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John Gray Vs. Robert B. Reich sur "Le marché libre corrode-t-il le caractère moral ?"

Publié le 24 février 2011 par Unmondelibre

John Gray : "Cela dépend"... Le libre marché corrode certains aspects de caractère, tout en améliorant d'autres. Que le résultat soit bon ou pas, dans l'ensemble, dépend de comment l’on envisage une bonne vie. Cela dépend aussi beaucoup de si l'on croit que d'autres systèmes économiques peuvent faire mieux. La question peut être uniquement résolue par la comparaison d’alternatives réalistes et la compréhension de comment les différents systèmes promeuvent des types variés de caractère humain.
Il est important d'éviter de penser en termes de modèles idéaux. Ces dernières années il y a eu une tendance à penser que les marchés libres émergent spontanément lorsqu’est supprimée l’ingérence de l'État dans l'économie. Mais les marchés libres ne sont pas simplement l'absence d’État. Les marchés reposent sur des systèmes de droit pour décider ce qui peut être commercialisé et ce qui ne le peut pas. L'esclavage est interdit dans les économies de marché moderne. Comme le sont le chantage et la pornographie impliquant des enfants. Les marchés libres impliquent toujours une certaine contrainte morale de ce genre, qui est surveillée par les États. Plus généralement, les marchés libres reposent sur les droits de propriété, qui sont protégés - et souvent créés - par l’État.
Le marché libre, tel qu'il existait en Angleterre victorienne a vu le jour non pas parce que l'Etat s'est retiré de l'économie, mais plutôt parce que le pouvoir de l'Etat a été utilisé pour privatiser les terres qui avaient été maintenues sous diverses formes de propriété commune, ou qui n'appartenaient à personne. L'économie de laissez-faire qui a existé durant quelques décennies au 19ème siècle en Angleterre a été rendue possible par la loi sur les enclosures. Ces lois, adoptées par le Parlement à partir de la seconde moitié du 18ème siècle, ont déplacé les ouvriers agricoles de la campagne et créé la classe ouvrière industrielle qui a été la matière première humaine du marché libre. Mais avec l'extension des droits de vote démocratique, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècles, ces travailleurs ont commencé à exiger que l'activité économique soit soumise à divers types de réglementations. Le résultat final a été l'économie de marché « gérée » qui existe en Grande-Bretagne et de nombreux autres pays aujourd'hui.
La perspective historique est utile car elle nous permet de voir que les systèmes économiques sont des êtres vivants. En temps réel, les marchés libres fonctionnent rarement selon les modèles construits par les économistes. Il y a des booms et des bulles, des récessions et des krachs. Ce n'est que dans les manuels d'économie que les marchés sont autorégulés. Dans ce contexte, la relation entre économie et éthique peut être considérée plus clairement. Les traits de caractère les plus récompensés par les marchés libres sont l'audace entrepreneuriale, la volonté de spéculer et parier, et la capacité de saisir ou créer de nouvelles opportunités. Il est à noter que ce ne sont pas les traits les plus appréciés par les moralistes conservateurs. La prudence, l'économie, et la capacité de perpétuer patiemment un schéma de vie familier peuvent s’avérer être d’admirables qualités, mais elles ne conduisent généralement pas à la réussite sur le marché libre.
En fait, lorsque les marchés sont très volatils, ces traits conservateurs pourraient bien être le chemin vers la ruine. Revoir ses compétences, déménager, changer de carrière – de telles actions procédant de la prise de risque - aident les gens à survivre et prospérer dans l'économie de marché. Mais ce genre de comportement risqué n'est pas nécessairement compatible avec les valeurs traditionnelles qui insistent sur la valeur des attachements humains durables.
Adam Smith, l'un des initiateurs de l'économie du marché libre, a également été un critique perspicace de la société du commerce. Smith craignait que l'économie de marché qui émergeait en son temps laisserait les travailleurs à la dérive dans des villes sans communautés cohésives. Comme il l'a bien perçu, le dynamisme subversif du marché ne peut se limiter au marché. Les marchés libres exigent un degré élevé de mobilité et une volonté bien ancrée de sortir de relations qui ne sont plus rentables. Il est peu probable qu’une société dans laquelle les gens sont constamment en mouvement soit une société de familles stables ou respectueuse des lois.
