Magazine Poésie

Linda -- Chapitre 1

Par Volodia

Lorsque je rencontre Todd pour la seconde fois, Linda m'a largué depuis quelques semaines, six je crois. Linda est le dernier vagin que j'ai connu. Le premier aussi. Je suis le premier pénis qu'elle a connu. Pas le dernier. Cela fait mal dans la chair ; plus haut que l'entrejambe. Linda c'est dans mes souvenirs et dans les siens mon petit hamster doré. Mon castor d'amour. Dans mes souvenirs, dans les siens, nulle part ailleurs. C'est cette lumière douce, diffuse, d'une après-midi de fin d'été, avec le bleu de l'eau dans ses cheveux. Ce métal précieux. Ma chemise pastelle. Je cherche dans ce soleil, contraire à la nuit, contraire à la longue soirée qu'est devenue ma vie, Linda, qui n'est plus Linda, qui n'est pas tout à fait l'idée de Linda et l'exutoire. Elle n'est pas là, ou plutôt plus, absente mystérieuse d'un mythe qu'il me faut quitter. Je rassemble mes affaires lentement, inspecte encore d'un regard humide la pièce autrefois sacrée. Il reste ici ou là des minons de poussière, des piles de souvenirs. J'en trie quelques uns, peut-être veux en emporter avant que la pluie ne les balaie, disperse, anéantisse – cette chambre est sans plafond. L'eau est le renouveau. La lumière le mensonge.
Aveuglé, je frotte mes yeux ; je sens ce gravier très fin, ce sable usé qui a fuit son récipient, mordu à l'os, gratter leur surface mouillée, les assécher enfin. Aveuglé d'être aveuglé, je pense. Puis j'allume une Pall Mall bleue. Le bord de lac est désert. Le banc sous mon dos est dur. Dur comme le deuil ; mais rouge, rouge comme la masse déformée de son tampon qu'elle agite, talisman, au-dessus de la forêt de mon torse, et duquel les gouttes écarlates tombent. Dans ce rêve éveillé jamais le sang ne rencontre ma peau, ne dégouline sur l'émail de la baignoire. Je prends une bouffée, la recrache consciencieusement. Quel grand exorcisme. Dans ce rêve éveillé mon sexe n'a pas trouvé le sien dans ce chalet, ni dans celui-là ; dans le réel j'ai manqué le but à Montreux-Territet.
Je reprends contact. Mes testicules gonflés d'une dizaine de jours d'abstinence semblent frapper les lattes du banc à travers la toile comme un ogre à la porte. Mais l'ogre n'est plus moi ; ce monstre est devenu le spectre hideux et tragique d'un pénis qui serait tous les pénis excepté le mien et qui, ramoneur, irait de cheminée en cheminée sans oublier que Linda se trouve sur le territoire de sa concession. J'en ferai, je n'en ferai pas, je me tâte. J'avale la dernière latte de ma cigarette et pleure ; des larmes calmes, immobiles, soutenues puis secouées par le vent qui va se fortifiant et renforçant ce caractère de passage inéluctable, de fuite impossible à appréhender, de vaine mise à nu – et qui elles s'écrasent sur ma chemise, et par terre, tout contre mes mégots, mes canettes, mes ruines d'amour – pas comme le sang figé. Mon muscle s'arrête, repart, je suis guéri jusqu'au soir, peu s'en faut. Un nuage dérobe alors Linda à mon être tendu dans la souvenance, tourné dans ce regard intérieur. Bientôt il me la rend, intacte, atemporelle, dérivant au gré de cette rivière qu'est la mémoire ; mais son image changée vient soudain se superposer au castor originel. Je repleure. Ouvrir une seconde bière est alors le geste le plus plein de sens ; je m'en pénètre à mesure que je la vide. Je me fais mienne cette silhouette pour pouvoir la perdre à jamais.
