Poésie du samedi, 22 (nouvelle série)
Les soucis de la vie prosaïque m’ont éloigné de la poésie ces derniers jours. Disons que je me suis cogné à une prose si anguleuse que j’en suis encore tout meurtri… Comme toujours dans les cas de grande déception existentielle, je me suis retiré dans ma bibliothèque un peu comme Achille sous sa tente.Là, après de nombreux tâtonnements, j’ai trouvé une approche de nature à laisser envisager un commencement de réconciliation avec la dure réalité actuelle, traîtreusement farcie d’angles douloureux. J’ai presque crié « Eurêka » comme Archimède en son bain…
Pour que la thérapie littéraire soit efficace, il fallait en effet une démarche poétique, mais alliée à une vision rationnelle permettant une meilleure saisie du réel, afin de ne le point subir. C’est alors que Guillevic m’est apparu avec ses Euclidiennes, une sorte de manuel de géométrie dont les démonstrations s’affichent avec la belle évidence des figures. Un vrai viatique pour tracer le calepinage des constructions futures… Pour l’heure, j’en retiens donc des angles très marqués ou remarquables…
Angle aigu
A défaut d’être cercle
On pourrait se faire angle
Et, sinon vivre au calme,
Attaquer l’entourage ,
Se reposer ensuite
En rêvant de fermer
L’autre côté toujours
Ouvert sur l’étranger.
Angle obtus
Si c’est de n’avoir pas
Pouvoir de pénétrer
Qui fait s’ouvrir encore
Bien plus qu’on ne voudrait
Ou si c’est d’être ouvert
Bien plus qu’on ne voudrait
Qui vous enlève le pouvoir
De pénétrer,
Est-ce que c’est
Une question ?
Si c’en est une, la réponse
Est quelque part.
Parallélogramme
On pourrait m’aplatir
Aussi me redresser.
Je n’ai pas d’idée fixe.
Que deviennent aigus
Mes deux angles obtus,
Je ne tremblerai pas.
Mais s’il me faut passer
Un instant de raison
En forme de rectangle,
Alors j’ai peur,
Car un rectangle
Est autre chose.
Comme si ma surface
Pouvait ne plus m’appartenir,
Comme si quelque vent
M’ouvrait sur le volume,
Si mes angles veillaient
Sur quelque chose d’autre
En moi-même que moi.
Ligne brisée
Je mets à me chercher
Plus de temps qu’à parler,
Mais je me trouve peu
Et c’est peut-être vrai
Que j’ai l’air de maudire.
Triangle équilatéral
Je suis allé trop loin
Avec mon souci d’ordre.
Rien ne peut plus venir.
Guillevic (Carnac 1907- Paris 1997), Euclidiennes, Gallimard 1967.
Eugène Guillevic a été marqué par une formation où les mathématiques tenaient une certaine place, avant de devenir dans la vie prosaïque quelque chose comme contrôleur des finances. Il est aussi connu pour son engagement au Parti communiste depuis la Résistance. Il n’a malgré tout cela jamais cessé d’être poète. Je l’avais déjà convoqué pour une Poésie du samedi n° 50 (L’abeille in Choses parlées) première série.