En fin de compte, la réponse à cette question dépend de la façon dont on conçoit la bonne vie. Ce qu'un moraliste traditionnel voit comme l’éclatement de la famille peut être vu par un libéral comme l'exercice de l'autonomie personnelle. Pour le libéral, le choix personnel est l'ingrédient le plus essentiel d'une bonne vie, tandis que les conservateurs peuvent considérer que la préservation des institutions de valeur est plus importante. En ce qui concerne les sociétés occidentales contemporaines, je tends vers une vision libérale. Mais le point important n'est pas tant laquelle de ces conceptions quelqu’un adopte. C’est plutôt ceci : bien que les marchés libres récompensent certains traits moraux, ils en sapent également d’autres. S'ils émancipent les choix individuels, ils corrodent en même temps certaines vertus traditionnelles. On ne peut pas tout avoir.
L'aléa moral des marchés libres ne signifie pas que d'autres systèmes économiques sont meilleurs. Les systèmes planifiés de manière centralisée ont corrodé le caractère de manière bien plus dommageable et avec moins d'avantages en termes d'efficacité et de productivité. Les économies planifiées de l'ancien bloc soviétique ne fonctionnaient – si on peut utiliser ce terme – que parce qu'elles étaient rongées par les marchés noirs. La corruption était omniprésente. Dans le modèle marxiste, l'anarchie de marché alimentée par la cupidité est remplacée par une planification fondée sur l'altruisme. Mais la vie réelle dans les sociétés soviétique ressemblait plus à une caricature extrême du capitalisme de laissez-faire, un environnement chaotique et gaspilleur, dans laquelle chaque personne luttait pour survivre. Homo homini lupus - l'homme est un loup pour l'homme - était la règle, et l'altruisme l'exception. Dans ces conditions, les personnes ayant les aptitudes de survie les plus développées et le moins de scrupules moraux s’en sortaient le mieux.
Aucun système économique ne peut améliorer chaque aspect de la morale. Tous dépendent dans une certaine mesure de motifs qui sont moralement discutables. La cupidité et l'envie peuvent être des vices, mais ils sont aussi des stimulants économiques. Un système économique est bon dans la mesure où il exploite les imperfections de l'homme au service du bien-être humain. Le choix n'est pas entre des modèles abstraits, tels que le libre marché et la planification centralisée. Dans le monde réel de l'histoire, aucun n'a jamais existé dans la forme imaginée par ses défenseurs. Non, le vrai choix est entre les différentes mélanges de marchés et de réglementation, dont aucun ne sera jamais tout à fait moralement bénéfique dans ses effets. Un mélange judicieux ne peut être atteint en appliquant un modèle idéal de la façon dont l'économie devrait fonctionner. Différents mélanges seront meilleurs dans différents contextes historiques. Mais une chose est claire : une économie de marché moderne ne peut se passer d'une dose de corrosion morale.
John Gray est professeur émérite à la London School of Economics. Parmi ses derniers livres sont False Dawn: The Delusions of Global Capitalism (Granta) et Black Mass: Apocalyptic Religion and the Death of Utopia (Penguin).
Robert B. Reich : "Nous préférons ne pas savoir"... La plupart d'entre nous sommes des consommateurs qui cherchent à obtenir les meilleurs prix possible sur le marché. La plupart d'entre nous sont aussi des êtres moraux qui tentent de faire de bonnes choses dans nos communautés et nos sociétés. Malheureusement, nos désirs de marché sont souvent en conflit avec nos engagements moraux. Alors, comment pouvons-nous faire face à ce conflit ? Trop souvent, nous l'évitons. Nous préférerions que les décisions que nous prenons en tant que consommateurs ne se reflètent pas sur nos caractères moraux. De cette façon, nous n'avons pas à faire de choix inconfortables entre les produits et services que nous voulons et les idéaux auxquels nous aspirons.
Par exemple, lorsque les produits que nous voulons peuvent être fabriqués à un prix plus avantageux à l'étranger, les meilleures offres que nous pouvons obtenir sur le marché peuvent se faire au détriment des emplois de nos propres voisins et de leurs salaires. Souvent les offres alléchantes se font au détriment de nos « Grand’ rues » - le cœur de nos communautés - car nous pouvons obtenir des prix plus bas chez les détaillants de grande surface à la périphérie de la ville. En tant qu'acteurs moraux, nous nous soucions du bien-être de nos voisins et de nos collectivités. Mais en tant que consommateurs nous sommes impatients de rechercher des offres qui pourraient compromettre le niveau de vie de nos voisins et le voisinage de nos communautés. Comment pouvons-nous faire face à ce conflit? Habituellement, en l'ignorant.
