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La représentation des camps de la mort, de 1945 à nos jours

Par Mickabenda @judaicine

auschwitz1L’évolution des modes de représentation des camps de la mort à l’écran n’a pas encore donné lieu à une étude approfondie. A l’occasion de la diffusion sur Arte du documentaire d’Emil WeissAuschwitz, premiers témoignages”, les historiennes Annette Wieviorka, Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska posent les premiers jalons de cette entreprise à venir.

En revenant sur six films (fictions et documentaires), tournés depuis l’immédiat après-guerre sur les lieux mêmes du complexe concentrationnaire.

Première étape
Guidée par sa propre expérience et par un souci d’authenticité, Wanda Jakubowska, pour son film La Dernière Etape, employa des habitants de la région à arracher la végétation qui avait repoussé sur le site et à « retourner la terre pour qu’elle redevienne la boue dans laquelle s’engluaient les détenus ». Pour constituer l’équipe de figurantes appelées à incarner les déportées de Birkenau, elle recruta une majorité de rescapées du camp. « Tout Auschwitz était reconstitué avec une telle fidélité que, pendant leurs heures de repas, les prisonnières allaient manger par rangs de cinq. C’était la façon dont elles devaient marcher sous le commandement nazi », rapporte l’historienne Olga Wormser-Migot, citée par Annette Wieviorka. Pour cette dernière, « Le film de Wanda Jakubowska s’apparente à un documentaire, jusqu’au moment où intervient une histoire de résistance — celle, très connue, de Mala Zimetbaum. Il vire alors à l’idéologie soviétique et prête aujourd’hui à sourire. »

Sortie en 1948, La Dernière Etape rencontra un formidable accueil ; plus particulièrement en France, où le critique Jean Thevenot releva : « En 1945, l’écran nous avait montré les cadavres de la déportation. Voici les vivants. » Soutenue par les communistes (notamment par la Fédération nationale des déportés et internés résistants patriotes) et mis au programme des ciné-clubs jusque dans les années 60, La Dernière Etape fixa l’imaginaire collectif avec une force dont on a peine, aujourd’hui, à mesurer l’ampleur. En témoignent les emprunts et citations présents dans des films aussi différents que Le Journal d’Anne Frank (George Stevens, 1959), Kapo (Gillo Pontecorvo, 1960) ou La Passagère (Andrzej Munk, 1962), sans oublier Nuit et Brouillard (Alain Resnais, 1956), qui en exploite des images à la façon d’archives — celles de l’arrivée du convoi sur la rampe de Birkenau.

La mémoire et l’oubli
Au-delà de cette séquence, l’influence de La Dernière Etape sur le travail d’Alain Resnais dans Nuit et Brouillard est surtout sensible dans l’esthétique expressionniste de certains plans en noir et blanc : ceux de la façade d’Auschwitz 1 et de la nuit de pleine lune. Pour Sylvie Lindeperg, auteur de Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire (éd. Odile Jacob), cette tonalité commune aux deux cinéastes rejoint la première vision de Mauthausen qu’eut, en 1942, l’écrivain Jean Cayrol, auteur du texte du film. Dans un écrit contemporain de La Dernière Etape, celui-ci emploie d’ailleurs des termes cinématographiques, pour évoquer son arrivée dans ce « décor révélé par une mise en scène très “expressionniste” ».

La comparaison entre les deux œuvres s’arrête là.  « Wanda Jakubowska cherche à atteindre une forme de véracité, à travers la reconstitution du camp tel qu’elle l’a connu, explique Sylvie Lindeperg. Alain Resnais, tout au contraire, est inspiré par le site tel qu’il le découvre, dans un état d’abandon dont il choisit de faire une métaphore de l’oubli en train de s’accomplir. » En outre, si la fiction de la première recèle une authentique valeur documentaire, le documentaire du second se distingue par « sa capacité à définir une forme qui rende compte de l’événement ».

Les vestiges de la nuit
Datés respectivement de 1963 et 1968, deux films polonais prolongent le questionnement de Nuit et Brouillard sur la mémoire et l’oubli : une fiction (La Passagère, d’Andrzej Munk) et un documentaire (Archeologia, d’Andrzej Brzozowski).

Le premier met en présence après-guerre, au cours d’une croisière transatlantique, deux femmes qui se sont rencontrées à Auschwitz : l’une en tant que SS, l’autre en tant que détenue. Aux souvenirs que livre la première à son mari américain, répondent ceux, très différents, de la seconde, qu’elle croyait disparue.

