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La question de la guérison des schizophrénies

Publié le 16 février 2011 par Darouich1
Plusieurs lecteurs ont pris leur plume après avoir lu mon
livre "Un autre regard sur la schizophrénie" pour faire
part de leur étonnement de voir évoquer la possibilité de
"guérir d’une schizophrénie". Ces interpellations mettent
le doigt sur un problème essentiel, me semble-t-il, un
problème qui concerne au plus haut point les patients,
bien qu’il soit rarement abordé. Il mérite que l’on s’y
arrête un instant. Le texte qui suit s’efforce de clarifier
ma position sur le sujet, en reprenant sous une forme
légèrement modifiée un échange de points de vue auquel
j’ai récemment été invité (1). Les lecteurs que la question
intéressent pourront en outre se reporter au compte-rendu
des recherches menées à Yale (New Haven, Connecticut),
par Larry Davidson et ses collaborateurs, sur le processus
psychologique de la guérison dans les schizophrénies
qu’on trouvera à la fin de ce 34ème numéro de
Neuropsychiatrie, Tendances et Débats (cf p 39).
1. Une question taboue
Est-il possible de parler de « guérison » à propos des
schizophrénies ? Il est étonnant que l’on continue de se
poser une telle question de nos jours. Comment peut-on
encore s’interroger compte tenu de ce que nous savons
maintenant sur ces affections ? Ne serait-ce pas plutôt
dans le fait que personne n’ose prononcer, même du bout
des lèvres, le mot de "guérison" dans cette maladie, que
l’on en élude avec soin toute éventualité, que réside un
problème ? Ne devrions-nous pas nous demander si nous
n’avons pas développé une sorte de tabou sur la question?
Si les mots ont un sens, si celui de "guérir" a, comme
nous l’explique Le Dictionnaire Robert, celui de
"recouvrir la santé : aller mieux, sortir de la maladie",
alors bien sûr que l’on peut guérir d’une schizophrénie !
Bien sûr que, pour employer des termes médicaux qui
sont plus familiers, lorsque l’on souffre de schizophrénie,
on peut connaître une stabilisation, laquelle avec un peu
de chance se convertira progressivement en rémission,
qui elle-même pourra devenir, à la longue, une guérison.
Que celle-ci se fasse avec ou sans séquelles. Qu’elle soit
définitive, ou émaillée de rechutes, à l’occasion de
circonstances déclenchantes particulières.
Mais il pèse une telle fatalité sur le diagnostic de
schizophrénie que nous avons beaucoup de mal à
concevoir, ou simplement à espérer, qu’un patient puisse
"s’en sortir". Qu’il puisse "guérir", au sens propre du
terme, "sortir de la condition de maladie". Il y a quelques
années lors d’un congrès de l’Association américaine de
psychiatrie (à Chicago, en mai 2000), j’ai entendu un jeune
psychiatre (J. Ventura, UCLA, Los Angeles) relater
une anecdote lourde de sens. Participant à une enquête de
suivi à long terme de patients ayant reçu des années
auparavant un diagnostic de schizophrénie, des sujets qui
par la suite avaient été entièrement "perdus de vue",
Ventura expliquait avoir été surpris de constater que
nombre des sujets qu’il avait pu contacter avaient réussi à
se trouver un équilibre de vie, pour la majorité à bonne
distance des soins. La plupart se portaient nettement
mieux qu’il s’y attendait, au vu de leurs antécédents
consignés dans les dossiers et des comptes-rendus de
leurs hospitalisations. Certains travaillaient, menaient une
vie aussi normale qu’une vie peut être normale. Ils étaient
"guéris" en quelque sorte : "sortis de la maladie".
D’autres poursuivaient une existence discrète,
délibérément à l’écart de l’agitation du monde, ce qu’ils
expliquaient comme être le meilleur compromis qu’ils
aient pu trouver pour s’accommoder de leur fragilité.
Mais le point le plus significatif, peut-être, était le
suivant. Quel qu’ait été leur destin, tous faisaient part
d’un problème dont ils disaient avoir beaucoup souffert,
aux temps révolus de leurs rapports quotidiens avec la
psychiatrie : à aucun moment n’avait été évoqué avec
eux ne serait-ce que la possibilité de "guérir", un jour
même très lointain, de la maladie qui les frappait.
2. La psychose "chronique"
Un tel témoignage devrait être longuement médité.
Depuis le début, il est vrai, depuis que la notion existe,
l’éventualité d’une guérison s’est trouvée écartée de droit
des schizophrénies. Bleuler n’évoquait-il pas dès les
premières lignes de son célèbre ouvrage l’absence de
"restitutio ad integrum", une fois la maladie déclarée (2) ?
Au lieu de graver ces mots dans le marbre de nos
évidences, nous devrions plutôt nous remémorer que
Bleuler se battait sur un autre front. Son livre et
l’invention même du concept de schizophrénie visaient
un autre objectif, bien plus urgent à son époque : il
s’agissait de montrer, et de faire admettre par les
"aliénistes" contemporains, que la "démence précoce" de
Kraepelin n’était pas une démence. Que son évolution ne
se conformait pas à celle d’une déchéance intellectuelle et
affective progressive et irrémédiable. Défendre une telle
position fut à la fois lucide et courageux en son temps.