C'est lorsque je finis ma troisième Gralsburg au lieu de ce séminaire urgent depuis plusieurs mois que Todd débarque de nulle part. Il vient dans ma direction, me salue, me demande s'il peut s'assoir à mon côté. Il le fait sans attendre ma réponse. Il remarque que je ne fume plus de Drum bleu foncé. J'ai de l'argent à présent. Cet argent qui m'a tellement fait défaut lorsqu'il me fallait suivre Linda dans ses périples, mauvais chien, poète sans sous ni talent, capable pourtant de claquer 40 balles dans une pizzeria de nuit à 0330 parce que l'alcool m'avait donné faim, une faim insatiable, de damné. J'étais incandescent alors, et pauvre. Todd lui n'a pas changé. Il est toujours grand, robuste, avec son énorme barbe blanche et ses longs cheveux sales, collés de la sueur de plusieurs jours. Il est peut-être vaguement plus décrépit, plus soûl, plus hagard en tout cas. Il me fait penser à Atlas, vieux. Je me rappelle notre première rencontre ; des détails m'échappent mais je retiens Todd, auréolé comme un saint. Il empiétait de sa lumière propre sur la lumière du soleil. Ce devait être le printemps ou l'été. J'avais quelques Cardinal sous la main, que je buvais à deux pas du Beau-Rivage – j'y suis aujourd'hui également – same shit, different day. Je crois que je séchais un cours de genèse du français. Je déteste les genèses. Todd s'était assis à ma gauche ; il m'avait demandé si cela ne me dérangeait pas. Cela devait me déranger un peu. Il était resté silencieux pendant ce qui m'avait paru être l'éternité. Ça allait bien avec sa tête de Dieu le Père. J'avais fait semblant de regardé le lac. Je l'avais épié. Puis on avait pas mal parlé, le temps de plusieurs cigarettes (industrielles pour lui, roulées pour moi). Todd est sculpteur.
Cet après-midi, il pue le rouge comme je dois puer la bière. Il me regarde d'une étrange façon. Pas vraiment inquisitrice, mais comme s'il m'évaluait, comme s'il voulait m'embaucher pour je ne sais quel sale boulot. Je lui réponds qu'il a une excellente mémoire, ironiquement, surtout pour garder une certaine contenance. Mais je suis troublé. Et parce qu'il m'a tutoyé, je le tutoie ; un truc que m'a appris mon père, une histoire d'égalité dans les relations. Il me demande comment je vais, je réponds comme d'habitude, lui retourne la question, à laquelle seul suit un long silence. Mais je ne vais pas comme d'habitude. La fille qui a été mon amie pendant trente-neuf mois – destin, 03.09., date de naissance – m'a planté. J'ai fini mon école de recrue. Je suis démobilisé de l'armée, de l'amour, de la vie. J'attends l'automne et un master à l'Université de Neuchâtel. Je travaille au McDonald's du centre-ville. J'ai constaté que je n'étais pas plus poète que maçon. Je pense encore à l'armée, à l'existence remplie – mais combien vide – que j'ai expérimentée là-bas. Jamais mes loisirs n'avaient été aussi pleinement vécus ; jamais ma relation avec Linda n'avait été aussi sereine. Je ne sais pas pour les autres pseudo-intellectuels de mon espèce, mais pour moi, le service m'a fait changer de perspectives sur bien des choses, dont peut-être l'esprit. Je suis retourné quelques fois à l'Université pour y terminer un de mes nombreux travaux en retard, et j'ai été choqué par la facile vulgarité, l'indécence presque, de ces petits groupes qui se masturbent collectivement le cerveau, avec ces querelles d'initiés, ces private jokes. Je ne crois pas avoir apprécié l'armée en tant que telle, mais parce qu'elle m'a écarté radicalement de ces salles sombres à l'air moite. Peut-être qu'à tout prendre je préfère l'odeur de la graisse pour armes automatiques à celle de l'encre des stylos billes surchauffés. Mais je relativise ; je connais mon goût des extrêmes, et il existe tout un spectre d'images entre le rat de bibliothèque et le soldat suisse. Et plus les jours passent, plus tout cela s'éloigne, sans pour autant me rapprocher de qui j'étais avant.
Mais comment expliquer cela à Todd, et surtout pouquoi ? Je me sens démuni, sans pouvoir me l'expliquer, devant cette force de la nature. Dans le même temps, j'ai l'impression confuse qu'il y a un bon coup à jouer, un truc absolument poétique, donc quelque chose de délicieusement excitant, qui peut l'emporter sur ma tristesse – ma détresse. J'ai soudain le désir ardent de mieux le connaître ; d'en faire la lumière de cette fin d'été aux lueurs de tragédie. Todd peut me donner le sentiment d'exister un peu plus, un peu mieux – ou plutôt, je peux me persuader de ce sentiment grâce à son apparition imprévue, je peux construire sur sa présence. Bien que bâtissant ce songe en toute conscience, crois-je, je suis déboussolé, comme toujours lorsque je me trouve à l'orée d'une aventure – mais quelle aventure banale... Pourtant il me faut exploiter cette situation, car l'occasion d'ainsi meubler la douleur ne se présentera peut-être plus. Pour cette raison, je lui propose de poursuivre notre conversation devant un verre. De toute façon, ma canette touche à sa fin et les Gralsburg, une fois passée la moitié, perdent leurs bulles et leur goût. Je ne tiens vraiment pas à siroter indéfiniment le fond de ma bière. Quant à Todd, il n'a rien sous la main. Il accepte ma proposition et se lève péniblement. J'y trouve une peine parée de la noblesse d'un vieillard aristocratique. Les deux vieux du banc d'à-côté, un couple sans doute, semblent plutôt penser quel ivrogne dégueulasse. Je leur souris derrière mes lunettes de soleil, avec les yeux, de sorte qu'ils ne doivent voir que le rictus que fait ma bouche.