Partiellement tournée dans les vestiges des camps, La Passagère accorde une large place à la représentation des biens dont ont été dépouillés les détenus et que la SS est chargée de trier à leur arrivée. En se concentrant sur la prise en main de ces vestiges d’identités, Andrzej Munk cultive un point de vue tant moral que cinématographique, parfaitement défini par Andrzej Brzozowski, qui fut l’assistant de Munk : « Plutôt que la pression physique, montrer la pression morale plus cruelle encore, le fait de tuer l’être humain de l’intérieur. Pas de cadavres entassés, mais les objets laissés par les gens, les tapis persans volés aux Juifs belges, à côté d’une montagne de chaussures. La mentalité d’un fonctionnaire plutôt que celle d’un assassin. » Cinq ans après avoir assisté Munk sur La Passagère, Andrzej Brzozowski réalisa Archeologia, auquel l’historienne Ania Szczepanska a consacré une étude dans la dernière livraison des Cahiers Irice. Elle y souligne notamment que ses propos sur La Passagère s’appliquent tout autant à sa propre démarche.
Ce film d’un quart d’heure adopte la démarche d’un documentaire archéologique. « Brzozowski utilise l’image que l’on peut avoir du travail des archéologues pour la déplacer dans une temporalité “beaucoup plus proche de nous” et complètement inattendue, explique dans son texte Ania Szczepanska. L’effet est d’autant plus frappant que l’origine des objets n’est dévoilée que partiellement, indice après indice. (…) A cette progression narrative s’ajoute un second geste radical, celui de ne situer que tardivement les fouilles à proximité du site de Birkenau. Le premier plan des fils barbelés du camp n’apparaît que très tard, aux deux tiers du film, et ce n’est qu’au générique de fin que l’on apprendra l’emplacement approximatif des recherches, près du Krematorium III. » Articulé autour de la notion de trace, Archeologia rappelle notamment que, « pour construire une mémoire d’Auschwitz, il faut ouvrir la voie à une grande revanche de l’intelligence sur le donné, ce qui n’exclut ni les affects, ni la rigueur scientifique ».

Absence d’archives et reconstitution
Claude Lanzmann observa un principe comparable, quand il réalisa Shoah (1985), film-fleuve résolument ancré dans le présent et dans lequel l’absence d’images d’archives obéit à un puissant parti pris historique.

Comme en son temps Nuit et Brouillard, Shoah propose une forme radicale, à même d’endosser la singularité de l’événement. Pour Sylvie Lindeperg, la filiation entre les deux œuvres est manifeste, en dépit de l’antagonisme dans lequel d’aucuns ont voulu les placer. « La sortie de Shoah a correspondu à un violent rejet de Nuit et Brouillard, y compris de la part de gens qui ne l’avaient pas revu depuis longtemps, l’avaient peut-être découvert comme beaucoup d’entre nous dans le cadre scolaire et en avaient une vision déformée. Jusqu’à y déceler une fascination pour l’archive ; ce qui relève du contresens. Si le film de Lanzmann est centré sur l’extermination des Juifs — ce qui n’est pas le cas de celui de Resnais –, on peut noter des parentés dans leurs rapports aux lieux et dans leur articulation entre passé et présent. » Reste qu’on ne saurait attendre une même nature de point de vue de deux documentaires sortis à trente ans de distance.

Depuis Shoah, la présence d’Auschwitz à l’écran n’a pas connu de formes aussi novatrices et marquantes. Sylvie Lindeperg perçoit néanmoins un « tournant » dans la représentation qu’en donne un docu-fiction produit en 2004 pour la BBC. Auschwitz, la solution finale, de Laurence Rees, recourt à la 3D pour donner une idée de ce que furent les camps. « Sans doute est-ce, dans le genre, ce qu’on peut faire de mieux, avance-t-elle. Il y a là une volonté de mettre à la disposition d’un très large public les connaissances les plus actuelles sur l’histoire d’Auschwitz. Mais en voulant tout nous rendre visible, jusqu’à placer le spectateur à l’intérieur de la chambre à gaz – ce que fait également Spielberg, dans La Liste de Schindler –, le film empêche une authentique compréhension de l’événement. »

La démarche d’Emil Weiss pour Auschwitz, premiers témoignages se situe à l’exact opposé de ce « principe de monstration ». En figurant Auschwitz à travers ses vestiges actuels, il se refuse à combler la béance de l’événement et l’absence des disparus, conférant du même coup aux quatre récits de survivants énoncés off une puissance d’évocation dépassant de beaucoup le statut de témoignages personnels. Ce en quoi Auschwitz, premiers témoignages mérite amplement d’être vu.

Auschwitz, premiers témoignages, d’Emil Weiss est diffusé sur ARTE, mercredi 26 janvier à 20.40.


D’après Télérama


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