Mais il fallait partir et poursuivre notre route. Après avoir traversé un autre petit bois, nous parvenions enfin au but de notre voyage. A un détour du chemin, les bâtiments surgissaient soudain devant nous, impressionnants, dans ce lieu où on n’entendait aucun bruit. Le théâtre était quasi en ruine et seules trois colonnes tenaient encore debout. Les herbes avaient envahi les gradins de pierre, mais on devinait encore facilement la forme de l’hémicycle.
A l’entrée, deux statues de marbre blanc nous regardaient de leurs yeux fixes. La première, un homme, tenait dans ses mains un rouleau déplié pour que nous pussions y lire notre destinée. Mais les inscriptions, s’il y en avait eu, étaient inexorablement effacées et le sens de ce message nous restait à chaque fois inconnu. L’autre statue représentait une femme. De la main gauche, elle soutenait une sorte de petite harpe dont elle pinçait les cordes avec la main droite. Mais une nouvelle fois nous avions beau prêter l’oreille, aucun son ne s’échappait de l’instrument et le silence profond qui régnait parmi les ruines accentuait encore la perte irrémédiable de cette musique qui n’avait pu être que divine. Seul le vent, parfois, gémissait sourdement et il nous semblait alors entendre comme le murmure évanoui d’un chœur antique. Mais ce n’était qu’une illusion de plus, comme ce théâtre dont il ne restait presque rien. Quant aux tragédies qu’on avait jouées ici autrefois, elles avaient relaté l’histoire de héros malheureux à jamais disparus et dont malheureusement nos mémoires fatiguées n’avaient conservé aucun souvenir.
Plus loin, se dressait un bâtiment de style classique et qui devait dater probablement du XVIIe siècle. Il semblait avoir été conçu pour être le palais d’un prince, du moins si l’on en croyait les armoiries ouvragées, taillées dans le trumeau de la porte principale. Plus tard, quand les révolutions avaient fait basculer le cours de l’histoire et que les têtes couronnées étaient tombées les unes après les autres, ce palais privé était devenu une bibliothèque publique. Les milliers de volumes qui y avaient été rassemblés aux cours des siècles appartenaient maintenant à la nation, dont ils constituaient le patrimoine culturel. Les livres les plus anciens, à ce qu’on disait, remontaient à ces fameux moines du Moyen Age dont il nous semblait encore parfois entendre les chants étranges et les voix mystiques. Ce n’était pourtant déjà plus qu’un souvenir qui s’évanouissait chaque jour inexorablement dans nos mémoires.
Nous imaginions des Bibles enluminées aux dorures raffinées et des hagiographies relatant la vie fantastique ou la mort plus étrange encore de saints aux noms improbables. Tout en haut des rayons, sur des étagères inaccessibles, s’alignaient les romans de chevalerie, où tout était conté des aventures des quatre fils Aymon, de Lancelot du lac ou de guillaume d’Orange. Là, entre ces pages, Merlin l’enchanteur n’en finissait plus de hanter la forêt de Brocéliande et Tristan murmurait à l’oreille d’Yseut des choses qu’elle n’aurait jamais dû entendre. Dans un coffre fermé à clef, on avait caché à la vue de tous les poèmes d’amour que des troubadours en plein délires avaient composés pour des princesses à jamais inaccessibles.
Voilà donc ce que la bibliothèque avait pu sauver, disait-on, de ce lointain Moyen Age. Mais il n’y avait pas que cela. Au XVIe siècle, des érudits au nom désormais oublié avaient ramené de Grèce ou de Rome des manuscrits antiques à la valeur inestimable. La vie des douze Césars côtoyait là l’Art d’aimer et les Tacites et les Tites-Lives rivalisaient en sagesse avec les écrits des Epicuriens ou des Stoïciens. Dans ces pages, Rome n’en finissait plus de brûler sous l’œil indifférent de quelques Nérons pendant que des Barbares aux noms imprononçables déferlaient en bandes enragées sur la Gaule transalpine.
On racontait que le dernier prince à avoir occupé ces lieux, et qui avait un sens du tragique assez prononcé, avait conservé là un exemplaire de toutes les pièces jouées devant le Roy durant le Siècle d’Or et que sur les rayons les œuvres originales et manuscrites du grand Corneille y avaient côtoyé celles de l’entêté Racine. Puis vint la Révolution et les privilèges des temps anciens tombèrent, par une logique implacable du grand balancier de l’Histoire. Nous qui n’étions rien et qui n’avions jamais rien été, nous nous réjouissions en secret de ces revirements inespérés et pour un peu nous aurions remercié les dieux, auxquels pourtant nous ne croyions guère, d’avoir ainsi renversé l’équilibre social.
Malheureusement, ces révolutions, amenèrent également leur lot de malheur et l’incendie qui ravagea un beau soir la bibliothèque ne fut pas le moindre. On se sut jamais s’il fut allumé volontairement par quelque rebelle qui voyait dans ces livres l’esprit de l’Ancien Régime ou si au contraire une maladresse seule en fut la cause, mais le résultat fut épouvantable : des milliers d’ouvrages disparurent dans un brasier incroyable et pendant quatre semaines on put pu voir le ciel nocturne ensanglanté par les lueurs d’un gigantesque brasier. Les étincelles montaient jusqu’aux étoiles et l’on retrouva à des kilomètres des pages calcinées et noircies sur lesquelles tout message avait été effacé. Adieu donc la sagesse antique et l’amour courtois. Adieu la quête du Graal et les lettres d’Abélard. Quant à celui qui fut peut-être pendu à Montfaucon, il mourut ainsi une deuxième fois, quand ses poèmes disparurent dans les flammes de l’enfer.
Après cette catastrophe, la palais-bibliothèque servit d’écurie pour les chevaux de l’empereur puis de caserne pour la soldatesque. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une ruine et seuls des pans de murs noircis rappellent encore aux visiteurs que se trouvait ici la plus grande bibliothèque d’Occident.