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".../...Tu apparais derrière le rideau de tulle blanc agité par un souffle d'air car la porte-fenêtre qui donne sur la loggia est entrouverte, tu parais parmi les azalées et les rosiers qui tu as empotés et aillés, dans un paysage composé par la voie ferrée qui va jusqu'à l'océan, par une barre d'immeubles, par l'unique peuplier à avoir survécu au massacre des peupliers et qui trône dans le ciel violet, pas lilas, vraiment violet comme on voit au-dessus des métropoles.
Tu parais en imperméable, celui en tissu léger noir que tu portais sans l'avoir boutonné, juste avant que ta maladie ne se déclarât, le jour où je t'ai vu courir cinquante mètres après l'autobus pour aller acheter des livres, et les pans de l'imperméable avaient le même mouvement que la robe des moines effrayés par un lion dans une peinture italienne. Sous ton imperméable, tu portes ton pyjama bleu clair. Le pantalon est court et la veste froissée. A travers la fenêtre, des faux plis donnent l'impression d'une cotte de mailles qui protègerait le torse d'un chevalier. On dirait une armure de livres mais les livres sont comme les autres marchandises comme les poires ou les diamants ou les boulets de charbon, il y en a une grande variété.
Tu viens vers moi un livre à la main et ce n'est pas te faire injure que de reconnaître une couverture des Editions sociales. Tu me fais signe, je comprends que tu voudrais l'échanger contre le livre que je tiens entre les mains, mais mon livre n'est pas de ceux que tu aurais pris spontanément, d'ailleurs tu t'en es toujours méfié de la spontanéité, c'est un livre d'enfant avec un nom d'enfant, ghigo, comme un balbutiement, ghigo, le moineau, le ruisseau, le jaune d'oeuf comme un soleil qui resplendit sur les murs du village. De toute façon, on reste de part et d'autre de la porte-fenêtre, toi parmi les azalées et les rosiers, moi assis dans ton fauteuil danois, sans pouvoir nous toucher ou échanger nos armures de livres.
Tu tournes la tête, à gauche vers le mur de ciment gris, puis à droite vers le mur recouvert par le lierre qui grimpe jusqu'au plafond de la loggia, qui s'accroche comme toi jusqu'au jour où la nature t'a abandonné, où ta volonté n'y pouvait plus rien, où l'anarchie s'était emparée de ton corps. Tu te demandes quels épisodes je vais fourbir. Tu serais surpris de voir se profiler l'histoire des neuf vies proverbiales du chat. Tu serais sans doute moins surpris par la pérennité des fleuves et du spectre de la révolution.
Pour autant, tu dirais sûrement les choses autrement../..."
-extrait de -"Ghetto"- roman de Bernard Chambaz-Editions du Seuil-