De même, en tant qu'êtres moraux, nous voulons nous considérer comme les gardiens de l'environnement, avec l'intention de préserver les générations futures. Mais en tant que consommateurs, souvent nous ne tenons pas compte de cette aspiration morale. Beaucoup d'entre nous continuent à acheter des voitures qui crachent du carbone dans l'air, et certains d'entre nous passons beaucoup de temps à voler d'un endroit à l'autre dans les avions à réaction qui ont une empreinte carbone plus grande encore. Et nous achetons souvent des articles à bas prix en provenance de pays pauvres où les normes environnementales sont laxistes et où les usines déversent des produits chimiques toxiques dans les eaux ou des polluants dans l'air. Comment concilier notre position morale sur l'environnement avec nos habitudes d'achat ? Au-delà de l'achat occasionnel de produits « verts », généralement nous n’essayons même pas.
Nos transactions de marché ont toutes sortes de conséquences morales que nous préférons ne pas connaître. Nous pouvons faire de bonnes affaires parce qu’un producteur a réduit les coûts en s'implantant dans les pays pauvres et embauché des enfants qui travaillent douze heures par jour, sept jours par semaine, ou en éliminant les avantages sociaux en termes de santé et de retraite de ses employés américains, ou en faisant des économies sur la sécurité des travailleurs. En tant qu'êtres moraux, la plupart d'entre nous ne choisirait pas volontairement ces résultats, mais en tant que demandeurs d'offres alléchantes nous en sommes responsables.
En général, nous évitons d'aborder les conflits entre nos impulsions « de marché » et nos idéaux moraux de deux façons. Tout d'abord, si nous apprenons les résultats moralement répréhensibles tels que ceux que j'ai décrits ci-dessus, nous en attribuons la responsabilité aux producteurs et aux vendeurs plutôt qu’à nous-mêmes en tant que consommateurs. Nous pensons, par exemple, que les détaillants en grande surface sont entièrement responsables du fait de donner à leurs employés des salaires bas ainsi que du drainage des affaires au détriment des petits commerces, ou que les constructeurs automobiles sont responsables de la production de voitures qui émettent tant de pollution carbone.
Pourtant, cette logique est erronée. Les producteurs et les vendeurs ont généralement peu de choix et doivent réduire les coûts aussi bas, sinon plus bas, que leurs concurrents. Nos demandes incessantes d’offres alléchantes les obligent à opérer ainsi. Ils savent que s'ils ne parviennent pas à nous offrir ce que nous voulons, nous sommes susceptibles de donner notre argent à leurs concurrents. Les résultats moralement répréhensibles que nous leur reprochons sont souvent les effets collatéraux inévitables de leurs tentatives de répondre à nos propres exigences pour des offres alléchantes.
La deuxième façon dont nous évitons de faire face à ces conflits est en compartimentant nos désirs de marché pour les isoler de nos conceptions morales. En réalité nous « blanchissons » notre argent par le biais du mécanisme de marché. Lorsque nous achetons auprès d'un vendeur qui est le franchisé local d'un détaillant géant, et que le détaillant géant obtient le produit à travers un réseau de distribution qu'il obtient lui-même auprès d'un fabricant, et que ce fabricant assemble des composants spécialisés d’un sous-traitant qui emploie à son tour des sous-traitants dans le monde entier, les conséquences sociales de notre achat sont si lointaines que nous pouvons facilement nous protéger de toute responsabilité morale. Nous ne voyons tout simplement pas le lien entre nos choix de consommation et, par exemple, l'enfant travaillant dans un pays pauvre ou nos voisins ayant perdu leur emploi et leurs salaires.
Bien sûr, certains consommateurs font leurs courses avec un œil sur ces conséquences morales très éloignées, et certaines entreprises se targuent de vendre des biens et services produits de façon socialement et moralement responsable. Mais l’expérience démontre que la plupart des consommateurs ne veulent que les bonnes affaires. Même si nous aimons nous associer à des marques responsables, la plupart d'entre nous ne veulent pas payer de supplément pour des produits responsables.
Le marché ne corrode pas notre caractère. Il nous permet plutôt, de ces deux manières, de nous protéger de tout véritable test de notre caractère. Il nous permet ainsi de conserver nos idéaux moraux, même quand nos choix sur le marché entraînent des résultats qui violent ces idéaux.
Si le mécanisme de marché étaient tellement transparent que nous ne pourrions éviter de connaître les effets moraux de nos décisions d'achat, sans doute choisirions-nous alors soit de sacrifier un peu de confort matériel pour le bien de nos idéaux ou de sacrifier les idéaux afin d'avoir le confort. Ce serait un véritable test. Sans cette transparence, nous n'avons pas besoin de sacrifier l’un ou l'autre. Nous pouvons obtenir les offres alléchantes et simultanément éviter nos scrupules moraux sans problème.
Robert B. Reich est professeur de politique publique à l'Université de Californie à Berkeley. Il a publié douze livres sur les politiques publiques et a servi dans trois administrations, plus récemment en tant que secrétaire du travail sous la présidence de Bill Clinton.


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