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Les mots de la politique (3) : « la gauche couscous » (dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es)

Publié le 16 février 2011 par Variae

Christian Jacob fait partie d’une espèce politique typique du sarkozysme : la brute à front bas, le cogneur tête-brûlée dont la principale fonction est de salir et au bout du compte empêcher le débat. On a parfois comparé son prédécesseur Frédéric Lefebvre à ce que l’on nomme troll dans le jargon d’Internet : Jacob a prouvé qu’il méritait le même qualificatif en lançant une bordée de provocations grossières contre Dominique Strauss-Kahn lors d’une émission sur Radio J. Les primaires socialistes oublieraient les campagnes ; par ailleurs, DSK serait incapable d’incarner « l’image de la France, l’image de la France rurale, l’image de la France des terroirs et des territoires, celle qu’on aime bien ». Propos complétés par une attaque de Pierre Lellouche sur l’appartenance de DSK à la « gauche ultra-caviar ». On ressent un malaise immédiat en entendant ces mots, en soi banals chez les extrêmes, mais inhabituels dans la bouche de responsables de la droite de gouvernement. Et le malaise ne s’estompe pas, bien au contraire, lorsque l’on considère la réponse qu’y ont apportée les amis de DSK : crier à la stigmatisation de la judéité du directeur du FMI ; protester de sa proximité avec les classes populaires, saisies en une métonymie étonnante : le peuple, ce serait le « couscous », au point qu’il faudrait se revendiquer de la gauche couscous pour contrer l’accusation de gauche caviar. Indignation sincère, « bon » mot surprenant ; dans tous les cas, on a le sentiment d’une grande maladresse qui ne fait pas tant dérailler le débat que l’emmener sur des chemins dont on ne sait où ils nous conduiront.

Les mots de la politique (3) : « la gauche couscous » (dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es)

Il y avait mille et une choses à rétorquer aux chiffons rouges agités par la droite pendant le week-end. Don’t feed the troll, dit-on sur Internet : ne rentrez pas dans son jeu, puisqu’il n’y respectera aucune règle, ne lui donnez pas de grain à moudre. En l’occurrence, refusez le double mensonge, la double réduction portée par Jacob et Lellouche, celle consistant à diviser les Français et à écraser chacun sur son identité individuelle. France des villes contre France des champs, bobos contre prolos, France contre monde extérieur. « La France qu’on aime bien » ? Moi Monsieur Jacob, j’aime toute la France, je la prends entière, et vous ? Avez-vous un problème avec les villes ? Déniez-vous aux « bobos » et aux citadins le droit de participer à la vie démocratique ? « La gauche ultra-caviar » ? Effectivement, je suis pour le caviar pour tous et non pour quelques-uns, c’est ce qui nous distingue. J’aime tous mes compatriotes et je ne me demande pas s’ils ont la même couleur de peau, le même parcours, ou les mêmes opinions politiques que moi pour avoir envie d’être à leur service et de présider à la destinée de notre pays. Je veux leur apporter la justice sociale et rétablir la République, ses principes, son souci de l’intérêt général. Je ne cherche pas à tout prix à ressembler à certains d’entre eux. C’est ce qui fait de moi un républicain et non le serviteur d’une clique.

A mille lieues de ce discours possible et selon moi souhaitable, le ping-pong qui a eu lieu – tu me dis terroir et France, je te réponds étranger et juif, tu me dis caviar, je te réponds couscous – accrédite l’existence d’une préoccupation commune, sous-jacente, et prête à jaillir comme le diable de sa boîte dès que les esprits s’échauffent : celle de l’identité comme vérité du politique. Dis-moi combien tu gagnes, dis-moi d’où tu parles, d’où tu viens, ce que tu manges, je te dirai qui tu es vraiment, par-delà tes discours et tes actes. C’est la négation du sujet politique : comme si chacun était sous le coup d’une assignation au domicile de sa confession, de sa couleur de peau, des groupes auxquels on le suspecte d’appartenir, et que cela était plus significatif que ce qu’il peut porter comme idées. Dominique Strauss-Kahn, icône lointaine et muette quant au débat national, est la cible idéale pour ce genre de dérive : il offre le spectacle bruyant de sa candidature silencieuse à toutes les interprétations, y compris les plus odieuses. Ceux de ses proches qui ont pris sa défense ont eu éminemment tort de se prêter à ce jeu. Aller sur le terrain de la dénonciation de l’antisémitisme quand les propos incriminés n’y font aucunement référence, de même que brandir le sacro-saint épouvantail des années 30, donne le sentiment d’une gêne sur cette question. Pourquoi déduire d’une critique sociale (DSK candidat des élites urbaines) une agression raciste ? Comme si DSK était d’abord juif avant d’être un homme politique, comme s’il devait s’en défendre, comme si toute attaque subie par lui devait être jugée à l’aune de cette identité. En outre, résumer une ville à un plat que l’on veut populaire – et ethnique ? – est tout aussi troublant : comme s’il fallait se cacher derrière « ses » Arabes pour excuser ce que l’on est, ou ce que l’on est supposé être ! « On mange plus de couscous à Sarcelles qu’à Neuilly », nous explique Jean-Christophe Cambadélis, comme si la semoule et les merguez étaient le talisman magique à opposer au caviar honni. Manger du couscous n’est pas une valeur en soi, aimer le caviar n’est pas une honte ; si la campagne n’est pas supérieure à la ville, le tajine ne vaut pas non plus mieux que le cassoulet. DSK pourrait bien habiter dans la ville la plus riche ou la plus blanche de France que cela ne devrait aucunement causer problème, ou mauvaise conscience, à l’homme de gauche qu’il est.

C’est cette tentation inepte, régressive, hypocrite et dangereuse de l’assignation identitaire qu’il fallait dénoncer, et non se livrer à une bataille rangée d’identités. Les candidats à l’Élysée ne doivent pas « incarner » autre chose que les principes de la République ; «l’incarnation de la France » ou « des terroirs » est toujours un mensonge. Au-delà de cet incident de parcours, je décèle pourtant cette tentation de l’identitaire dans de nombreuses interventions à gauche ; quand Martine Aubry fait l’éloge de la « France qu’on aime » (déjà !), quand Emmanuel Todd accuse Sarkozy de ne « pas être Français », quand on oppose au racisme l’exaltation de la « France métissée ». On ne répond pas aux fractures et aux communautarismes en y opposant d’autres fractures et d’autres communautarismes, en célébrant des identités contre d’autres, mais en se rangeant du côté de l’universel et du bien commun. Voie d’autant plus intéressante pour la gauche qu’elle répond aussi à la crise de la pratique UMPiste du pouvoir et au besoin de probité qui monte dans le pays.

Romain Pigenel

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