On décide d'aller au Charlot ; ce n'est pas loin ; les pastis y sont corrects. Je crois qu'on a tous les deux envie d'un petit jaune. Dans le sous-voie, je demande à Todd de m'attendre un instant et vais vite pisser un coup. Ce faisant, je me félicite de ma bonne fortune. Quelle chance de tomber sur Todd aujourd'hui, ou comment occuper cette fin d'après-midi. Je secoue la dernière goutte, remballe, retrouve Todd. On ne parle pas durant le reste du trajet. On s'installe en terrasse et on attend le serveur. Comme il n'est pas pressé de venir, je prends sur moi de faire la conversation. Je demande à Todd ce qu'il fait ces temps, alors que je ne sais même pas ce qu'il faisait avant. Il me raconte qu'il a été viré par son patron, qui était dans les pierres tombales, qu'il est au chômage et qu'il arrive en fin de droit. Depuis qu'il n'a plus de travail, il s'occupe comme il peut. Il a envie de me dire un autre truc, je le sens ; je lui dis mon sentiment. Il me répond de manière évasive, énigmatique, et conclut qu'il n'a pas assez bu pour m'en parler. Le serveur arrive, je le reconnais : c'est le vieux beau, un italien, qui demande à toutes les minettes qu'il a envie de sauter si elles veulent un sexpresso. Peut-être qu'il le demandait à Linda. Je commande deux doubles pastis, il faut que ça aille vite maintenant, je veux savoir le secret de Todd avant que la nuit ne tombe, le mec me regarde comme si j'étais un demeuré. Je répète, puis devant son incompréhension mesquine je lui dis qu'il n'a qu'à mettre deux fois quatre centilitres dans le verre et de compléter avec un peu d'eau, sans sexpresso, merci. Il se tire et nous restons silencieux, à fumer. Je procède à un petit tour d'horizon, pas grand-chose à regarder sinon des gens qui se livrent à la même activité et qui, tombant sur notre table, font une sale tête et sûrement un très sombre jugement. Le vieux clochard à crinière blanche et le jeune type au crâne rasé. Drôle de tableau. Les pastis arrivent. Nous les buvons vite, ils sont pour la soif ceux-ci, et en reprenons deux. Todd se déride, je devine un grand sourire sous sa barbe défaite ; ce n'est pas qu'il a l'air satisfait, mais presque. Je lui annonce que je dois aller aux toilettes, et que lorsque je reviens il a intérêt à se mettre à table. Il fait semblant de ne pas comprendre, me demande où on va manger après. J'entre dans son jeu et lui explique l'expression. Il fait ah !, sourit un peu plus, croise les mains, affiche un air encore plus satisfait, plus mystérieux. Je vais pisser. Je reviens.
_ Alors... Le truc que tu veux savoir, hein... C'est mon occupation. C'est mon gosse. Tu sais, je suis sculpteur. Alors je sculpte. J'ai sculpté de la merde toute ma vie. Les tombes des autres, quoi. Maintenant je fais la mienne...
Devant mon air abasourdi, il se tait un instant, semble se reprendre, changer de stratégie.
_ Non enfin. Pas vraiment ma tombe. Mais un truc grandiose, quoi. La bestiole fait quatre mètres de haut. Enfin, de long, je la sculpte dans le couloir de ma cave. Pas la place, sinon. Tu fais une drôle de tête, petit.
Je fais sans doute une drôle de tête. Mais je réagis véritablement au mot petit. Je n'aime pas qu'on m'appelle ainsi. Je n'aime pas qu'on m'appelle tout court. Pourtant, on dirait de l'affection. Et sans pouvoir dire pourquoi, cette affection, son affection, me plaît. Aussi je tente de ne rien montrer et le laisse poursuivre.
_ C'est une bonne femme, que je sculpte, hein. Le genre de meuf qui devrait taper dans l'oeil. T'imagines un peu, une tombe porno, quoi ! Ca devrait le faire. Pis bon, je le mérite. Mais là j'ai pas beaucoup de place. C'est pas facile. Pis le bloc il a coûté tout ce qu'il me restait. J'ai des outils de merde. C'est dur. Mais ça m'occupe, tu vois. C'est un truc un peu mythologique. Fais pas cette tête, même Todd peut connaître la mythologie grecque, petit.
