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En Egypte, une manifestation ne peut être qu’une émeute

Publié le 10 février 2011 par Lyriciste

En Egypte, une manifestation ne peut être qu’une émeute

Ahmed Amr, de nationalité US américaine, raconte son expérience de la manifestation qui s’est déroulée au Caire, le vendredi 28 janvier, et à laquelle il a participé par hasard, mais avec un certain enthousiasme, malgré la répression policière à laquelle il a assisté.
Toutefois, il y a aussi ce qu’il n’a pas mentionné pour n’en avoir pas été le témoin direct.

La révolte en Égypte défilait devant chez moi vendredi dernier et je me suis retrouvé à encaisser ma part du budget d’aide des Etats-Unis en inhalant une dose critique de fumées de gaz lacrymogènes, aimablement offerts par la compagnie US Combined Tactical Systems.
L’ »aide » américaine que j’ai aspirée venait de cartouches de gaz lacrymogènes étonnamment attractives avec, dessus, le logo de la compagnie et la composition du produit – 6230 Riot CS Smoke – grenade fumigène antiémeutes. Je ne sais pas trop de quel cas de figure il s’agissait, parce que je ne manifestais pas violemment. La seule chose que j’avais faite pour mériter ces gaz lacrymogènes, c’était de m’être joint à un défilé tranquille pour demander quelques changements démocratiques de base en Egypte, à commencer par le départ d’Hosni Moubarak.
Tout cela avait commencé de façon plutôt bon enfant quand, installé sur mon balcon pour boire un café, j’avais été le témoin d’une scène inhabituelle – une manifestation dans les quartiers chics à la périphérie du Caire, le dernier endroit où on aurait pu imaginer pareille chose. Heliopolis n’est pas vraiment un repaire de dissidents égyptiens et c’est pourquoi je n’étais pas le seul à avoir été surpris de l’étrangeté de l’événement. Les gens se penchaient par-dessus leurs balcons pour applaudir les jeunes manifestants qui défilaient devant eux et ceux-ci leur répondaient en les invitant à se joindre à leur défilé joyeux.
N’ayant rien d’autre de prévu, je les ai pris au mot et je suis descendu dans la rue pour tester quelques slogans improvisés de mon cru. Et c’est la raison pour laquelle j’ai été aspergé de gaz lacrymogène. Sitôt dans le cortège, je me suis mis à discuter avec les gens, et à leur poser quelques questions – le genre de questions que des journalistes sont censés poser.
Vous étiez au balcon de quel immeuble? Avez-vous déjà manifesté – 90% ont répondu non à cette question. Les manifestations sont encore considérées comme une nouveauté en Egypte. Il y avait très peu de banderoles – juste quelques drapeaux – autre signe que la plupart des gens avaient rejoint la manifestation spontanément.
Pour les non-initiés, la plupart des Egyptiens ont des drapeaux pour fêter toute victoire contre tout groupe étranger – surtout les équipes de foot algériennes. En tous cas, mon impression était que la plupart des manifestants, qui étaient, à une majorité écrasante, des gens des classes moyennes et non adhérents d’un parti politique, avaient décidé de façon impulsive de participer à ce qui s’est avéré être un événement historique.
S’il y avait une seule revendication sur laquelle tout le monde semblait d’accord, c’était la nécessité que Moubarak s’en aille. Leur slogan favori était: “Al’shaab yourid isqat al nizam » qui signifie « le peuple veut la chute du régime ». Cette phrase est plus rythmée en arabe et c’était, il me semble, une revendication plutôt raisonnable au bout de trente ans de dictature. De temps en temps, nous nous mettions à chanter l’hymne national – “Bilady Bilady. Comme je ne connais tout au plus que la moitié des paroles, je me contentais, en général, de fredonner l’air.
Alors que nous nous dirigions vers la Place Tahrir – une marche d’une bonne dizaine de kilomètres – la foule enflait au fur et à mesure que les gens quittaient leurs balcons pour descendre nous rejoindre. En chemin, les gens nous tendaient des bouteilles d’eau et des friandises, et nous souhaitaient bonne chance. J’ai vu des adultes, des femmes et des hommes, pleurer parce que très peu d’Egyptiens pensaient qu’ils connaîtraient une journée comme ce vendredi-ci, où était poussé dans tout le pays un cri primal contre la dictature, la corruption et la négligence mises en place par la clique d’octogénaires cruels qui dirige l’Egypte.
Il n’y avait absolument aucun leader, ce n’était pas un événement organisé. Mais nous savions tous où nous allions: la Place Tahrir. Nous ne pensions pas que les pouvoirs existants nous laisseraient arriver jusque là et, alors que nous approchions du but, beaucoup faisaient demi-tour, découragés par les nuages de gaz lacrymogènes et la fumée noire qu’on apercevait à trois kilomètres de là. Nous tournions dans une rue, elle était bloquée par la police antiémeute, nous revenions, alors, en arrière, cherchant des rues adjacentes pour éviter leurs barricades. S’il y avait une chose que nous voulions tous éviter, c’était bien des affrontements avec la police. Chaque fois que nous rencontrions une forte concentration de forces de sécurité, nous nous mettions à crier: « selmya » – restons pacifiques – et nous cherchions un autre chemin pour accéder à la place. Quelques-uns parmi nous avaient apporté des oignons pour réduire les effets des gaz lacrymogène, mais nous étions tous vulnérables.