Mais même un chercheur qui innove radicalement ne
saurait échapper entièrement au "paradigme scientifique"
qui domine. Bleuler n’a pas dérogé à la règle : il devait conserver l’impossibilité de guérir comme marque
distinctive de la schizophrénie.
Ce genre d’idée hélas peut avoir la vie longue, très
longue même. Il suffit de consulter n’importe quel
manuel de psychiatrie actuel pour constater que, de
"guérison", il n’est jamais question dans les chapitres
enseignant la schizophrénie aux étudiants. Quelle vision
de cette affection autre que funeste les apprentis
psychiatres peuvent-ils se forger dans de telles
conditions ? La conception qui prévaut depuis le début,
en France notamment, est que la schizophrénie représente
le type même de la "psychose chronique". Une psychose
qui, quoiqu’on fasse (sans même parler de "forclusion"
définitive, "structure psychotique" immuable ou autre
hypothèse psychopathologique sans appel), connaît par
définition une évolution chronique. A ce point de vue, les
DSM-III, III-R, IV et IV-TR de l’Association américaine
de psychiatrie n’ont fait qu’entériner l’un à la suite de
l’autre la conception française traditionnelle. Nulle part
ces manuels de diagnostic, qui font maintenant autorité
dans le monde , n’évoquent en des termes clairs la
possibilité d’une guérison dans les schizophrénies. Ce qui
rend, en ce sens, fort légitime la question qui m’est
posée : peut-on parler de guérison dans les schizophrénies
quand les traités les plus officiels n’en touchent mot ?
3. Affaire d’écoles ou d’épidémiologie ?
Eh bien ! la réponse qu’il est possible de donner à une
telle question est, beaucoup plus qu’on ne se le figure,
affaire d’écoles avant tout. La 10ème Classification
internationale des maladies de l’Organisation mondiale
de la santé, par exemple, adopte une position opposée par
diamètre à celle de l’Association américaine de
psychiatrie. Abordant l’évolution des psychoses
schizophréniques, l’ICD-10 conclut en effet sans
ambages que « dans un certain nombre de cas, qui varie
selon les cultures et les populations, l'évolution se fait
vers une guérison complète ou quasi-complète » (3).
Une telle position a pour elle l’avantage d’être conforme
aux données épidémiologiques dont on dispose pour
pouvoir en juger. Car que nous apprennent les enquêtes
de suivi à très long terme des patients atteints de
schizophrénies ? Si l’on examine les cinq principales
études les mieux documentées (Bleuler 1972, Huber et
coll. 1979, Ciompi-Müller 1976, Tsuang et coll. 1979,
Harding et coll. 1987), sans entrer dans le détail de leurs
méthodologie, il saute aux yeux que leurs résultats
globaux se recoupent (4). Après trente ans d’évolution en
moyenne, selon que l’on calcule à partir de l’estimation
basse ou haute, 54 à 58 % des patients se retrouvent
"guéris ou très améliorés". Ces chiffres présentent deux
traits caractéristiques. Ils sont quasi superposables pour
les cinq études envisagées, ce qui soutient fortement
l’intuition qu’ils apprécient le même phénomène. Surtout,
ils sont très élevés, en totale contradiction avec le
pessimisme qui prévaut : un peu plus d’un patient sur deux
sera "ou guéri ou très amélioré" passés trente ans.
En tant que psychiatres, nous devrions être suffisamment
aguerris par notre métier pour savoir que lorsqu’en
présence d’une réalité irréfutable, on continue de penser
l’inverse, c’est qu’il existe un sérieux problème de fond.
4. Un diagnostic n’est pas un pronostic
Quel est ce problème ? Il est fait de multiples raisons qui
toutes s’imbriquent et se renforcent. Ce n’est pas le lieu
de les analyser ici par le menu, mais s’il faut en citer une
principale, c’est d’abord cette habitude de pensée que
nous avons prise de confondre le diagnostic d’une
maladie avec son pronostic. Les travaux de J. Strauss et
coll. l’ont montré depuis longtemps déjà, diagnostic et
pronostic représentent deux variables indépendantes dans
les schizophrénies (5). Beaucoup de facteurs opèrent dans
l’évolution d’une schizophrénie, à côté de ses symptômes
les plus apparents : le sujet lui-même, son entourage, le
milieu dans lequel il évolue, les soutiens affectifs dont il
dispose, ses conditions de vie matérielle, l’alliance
thérapeutique qu’on aura su nouer avec lui, etc. Sa
culture aussi. On tend à l’oublier de nos jours, mais si les
grands travaux épidémiologiques de l’OMS avaient
montré quelque chose dans les années 70-80, c’est que
vivre avec une schizophrénie dans un pays comme l’Inde
est dans l’ensemble nettement moins catastrophique
qu’aux Etats-Unis (6). L’Histoire, le contexte social
prennent aussi leur part dans le pronostic des
schizophrénies, de même que le rythme général de
l’activité économique (7). Des cinq études de suivi à long
terme que l’on vient de citer, ce n’est certainement pas un
hasard si celle qui a enregistré le meilleur taux de
"guérison ou d’amélioration franche" - entre 62 et 68 % -
étudiait des patients vivant dans un milieu rural, le
Vermont, relativement à l’abri du stress et de l’agitation
propres à la vie urbaine américaine (8). Le chômage
interfère lui-aussi, même s’il est de plus en plus évident
que ses effets sont complexes et indirects, qu’entrent en
ligne de compte bien d’autres variables (système de
protection sociale en vigueur, etc.).