Je suis d'un coup très intéressé. Comme si je ne l'étais pas avant... Le pastis commence à me kicker le casque. J'ai ce vieux qui me raconte un conte, avec son accent neuchâtelois, avec sa magie surtout. Une statue de quatre mètres de haut. Le rêve de mon père. La mythologie. Quelle déesse, quelle erynie, quelle muse, Linda ?
_ Tu voudrais la voir ? On peut passer chez moi, hein. Moi j'ai le temps, tu vois. C'est comme tu veux, petit. Pis je suis désolé, j'ai pas un rond pour le verre.
J'accepte donc la proposition de Todd, règle l'addition. Arrivés chez Todd, ce dernier fait monter le suspense, retarde l'instant de la révélation. Il m'offre du rouge ; ce n'est pas du Montagne, mais on dirait. Je ne suis pourtant pas difficile niveau rouge, je n'ai pas l'habitude d'en boire du bon et je n'y connais rien. C'était d'ailleurs un sujet de discorde entre Linda, plutôt bourgeoise, et moi, fils de fous, plutôt pauvre. Le vin. Le mélange bière, pastis, vin, ne m'enchante pas. Je me méfie un peu. Mais Todd tient tellement à se faire pardonner pour le Charlot, que je bois une demi bouteille de son Gamay à trois francs à Denner. Je suis limite ivre, il est temps de se rendre à la cave. Todd s'en rend compte, ramasse ses clés. Nous quittons sa triste cuisine, moins crade que ce à quoi je m'attendais, et descendons les marches fatidiques. L'escalier me parait encore plus interminable que lorsque nous sommes montés tout à l'heure. Mais voilà cependant la porte de la cave, Todd la déverrouille, l'ouvre, allume une lumière anémique. Je le suis, m'engouffre dans la pénombre. Quelques marches, un couloir en L qui me ramène au cavalier d'un jeu d'échecs, à Linda surtout. Au bout du couloir, une ombre immense, un monticule recouvert d'un drap ocre. Todd ouvre une petit porte, farfouille un instant et revient avec une vieille lampe-tempête, un modèle militaire, kaki – j'avais acheté la même avec Linda. Il craque une allumette, mes yeux humides, le souterrain s'illuminent. Il fait tout cela très lentement. L'impatience. Enfin, il décide d'enlever le drap – mais quelle lenteur, encore. Je regarde, immobile, bouche bée, le miracle, la blancheur peu à peu révélée. D'abord les pieds, petits, parfaits, à faire se pâmer un fétichiste. Puis les jambes, longues, élégantes, Bukowski aurait joui à leur vue. L'entrejambe n'est qu'à peine dégrossi. Je devine qu'il sera nu. Un drapé compliqué, antique, comme sale d'une manière indicible, et d'une saleté qui serait irrésistiblement attirante, laisse les seins superbes dénudés. Ils sont charnus sans être trop abondants, avec une fermeté, une retenue qui attire l'oeil et la main. Les bras sont à moitié enveloppés dans la toge – toge n'est pas le bon mot. Mais les mains, fines, soyeuses, aux ongles longs soigneusement taillés, ressortent du drap, de même que les avants-bras. La tête enfin, qui n'est qu'une masse informe. Le visage n'en a pas été sculpté que déjà je suis amoureux de cette statue comme de Linda. Todd reste silencieux, je sens son regard posé sur moi, désagréable mais léger, tandis que je contemple son oeuvre. Le plus beau gisant que je n'aie jamais vu. Je reste devant cette merveille. Soudainement, j'en ai assez. Je fais un signe à Todd et m'en vais, le laissant recouvrir de son linceul la marchandise. Je l'attends dans le hall d'entrée de l'immeuble, fume une cigarette comme après l'amour. Je suis troublé par l'apparition blafarde du fond de la cave. Todd me rejoint sans se presser et sans un bruit. Cela m'étonne, je l'imagine plutôt faisant du tapage comme un vieil ours mal luné que se glissant tel un serpent. On remonte chez lui. Il me ressert du rouge. Je bois. On ne parle pas. Pendant un long moment. Puis, comme s'il avait déterminé que je suis remis de mes émotions, il prend la parole.
_ T'as pas besoin de me dire ce que t'en penses. Je sais bien. Par contre, t'as vu, c'est un gisant. Moi je veux pas d'un gisant. J'ai besoin de la redresser, de sculpter sa nuque, son dos, son cul. Faut lui donner la vie qu'elle mérite, quoi.