Certaines personnes hésitaient à avancer davantage – surtout les jeunes femmes. Si je devais faire une estimation, je dirais que, grosso modo, seul un tiers des manifestants à s’être joints au défilé sont allés jusqu’au bout et peut-être bien que les 2/3 qui étaient revenus sur leurs pas avaient pris la bonne décision.
Parce que ce qui nous attendait sur la place de la Libération, c’était une dose libérale de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc fabriqués aux USA. Les forces de sécurité avaient dans leur arsenal d’autres armes antiémeutes exotiques fabriquées aux Etats-Unis. J’ai vu des blessures provoquées par du petit plomb provenant de quelque bombe à fragmentation non létale – mais, d’après moi, ces bombes étaient réservées aux manifestants qui s’approchaient d’un peu trop près de l’Université Américaine ou de la rue où se trouvait l’ambassade américaine.
Mais la police ne s’était pas cantonnée aux armes non létales. Trente personnes étaient tuées dans le pays à la suite de tirs à balles réelles.
Les casseurs de la police de Moubarak pensaient avoir à affronter une émeute, et quand ils se sont retrouvés face à des dizaines de milliers de manifestants pacifiques, ils ont décidé de les considérer comme des insurgés quand même, et ils disposaient d’un large stock d’armes antiémeutes fabriquées et financées par les Etats-Unis pour disperser la foule. Le gouvernement avait également pris la précaution de faire couper toute la journée Internet, et les services de téléphone mobile.
Les manifestants qui étaient parvenus jusqu’à la place Tahrir étaient un groupe déterminé bien qu’inexpérimenté. Peu d’entre eux étaient des militants aguerris. Ils étaient venus sans rien, sans oignons, sans vinaigre – sans eau, même. Ils en savaient moins que moi sur les gaz lacrymogènes. Mais une fois arrivés sur la place, la plupart décidaient d’y rester pour y passer la nuit et c’est à ce moment-là que la police antiémeute avait redoublé de violence. Les casseurs de Moubarak étaient déterminés à reprendre la place Tahrir.
Les gaz lacrymogènes avaient envahi la place et des milliers de personnes se précipitaient dans les rues adjacentes pour échapper aux fumées nocives.
Et nous sommes tombés sur davantage de policiers qui tiraient davantage de grenades lacrymogènes et de balles en caoutchouc.
Quelques personnes se sont évanouies et un jeune homme qui m’avait vu tousser m’a pris par le bras pour me conduire dans l’entrée sombre d’un immeuble résidentiel.
Comme la plupart des jeunes égyptiens éduqués, il m’appelait « oncle ». Nous avons grimpé jusqu’au cinquième étage pour retrouver d’autres personnes qui avaient été invitées à entrer dans un appartement qui donnait sur la place et l’université américaine. Depuis le balcon, nous avons regardé ce qui se passait en bas – un jeu du chat et de la souris entre la police anti-émeute et les jeunes manifestants qui commençaient à récupérer les grenades lacrymogènes pour les lancer sur les forces de police.
Cela commençait à mal tourner et j’ai eu l’intuition de ce qui allait se passer ensuite. J’ai redescendu les cinq étages, et, me frayant un chemin jusqu’à la place, j’ai commencé à me diriger vers la place Ramsès. C’était peu avant minuit et, alors que je quittais la place, j’ai vu des dizaines de blindés de l’armée et de camions militaires pénétrer sur la place.
En les apercevant, la foule de jeunes gens s’est mise à les acclamer. Ils faisaient le signe de la victoire en scandant: « l’armée et le peuple sont comme les deux doigts de la main », et: « la police nous tabasse, mais l’armée nous protège« .
Honnêtement, je ne savais pas trop quoi penser. Même si l’armée égyptienne est l’institution la plus respectée dans le pays, un coup d’état militaire n’est pas tout à fait ma conception de la démocratie.
Après avoir subi des heures de violences de la part de la police, peut-être que ces foules de gens étaient simplement heureuses de voir qu’il y en avait qui ne leur tiraient pas dessus avec des grenades lacrymogène et des balles en caoutchouc. Et c’est ainsi qu’une manifestation pacifique au départ s’était transformée en une émeute policière qui nécessitait l’intervention de l’armée égyptienne.
La prochaine fois que vous entendrez Hilary et Obama disserter avec éloquence sur leur soutien à la « stabilité » et aux « réformes » en Egypte, demandez-vous pourquoi un pays qui ne connaît quasiment jamais de manifestation a autant de brigades antiémeute dotées d’un stock énorme de balles de caoutchouc et de grenades de gaz lacrymogène.
Peut-être est-ce parce qu’Obama and Hillary partagent l’avis de Moubarak, à savoir qu’une manifestation en Egypte ne peut être qu’une émeute.
Epargnez-moi les absurdités sentencieuses et passez-moi les oignons.

Ahmed Amr est l’ancien rédacteur en chef de NileMedia.com et l’auteur de « The Sheep and The Guardians – Diary of a SEC Sanctioned Swindle » (moutons et bergers – journal d’une escroquerie approuvée par la SEC – Securities and Exchange Commission – l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers).

Seize jours après les premières actions en Egypte, les manifestations se poursuivent avec la même intensité. Le 8 février, la manifestation sur la Place était sans doute la plus importante depuis le début. Les manifestants disent qu’ils ne partiront pas tant que Moubarak ne démissionne pas de ses fonctions.

Billet nommé Any Egyptian Demonstration Must Be a Riot, paru le 3 février 2011 dans Dissident Voice

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