5. Le regard psychiatrique
Psychiatres, nous le constatons tous les jours, nous ne
pouvons changer la société, résoudre le chômage et ses
problèmes, ou même, seulement, transformer comme
nous aimerions ces rapports de lassitude et d’intolérance
aggravateurs que nous voyons se nouer entre nos patients
et leurs proches, ou le milieu dans lequel ils sont
condamnés à vivre. Mais nous ne sommes pas pour autant
réduits à l’impuissance. Nous pouvons commencer par
nous changer nous-mêmes. Changer notre propre regard
sur les choses. Adopter une vision moins sombre, moins
fataliste. Une vision qui soit raisonnablement optimiste,
plus constructive et tournée vers l’avenir. Sans illusions,
seulement conforme à la réalité qui est que le pronostic des
schizophrénies n’est pas aussi irrémédiablement inscrit
qu’on l’affirme dans leur diagnostic, mais qu’il demeure
ouvert et largement imprévisible. Alors peut-être nos patients
commenceront-ils à aller mieux, et nous-mêmes
reprendrons-nous courage avec eux. Car il faut bien voir que
nous sommes partie prenante, nous aussi, dans le pronostic
de leur affection. Nous en sommes même l’une des
"variables-clés". Nous le vivons tous les jours, dans chacune
de nos décisions thérapeutiques, nous pressentons que nous
sommes responsables, au moins pour partie, de ce qu’il va
advenir de nos patients. C’est ce qui fait la charge de notre
mission, et qu’elle est lourde.
6. Le poids des représentations
Nous ne devons donc pas perdre de vue que depuis qu’il
existe, le diagnostic de schizophrénie se trouve réservé
aux cas les plus problématiques de la psychiatrie : à ceux
que l’on ne sait pas rapporter à une meilleure explication,
ce "reste" de la nosographie qui nous désarme le plus.
Tout cela influence notre représentation des patients, de
leurs aptitudes, leurs possibilités de vivre et de guérir,
l’attitude que nous adoptons à leur égard, notre rôle de
soignant. Ce n’est pas sans soulever un problème grave :
et si nos idées, nos conditions d’observation, nos façons
de penser orientaient, pour une bonne part, le cours des
choses ? Si elles devaient participer à l’évolution de ce
que nous soignons, au pronostic ? En d’autres temps, un
auteur à l’esprit indomptable n’avait pas hésité à qualifier
le diagnostic de schizophrénie de "diagnostic destructeur"
(9). Sans aller aussi loin, ne devrions-nous pas cependant
un peu plus considérer que les situations psychopathologiques
que nous diagnostiquons "schizophrénies"
ont quelque chose à voir avec une profonde atteinte de
l’estime de soi ? Quoi de plus interpersonnel, de plus
dépendant de l’assentiment d’autrui, de son approbation,
que l’estime de soi ? Il y a tout lieu de penser que les
schizophrénies font partie de ces situations existentielles
qui s’accompagnent d’une grave remise en cause de la
confiance en soi. Dès lors, le problème ne deviendrait-il
pas, pour partie, circulaire ? S’il y a beaucoup de
désespoir au fond de la condition schizophrénique, faut-il
vraiment que nous en rajoutions (10) ?
7. Un patient sur deux guérit ou ira beaucoup
mieux
Rendre à nos patients de leur dignité, leur communiquer
un espoir lucide, remettre ceux qui le souhaitent au
travail, leur permettre de se rendre utiles à nouveau,
d’avoir une place qui ne se réduise pas à celle d’un
"malade mental" sans autre perspective d’avenir
personnel que des "soins continus à vie", tout cela relance
le désir de vivre, la volonté d’aller mieux, l’envie de
"sortir de la maladie". De guérir. Ce n’est pas facile. La
société n’aide guère, il est vrai. Certaines institutions dans
lesquels nous travaillons semblent d’ailleurs plus lui
servir de station terminale pour ses membres les plus
vulnérables que de lieu possible pour un nouveau départ.
Là est le danger : à force de ne traiter que les cas les plus
graves, les plus problématiques, les plus désespérants,
nous risquons à notre tour d’être atteints par le
pessimisme et le désespoir. Car si une chose est sûre en
psychiatrie, c’est que la vision des troubles, du pronostic,
de la gravité, est contagieuse. Et cela dans les deux sens.
Si nous continuons de penser que "les schizophrénies ne
guérissent jamais", comme l’enseignait l’un de mes
patrons totalement désabusé par son expérience, nos
patients ne guériront jamais.

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