Mes pas se comptent aujourd’hui par milliers et ne seront jamais aussi nombreux qu’ils furent; je dois me contenter de cette part de terre que j’ai enfoncée du poids de mon corps, il n’en reste guère; je ne pèserai bientôt plus, amis, c’est normal, après l’avoir pressée, la terre réclame son dû, je le lui abandonnerai en temps voulu, lorsque mes membres, mon cœur etc… en attendant, j’avoue que je pense à autre chose.
Oui, la politique, les arrangements sociaux devraient me préoccuper puisqu’après tout, au temps de rupture, rien n’est plus passionnant que d’observer comment les sédiments se sont déposés et les hommes reposés sur la répétition presque animale de l’accumulation des choses, des êtres… puis d’un coup se mettent à basculer à vive allure, époque stupéfiante… mais non, je suis cela de loin, emprunte des voies de crête et mesure ce peu que je sais.
Je vais échangeant des métaphores avec moi-même: petit inconfort lorsqu’il faut commencer, mais une fois l’écriture lancée, je me retrouve en pays de connaissance avec mes obsessions sur les couleurs du temps, la parole vive du théâtre, enfin, bien sûr, l’observation attentive des livres d’autrefois, de Borges à Homère, et retour via Kafka.
Les auteurs d’aujourd’hui? Ah non, je suis paresseux, il faudrait que je lise tant de livres, sachant que presque tout (oh, les heureuses exceptions !) mérite au plus une lecture, rarement deux, plus souvent le pilon.
Je suis paresseux (bis) et lire les auteurs anciens me fait gagner un temps précieux puisqu’il y a en gros la même chose que dans les ouvrages du présent, mais qu’évidemment le tri du temps n’a laissé émerger que les meilleurs ou à peu près. Décidément le temps est mon allié.
Car les livres des morts portent autant que la terre.
Un poème le confirme:
Retiré dans la paix de ces doctes retraites,
Avec un rare choix de bons livres anciens,
Les morts ont avec moi d’infinis entretiens,
Et j’écoute des yeux leurs paroles muettes.
Mal compris quelquefois, mais jamais oubliés,
Ils donnent à mes soins le blâme ou l’espérance,
Et dans des contrepoints d’harmonieux silence
Au songe de la vie ils parlent éveillés.
La docte Imprimerie, ô grand Joseph, délivre
Les grandes âmes que la mort tient dans la nuit,
Et du temps outrageux les venge par le Livre.
Et si l’heure de l’homme, invincible, s’enfuit,
Celle qu’un bon calcul persuade et conduit
Par l’étude et par la leçon nous fait mieux vivre.
Francisco de QUEVEDO (1648) (Trad. J.P. Bernès)