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Les mots de la politique (4) : « Politique de civilisation », « offensive de civilisation », Front National

Publié le 08 mars 2011 par Variae

C’est un détail. Mais un détail assez extraordinaire. Martine Aubry, première secrétaire du Parti socialiste, responsable de son projet et potentielle candidate à la présidentielle, a choisi comme slogan et comme mot d’ordre idéologique une expression identique, à peu de choses près, à celle employée par Nicolas Sarkozy dès sa campagne de 2007. L’un parle de « politique de civilisation », l’autre « d’offensive de civilisation ». Dernière version : un « changement de civilisation », titre d’une somme de réflexions sur la rénovation de la gauche préfacée et présentée par la première des socialistes.

Les mots de la politique (4) : « Politique de civilisation », « offensive de civilisation », Front National

Il me semble que Nicolas Sarkozy a actuellement abandonné cette référence qui fut un temps un classique de ses discours. Il épargne ainsi au PS le ridicule d’une cacophonie et d’une bataille de droits de propriété. Mais, en admettant même que les Français aient oublié la paternité du slogan, et finissent par croire que c’est bien Martine Aubry qui l’a « lancé » en politique, ce caractère interchangeable est fortement questionnant. Bien entendu, on objectera que le mot ne recouvre pas le même sens dans les deux cas ; que Sarkozy mentait en l’employant ; que le vrai auteur en est Edgar Morin, homme de gauche ; que ce ne serait pas la première fois que le président de la République, par habile triangulation, vole un mot (« Jean Jaurès », « égalité ») à la gauche, et que ce n’est pas une raison pour que ce terme soit pestiféré à jamais.

Il y a triangulation et triangulation. Chiper Jean Jaurès, c’est une manœuvre de contournement, indiscutablement : Jean Jaurès est l’incarnation du socialisme. Parler d’égalité n’est pas neutre non plus : c’est un concept qui passe mal à droite, et le candidat puis président Sarkozy l’emploie d’ailleurs presque toujours sous la forme orientée « d’égalité des chances ». La « civilisation », en revanche, qu’elle soit mangée à la sauce « politique », « offensive » ou du « changement », n’a pas une coloration aussi évidente. A tout prendre, elle renvoie même plutôt à des connotations coloniales voire néoconservatrices (cf. le « choc des civilisations »). L’usage qu’en fait Morin est presque à contre-courant ; et même si Sarkozy l’a compris de travers, il n’en demeure pas moins qu’il peut se retrouver avec Martine Aubry sur des pans entiers du concept, en particulier sur tout ce qui concerne le bien vague « nouveau modèle de développement ».

Qu’est-ce qui distingue l’égalité, pour garder cet exemple particulièrement significatif pour la gauche, de la civilisation ? La première est un concept clair, précis, déterminé (et déterminant), clivant. Il conditionne une vision du monde particulière, sujette à débat, et donc aussi à adhésion. La seconde est une idée abstraite, complexe, difficilement définissable et au contenu probablement extrêmement variable. C’est en cela qu’elle peut résonner favorablement aux oreilles de la gauche, de la droite, de tout le monde – donc de personne. On peut concevoir des « civilisations » n’engageant en rien des valeurs de gauche. Sarkozy n’a pas volé une expression à Edgar Morin, ni ne se l’est faite emprunter par Martine Aubry ; elle est simplement si peu déterminée, si peu connotée qu’à peu près n’importe quoi peut se couler dedans.

On rétorquera encore qu’il faut gratter derrière les grands titres, et que l’important est le train de mesures et de propositions précises qui sera déployé dans les projets des uns et des autres. Mais il faut être un peu cohérent : si une expression est martelée dans les passages médias pour désigner un programme, c’est bien que l’on mise sur sa reprise et sa mémorisation comme résumé de celui-ci. En l’occurrence, le/la politique/offensive/changement de civilisation est si vague qu’il/elle a un effet inverse de celui désiré : au lieu de resserrer des propositions autour d’une ligne d’interprétation centrale – comme pouvait le faire « l’ordre juste » en 2007 (quoi qu’on pense de ce slogan sur le fond) – il/elle éparpille et dissout celles-ci dans un flou catastrophique. Que peuvent bien avoir de si particulières les mesures portées par le PS, si elles peuvent être résumées par une expression qui a déjà servi un peu pour tout le monde ?

Soyons clairs : il ne s’agit pas d’un simple problème de communication ou de terminologie, mais bien d’un déficit idéologique et politique structurel. L’interview donnée au Monde par Martine Aubry le 3 mars dernier en est symptomatique. Un « proposition dropping » dont ressortent comme seuls traits saillants le « changement de civilisation » porté par une « prochaine gauche » (laquelle ?), et l’exigence « de sens, d’éthique, de vérité ». Sens, éthique, vérité : tout parti politique peut signer une telle déclaration ; tout au plus peut-on démontrer que Sarkozy a failli sur ces trois points. Est-ce donc cela le projet de la gauche, « faire ce que Sarkozy n’a pas fait »? Plus inquiétant encore, à quelques semaines du rendu définitif du projet socialiste et à seulement un an de l’élection, le « care » fait encore l’objet d’un long développement, sans que personne n’ait ressenti le besoin de donner une traduction française et en langue commune à un terme anglais et scientifique. On est donc confronté à un considérable hiatus entre des propositions qui sont effectivement abondantes et sans aucun doute pertinentes, et une incapacité à les ordonner d’une façon qui leur donne sens, et qui les fasse exister comme une alternative compréhensible et indiscutable à la droite.

Il ne s’agit pas d’accabler Martine Aubry. DSK, lors de son très attendu passage sur France 2, a donné les signes du même mal. Amené à définir le socialisme, il a utilisé ces trois termes, sans doute soigneusement pesés à l’avance : « lespoir, l’ avenir, l’innovation ». Je ne répéterai pas ce que j’ai écrit plus haut, vous pouvez faire l’exercice vous-même: lequel de ces mots serait inconcevable, ou polémique, dans la bouche d’un homme de droite (et réciproquement, de gauche) ? Aucun. C’est peut-être un atout pour un second tour d’élection présidentielle. Mais pour un premier tour, étape qui devrait être la seule à intéresser les socialistes pendant un an, en quoi est-ce une conception clivante, identifiante, différenciante ?

Les deux derniers sondages-choc sur la percée inédite du Front National, même s’il faut évidemment les prendre avec toutes les précautions d’usage, n’épargnent personne et jettent une lumière crue sur ces considérations. PS et UMP (à travers leurs candidats) ne payent-ils pas cash leur identité évanescente ? Marine Le Pen ne marque-t-elle pas d’abord des points par la simplicité, la cohérence et l’évidence de son discours (protection – des frontières, des salariés, du corps national …) ? D’un côté, une droite laminée par les embardées idéologiques (un coup à droite, un coup à gauche) de son président, et ses échecs successifs ; de l’autre une gauche perdue dans une introspection jamais vraiment terminée sur son rôle et sa fonction dans la mondialisation libérale, et dans les atermoiements (qui dureront jusqu’à l’automne) sur l’identité de son représentant. Nul doute que cette confusion, sur fond d’affaires diverses et variées, contribue largement à nourrir l’accusation d’UMPS et donc le vote FN. Et que faute de ressaisissement rapide, le 21 avril (à l’endroit, à l’envers) pourrait devenir une date somme toute banale.

Romain Pigenel


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