Les jeux vidéo nous rendraient meilleurs, participeraient à la construction de notre bonheur et pourraient même nous permettre de nous mobiliser pour trouver des solutions au réchauffement climatique ou bien encore à la pauvreté. Bref, ils pourraient contribuer à changer le monde ! Rien de moins…
C’est en tout cas la thèse de Jane McGonigal (game designer, chercheure à l’Institut for the future de Palo Alto) dans son livre Reality is Broken, Why Games Make Us Better and How They Can Change the World, sorti fin janvier.
Jane McGonigal fait un peu figure de gourou en matière de game design. Ses interventions créent à chaque fois un petit buzz sur le web, notamment celle-ci à la conférence Ted 2010, beaucoup relayée (ici avec sous-titres français disponibles) :
Sa théorie est en effet plutôt originale dans le milieu du jeu vidéo, et très bien soutenue par un argumentaire et un style, il faut le dire, assez séduisant… Deux questions peuvent la résumer :
- pourquoi les jeux vidéo sont-ils si chronophages ? Et pourquoi y perdons-nous notre temps et notre énergie avec autant de plaisir et de bonne volonté ?
- peut-on utiliser les caractéristiques des jeux vidéo pour réinventer la réalité, résoudre des problèmes tels que le réchauffement climatique, la pauvreté, etc., bref changer le monde ? Ce dernier point est à mon avis le plus discutable et l’argumentation de Jane McGonigal n’est pas toujours convaincante.
Je me concentrerai sur le premier point : qu’est-ce qui caractérise le plus un jeu vidéo ?
Le jeu vidéo, c’est « fun »
Le « fun », répondrez-vous ! Une expression couramment utilisé à propos des jeux vidéos, mais qui reste relativement vague. Notion que le game designer Raph Koster s’était proposé de préciser dans son essai A theory of fun for game design. Pour lui, le « fun » est tout ce qui fait du bien au cerveau lorsque celui-ci libère des endorphines. On trouve un développement semblable chez Jane McGonigal autour de la neurobiologie.
Mais qu’est-ce qui provoque cette explosion chimique dans le cerveau quand on joue ? Pour Raph Koster, c’est le fait de résoudre un puzzle, de maîtriser des compétences, bref d’apprendre ; « learning is the drug« , dit-il, la drogue, c’est le fait d’apprendre. Et cet apprentissage va bien au-delà de la maîtrise d’un savoir-faire particulier à un genre de jeu vidéo, comme par exemple savoir viser et tirer sur un ennemi.
@Torley CC BY-SA
Pour Raph Koster, les jeux sont des formes abstraites de la vie quotidienne, ce sont des représentations iconiques de l’expérience humaine. Ils reproduisent les « pattern », autrement dit les motifs ou les structures de l’expérience de la vie courante.
Dès lors, les compétences qu’on entraîne dans un jeu vidéo sont les mêmes et nous servent de la même façon dans la vie quotidienne. Le jeu vidéo propose avant tout des expériences dont la structure partage des traits communs avec toute forme d’expérience « in real life ». Un jeu comme Counter Strike, par exemple, nous apprend plus sur le travail en équipe que sur la faculté de se comporter en bon soldat.
Quelle relation entre jeu et réalité ?
Jane McGonigal rejoint Raph Koster quant au regard optimiste porté sur le jeu vidéo. Mais là où Raph Koster tisse un lien très fort entre jeu et réalité, jusqu’à dire que le jeu imite les « pattern » de la réalité, Jane McGonigal pose au contraire d’emblée une frontière claire et nette. C’est en tout cas son point de départ. La réalité ne fonctionne pas comme un jeu, elle n’est pas aussi passionnante, aussi motivante qu’un jeu vidéo. D’où le titre de son livre, Reality is broken, et sa proposition, certes idéaliste, de « réparer une réalité cassée » grâce aux jeux vidéo.
Le jeu vidéo, c’est « flow »
Quelle est la qualité de cette expérience si particulière au jeu vidéo ? Pour McGonigal, le jeu est une machine à bonheur. Pour argumenter ce point, elle emprunte des concepts à la psychologie positive et notamment celui de « flow » ou d’ »expérience optimale » à ce psychologue hongrois au nom imprononçable, Mihaly Csikszentmihalyi, qui le définit ainsi :
« Avec l’activité autotélique (l’expérience optimale), la vie passe à un autre niveau. L’aliénation fait place à l’engagement, l’enchantement remplace l’ennui ; le sentiment de résignation est chassé par le sentiment de contrôle, l’énergie psychique n’est pas orientée vers la poursuite de récompenses externes mais utilisée de façon à favoriser l’épanouissement du soi. » (Vivre, la psychologie du bonheur)
@gnackgnackgnack CC BY-NC
L’expérience de flow est donc un engagement profond dans une activité passionnante, source de bonheur intense et d’épanouissement personnel. C’est une sorte d’état de grâce ; un état apaisant de concentration extrême sur une activité, où on y est complètement absorbé et libéré de toute forme de distraction. Bien entendu, différentes activités peuvent provoquer ce type d’expérience, mais selon Csikszentmihalyi lui-même, le jeu est l’expérience de flow par excellence.
