-Eh bien, essentiellement de l'angoisse et un putain de vide au creux du ventre, ou à la place du coeur, selon la symbolique que vous préférez analyser.
-Mais c'est contradictoire.
-Oui.
-...
-Et puis, il y a cette impression constante d'irréalité. Comme si...
-Oui?
-Comme si je n'étais pas vraiment réel, comme si j'étais, euh, pas vraiment un fantôme, mais simplement une entité à l'intérieur d'un corps.
-Et à l'extérieur de ce corps?
-C'est juste comme un foutu décor que je traverse. J'erre dans un film en noir et blanc où seules les sensations semblent vraiment réelles. Je pourrais très bien me balancer par la fenêtre, mais je ne suis pas givré à ce point, et je sais qu'il y a des risques.
-Le danger? La peur?
-Rien de tout ça. Dites-moi, qui voudrait se retrouver bêtement en fauteuil roulant? Faudrait vraiment être con.
-En effet.
-...
-Et quand vous buvez, ou quand vous consommez de la drogue, quoi que ce soit.
-Hum, ça anesthésie, la plupart du temps.
-Quoi donc?
-Tout. Les émotions paradoxales, l'angoisse, le vide. Tout prend forme, de la consistance, comme si tout devenait enfin réel, palpable.
-L'alcool vous fait cet effet là?
-L'alcool ou toute autre substance modifie les perceptions, non?
-Exactement.
-Eh bien chez moi c'est comme si ça me ramenait sur Terre, voilà.
-Je comprends. Bon, on va s'arrêter là pour aujourd'hui."

Comme d'habitude j'essaie de ne pas démanteler entièrement la poignée de la porte du bureau. Plusieurs fois, elle a failli me rester dans la main.
"Vous ne voulez pas penser à la réparer?
-Non, elle est bien comme ça.
-Vous devez aimer les gens bousillés pour faire ce boulot."

Il se contente de sourire sereinement. Très bien, je me casse. A la prochaine.


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