Et au milieu de cette lueur toujours changeante, la forme ne change jamais, garde ses contours immuables, persistants, le vieillard les revoit tels que son premier regard d'enfant les a vus, tels que les ont vus les peuples que l'histoire a oubliés. Recul dans le temps, recul dans l'espace, cette première impression est irrésistible. Puis l'horizon se transfigure: beau ou laid, noble ou vulgaire, la découpure des montagnes l'élève au-dessus de l'humanité. Il n'est plus borné par des pensées humaines, des objets humains, des soucis humains. Maisons, clôtures, arbres, champs cultivés, tout cela s'efface; l'œil va droit au plus loin et au plus haut. Par-delà les choses petites qui nous parient de la vie de tous les jours, d'intérêts, de limites, de contestations, d'égoïsmes, de préoccupations futiles et étroites, la noble bordure bleue ou blanche nous oblige à penser au-delà, à élever notre vision et notre pensée bien au-dessus de petitesses proches et vulgaires. Et cette sensation de grandeur est faite de choses vraiment grandes : distance, oubli, désintéressement, hauteur, transparence, pureté. Avez-vous remarqué combien, au fond de toute émotion poétique, nous trouvons, si nous savons chercher avec sincérité, une réalité concrète et profonde? La couleur ou le parfum de la rose, le chant ou le plumage des oiseaux, ne sont-ils, comme le croient les esprits courts, que fictions ou illusions de poètes? Bien au contraire, ce sont des faits nets, scientifiques. Nous savons que la rose n'est qu'un rameau de feuilles transformé par un moment de joie, transformé non pour lui, mais pour l'univers entier auquel sa joie veut se communiquer. Sans yeux, la feuille verte s'illumine de rose; sans odorat, elle répand au loin son haleine, qui se trouve être un parfum délicieux. Le rossignol a-t-il jamais pensé que les poètes ou les amoureux l'écoutent? Non, il aime, il désire, il chante; le poète se borne à constater le fait qu'une harmonie s'est produite et, par cette harmonie, de la beauté; mais la rose, comme le rossignol, comme le papillon, comme le soleil, comme la montagne, s'est bornée à cette chose très simple, de se donner, de s'envoyer hors de soi, de communiquer à l'univers un peu de soi-même. Voilà pourquoi le printemps, avec son don de parfums, de couleurs, de verdure; pourquoi la montagne, envoyant inconsciemment son image bleuie à travers l'océan de l'air, auront toujours, quelle que soit l'explication scientifique de leur beauté, une valeur qui se traduira pour nous en émotion humaine. Et quoi de plus simple, quoi de plus sain, de plus bienfaisant !
Magazine Voyages
Voilà un texte qui tombe à pic, comme on dit, au moment où je m’apprête à m’éloigner de Paris durant quelques semaines. C’est de Franz Schrader dans « A quoi tient la beauté des montagnes » (Ed. Isolato)