Et pour cause, les caractéristiques de l’expérience de flow recoupent plusieurs des points fondamentaux du game design, à savoir :
- une activité orientée vers un but clairement défini, (dans un jeu : sauver la princesse Peach, par exemple…)
- ce but doit être à la fois réalisable, mais représenter aussi un défi, un challenge, pour l’atteindre ; il faut donc un équilibre entre le niveau de difficulté et l’habileté de la personne, (c’est toute la difficulté de bien équilibrer un jeu et de proposer une progression régulière à travers différents niveaux),
- cette activité doit proposer un feedback immédiat, qui permette de juger facilement et rapidement de la progression, et de l’atteinte du but, (par des systèmes de récompenses, par l’interface et un retour visuel immédiat, souvent accompagné de son pour indiquer l’effet de notre action),
- le fait d’exercer un contrôle sur l’environnement, plutôt que de le subir, (c’est ce qui différencie un jeu vidéo d’un film, même si, bien entendu, ceci n’exclut pas les effets de surprise et d’inattendu…),
Les effets de l’expérience de flow et de celle du joueur se recoupent également :
- l’activité canalise complètement l’attention de la personne. Cet engagement total et l’effort qui en découlent ne sont pas perçus comme une corvée, mais au contraire comme source de plaisir,
- l’activité est si prenante qu’elle fait oublier au joueur les soucis de la vie quotidienne (effet évasion) et s’accompagne souvent d’une distorsion du temps (c’est bien connu, les jeux sont chronophages, précisément en ce qu’on ne voit plus le temps passer lorsqu’on joue).
Le jeu vidéo, c’est du boulot
@Sherif Salama CC BY
Jouer provoque des émotions positives parce que c’est une activité qui nécessite des efforts particuliers. Un jeu trop facile amène de l’ennui ; sans réel défi, pas d’expérience optimale. Comme le dit le philosophe Bernard Suits, jouer est une tentative volontaire de surmonter des obstacles qui n’ont rien d’inéluctable. C’est en effet remarquable d’observer toute l’énergie que nous dépensons dans une activité gratuite, le jeu, qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même…
Et c’est là où la réalité est décevante, explique Jane McGonigal. Elle ne propose que trop rarement des expériences de ce type. Elle ne nous motive pas autant qu’un bon jeu. Elle n’offre que trop peu d’activités dans lesquelles nous avons envie de nous impliquer corps et âme et capables de mobiliser notre énergie avec autant d’entrain et de bonne volonté que lorsque nous nous engageons à sauver un monde virtuel… Alors même que nous avons tous soif d’engagement et d’expériences de ce type…
Pour Jane McGonigal, le défi à venir pour tous les game designer consiste à inventer des jeux qui, à la fois créent des expériences optimales, mais qui ont aussi un impact réel sur la réalité quotidienne. L’auteur pense que les jeux en réalité alternée apportent des solutions en ce sens et pourraient parvenir à mobiliser notre énergie pour transformer le monde réel et résoudre les grandes problématiques actuelles.
@nualabugeye cc by-nc-sa
Comprendre la réalité
La vision est très idéaliste, mais reste intéressante. On pourra cependant se demander, avec l’universitaire américain Ian Bogost dans ce post, si les jeux sont réellement des machines à fabriquer du bonheur. L’auteur de Newsgames, Journalism at play (j’en parle un peu dans ce post) pense plutôt que les jeux sont des machines à comprendre la complexité du monde. Ils ne nous proposent pas des solutions, mais nous montrent que le monde est toujours plus étrange et complexe que ce que nous pensons.
Jouer ne nous enseigne pas à mieux maîtriser le monde mais nous montre toute la difficulté, et sans doute l’impossibilité, de cette maîtrise totale. Dès lors, il ne s’agit pas de « réparer une réalité cassée », mais d’apprendre à composer, via le jeu vidéo, avec une réalité qui n’est finalement rien d’autre qu’un vaste foutoir… Les jeux ne sont pas un échappatoire et ne sont pas complètement déconnectés de la réalité. La vie n’étant par essence qu’un changement perpétuel, ils nous offrent un moyen de nous en émerveiller et d’apprendre à faire avec cette complexité et cette confusion. Et c’est peut-être mieux ainsi…