Je réfléchis à toute allure – allure relative, alcoolisée. Mon oncle et ma mère ont hérité de l'atelier de serrurerie de mon grand-père. Un énorme bâtiment à Serrière. Il y de quoi faire une douzaine de statues semblables à celle-ci là-bas. J'en parle à Todd. Il est évidemment vivement intéressé. Je lui dis qu'il faut que j'en parle à mon oncle, Angelo. Je lui demande son numéro. Il n'a ni portable ni fixe.
_ Repasse chez moi quand tu sauras, petit.
On discute encore un peu, je finis mon verre. On se sépare.
J'arrive ivre à mon studio de Goutte-d'Or, que j'ai repris à Martin. Je me souviens notre début de soirée quand c'était encore chez lui ; ces B-52 bien chargés avant de partir avec Evan pour le concert des Chemical Brothers à Fribourg. Je me rappelle la crise de Linda, lorsqu'elle avait appris que j'allais les voir sans elle ; peut-être aurais-je dû la prendre avec ; peut-être n'en serais-je pas là. Fribourg. Sa caserne, mes mois militaires. Je remarque que je suis bien détruit. Je pense à Todd et sa statue. Je pense que je devrais quand même manger. Je n'ai pas faim. Je prends une Baltika dans le réfrigérateur, la décapsule, en boit un long trait – trait d'union, final, tirer un trait, une femme, Linda. Je m'affale sur mon matelas – il faudrait que j'en change les draps, je me suis pissé dessus en comatant l'autre soir. Je déboutonne mon jeans, glisse une main dans mon caleçon. Je me masse un instant le sac, qu'il est plein... puis j'entreprends mon pénis. Je me sens partagé et mon sexe l'est aussi. Ce désir de durcir au contact de ma paume et cette peur, cette peur de le faire, de jouir, d'encore se baigner dans la vacuité qui immanquablement suivra la délivrance. Alors je finis ma bière et fume une clope. S'occuper les mains, s'éloigner de ce sexe inutile, solitaire, autour duquel il manque de cette chair chaude. Quelque chose est mort dans ma verge qu'il faut que je me réapproprie, ou alors qu'elle tombe comme feuilles d'automne rouge-orange. Je pense au message que je lui ai écrit le jour où je me suis rendu compte que j'étais las, lassé à en mourir de cette véritable cure pornographique ; il me fallait son corps de lumière et non cet amas de pixels tellement vain, presque répugnant, avec dessus ces mains froides comme l'est un serpent. Mains bonnes à faire des BigMacs, à porter des poids, à lever des canons pour les descendre, à tirer au Fass 90 à 300 mètres. La distance me ramène à Linda. Où est-elle ? Que fait-elle ? L'a-t-elle en joue comme moi j'avais la cible dans l'alignement parfait du guidon et de la hausse ? De mémoire j'ajuste mon dispositif de visée. Puis je cède, me lève et saisis mon fusil d'assaut. Position patrouille, de tir, d'attente... J'attends. Ein Mann is kein Mann – disait le sergent Koreli. Je regrette de le savoir si bien. J'introduis la bouche du canon dans ma bouche, long baiser à Natacha. Qu'il serait peut-être bon, stupide, risible d'en finir d'un éclair. Je charge mon arme d'un mouvement sec. La décharge.
Linda m'a alors proposé un plan cul. J'ai accepté. Et je lui ai dit, naïf, imbécile compulsif, borderline pathétique, je ne me masturberai plus jusqu'à ce jour j (cette mort m, cette connerie c) pour t'honorer. Elle avait répondu que dix litres ne l'honoraient pas plus qu'un déci. Au diable les décis ! J'appuie Natacha contre le mur boisé – on repassera pour le tango – et me sers un verre ras de tawny porto que je descends aussitôt. Que reste-t-il de la vie après cela ?
Je décide qu'une douche règlera la question – me débarrassera surtout de l'odeur rance de la friture, de ce gras que j'ai sur la peau, qui circule en cachette dans mes veines. L'eau me lave – de quoi je ne sais. Je m'accroupis. Pense à Linda. Pense à Kate rencontrée lors d'une de mes récentes beuveries en société. Pense à Linda. Ma droite suit l'affaire de très près. Dix jours de retenue giclent et s'écoulent dans l'eau tiède qui me noie. Devant tant de blancheur, essoufflé, je ne peux m'empêcher de gerber mon mauvais mélange, là, la tête appuyée contre le robinet chromé, le corps recroquevillé, la main encore fermée sur l'objet du délit.


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