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Papy boom, brain crash

Publié le 03 février 2011 par Variae

C'est une couverture que l'on sent fière d'elle-même. Réunies à la une du mensuel papier de Rue89, trois vedettes de la pensée contestataire médiatique : Stéphane Hessel évidemment, du sommet de ses ventes d'Indignez-vous ; Edgar Morin, chantre de " l'autre voie " et de la " pensée complexe " (ou l'inverse) ; Susan George enfin, sans actualité brûlante, mais venant apporter une touche féminine à ce trio dont on met en avant l'âge respectable, autant que la dignité militante (" 258 ans de réflexion, toujours révoltés "). Trois index pointés vers le lecteur, et un titre au masochisme enthousiaste : " Ils nous réveillent ! ".

Papy boom, brain crash

Je ne sais pas à qui s'adresse ce " nous " ; si tant est que nous ayons besoin d'être " réveillés ", et qu'il faille compter sur ces Jules & Jim de l'altermondialisme pour le faire, alors on peut sincèrement se demander qui dort encore, tant on a vu, lu, et entendu jusqu'à l'épuisement les trois vénérables indignés durant les derniers mois, les dernières semaines. Présents sur tous les fronts, à la radio, dans les librairies, dans la bouche de Nicolas Sarkozy, en soutien à Martine Aubry, chez Ségolène Royal, en manif' devant le Panthéon. Rarement la " révolte " a été si majoritaire et omniprésente, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes, quand Rue89 nous explique par ailleurs que cette auguste génération des Hessel et autres Albert Jacquard s'inquiète de " l'apathie ambiante ".

Apathie ? Je vois plus autour de moi une marmite qui bout sous son couvercle qu'une masse de citoyens lobotomisés, qui attendraient que des messies viennent les aiguillonner. Mais admettons. La production intellectuelle de ces aînés est-elle en mesure de changer la donne ? La lecture des interviews croisées dans ce numéro de Rue89 est édifiante. Hessel : " Il faut sortir du carcan de l'économie néolibérale et financiarisée [...] Il faut écouter les gens [...] et non pas leur dire, comme font les idéologues : voilà ce que tu dois faire ". Morin ? " Nous continuons à penser que la croissance va résoudre tous les maux alors que la croissance infinie et accélérée nous projette dans un monde fini qui la rendrait impossible [...] Il faut conjuguer optimisme et pessimisme. C'est cela la pensée complexe ". George ? " Les gens pensent peut-être que leurs dirigeants sont en train de sauver la Grèce ou l'Espagne. C'est complètement faux, ils sont en train de sauver les banques [...] On pourrait encourager [les riches] à être plus verts que leur voisin plutôt qu'à se concurrencer sur le montant de leur fortune ". Rien à retirer, rien à contester. Tout cela est pétri de bonnes intentions ; c'est la récitation du bréviaire moyen en 2010 de tout homme ou femme de gauche, et même au-delà : qui n'a pas, dans l'après-2008, dénoncé la finance, le tout-croissance, la course au profit ? Sans doute peut-on même trouver des discours de Sarkozy plus radicaux que les écrits de notre trio à ce sujet. Leurs propositions d'action ne sont pas plus révolutionnaires ou originales : remplacer les manifestations par des happenings, s'engager dans l'économie sociale et solidaire, se mettre à l'agriculture bio ... Autant d'idées et de possibilités déjà là, déjà présentes, déjà mises en œuvre pour certaines, sans que cela n'ait ébranlé l'ordre des choses ou contribué à mobiliser massivement la société. Pourquoi alors ce matraquage médiatique s'évertuant à nous présenter comme les nouveaux révolutionnaires et modèles à suivre les tenants d'un discours convenu et facile, oscillant entre culpabilisation sourde (t'es-tu bien indigné aujourd'hui ?) et perspectives aussi floues qu'éloignées ( la politique de civilisation) ?

Voilà une formidable machine à donner légitimité et magistère incontournable à ce qui ne mériterait logiquement que quelques minutes d'attention. Qui peut critiquer d'honorables vieillards qui appellent à protéger Roms et sans-papiers ? Qui peut se sentir digne de, ne serait-ce que nuancer ou relativiser l'importance du propos de deux Résistants - puisque l'on nous rappelle à chaque fois lourdement leur implication dans la Seconde Guerre mondiale (par ici les points Godwin !), comme si elle était finalement la mesure ultime et indépassable de toute valeur ? On ne peut que cliquer sur " j'aime " ou se taire, comme sur Facebook. Et on s'astreint donc à écouter ce que l'on sait déjà, comme si faute de bien savoir que faire on s'inventait un grand-père (une grand-mère) de substitution, nous culpabilisant et nous donnant bonne conscience à la fois. Nous tirant les oreilles sans vraiment nous bousculer. Après les vieux cons, les vieux bons, donneurs de leçons bienveillants, consensuels, et inopérants. Porteurs d'une pensée plate qui sous couvert de radicalité aligne les gentilles évidences et qui, à force de combattre " le système ", n'affronte rien de précis. Une pensée finalement très abstraite, qui ne dit que peu de choses des problèmes politiques concrets auxquels on se heurte quand on veut faire un peu plus qu'acheter du café issu du commerce équitable ou en appeler à la " biosphère ", et qu'on se demande comment, au hasard, créer de l'emploi, actualiser la laïcité ou réformer la fiscalité. Mais quelle meilleure voie vers le succès et l'unanimité que celle consistant à éviter les questions qui fâchent ou fatiguent ?

Que l'on remette toujours sur la table l'âge de ces glorieux aînés, comme un argument d'autorité qui ne dit pas son nom, est un détail intéressant. Il y a quelque chose de frappant sur la photo de couverture de Rue 89 : elle montre sans atténuation ni photoshopage excessif des personnes faisant leur âge, taches sur la peau, rougie et desséchée. On est loin des deux images caricaturales habituelles de la vieillesse, d'une part l'artificialité botox-lifting-UV façon barrage contre le temps, et d'autre part le tabou de la dégénérescence physique et mentale. L'engouement pour Hessel et ses compères, c'est un peu la version radical chic de cette pub pour Evian qui nous montrait des seniors effectuant un ballet aquatique : une image attrayante et valorisante d'un vieillissement bavard et cabotin, qui répond sans doute au moins autant à notre peur de l'âge et de la mort qu'à une " indignation " latente.

Papy boom, brain crash

Il n'en reste pas moins révélateur que la gauche médiatique et politique ne se trouve pas de meilleures ni de plus jeunes idoles. Troquer Marx, Jaurès et Trotsky contre l'indignation et l'écologie new age ? Si on ajoute à cela l'engouement, pour la présidentielle, pour une candidature incertaine, exilée outre-Atlantique et au programme inconnu, on obtient un paysage inquiétant : comment affronter le futur en regardant en arrière et en se nourrissant de fantasmes ? Effectivement, il serait temps de se réveiller.

Romain Pigenel


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