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Le peuple et les “Grands Hommes”

Publié le 12 mars 2011 par Jlhuss


Jl_8b231ce1518e09bc0936fae010c14f1d.1299921702.jpg’aime Brecht. Comme tous les grands, il  réussit à survivre aux mises en scènes les plus désastreuses. Parmi mes pièces préférées : Mère Courage, Maître Puntila et son valet Matti ,  Mahagonny, l’Opéra de quat’sous  et Le brave soldat Schweyk  dans la deuxième guerre mondiale dont je vous propose un extrait.

Schweyk  est le personnage principal de  romans écrits, à la fin de la première guerre mondiale,  par le  tchèque  Jaroslav Hasek auteur entre autres du merveilleux Histoire du Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi .  Figure idéale du civil enrôlé malgré lui, dans l’armée austro-hongroise, le brave soldat Schweyk combat victorieusement la bêtise militariste en exécutant, dans leurs moindres détails, les ordres les plus absurdes.  En 1941, Bertold Brecht a repris le personnage et l’a projeté dans Prague occupée par les nazis (d’où le protectorat de Bohème). La scène qui suit se situe au début de la pièce.

Madame Kopetzka est patronne d’auberge, Brettschneider agent civil de la Gestapo

Chambolle

BRETTSCHNEIDER, dépliant son journal. — Edition spéciale. Un attentat a été commis contre le Fûhrer dans une brasserie de Munich. Qu’est-ce que vous en dites ?

SCHWEYK. — Il  a souffert longtemps ?

BRETTSCHNEIDER. — Mais il n’a pas été blessé ! La bombe a explosé trop tard.

SCHWEYK. — Ils n’y avaient pas mis le prix, faut croire. Maintenant, on fabrique tout en série, et après ça, on s’étonne que la qualité n’y soit plus ! Et pourquoi ?  Ces articles-là, on ne les travaille plus avec amour comme du temps de l’artisanat, c’est pas vrai, ce que je dis ? Mais que pour une occasion pareille, ils n’aient pas choisi une bombe de meilleure qualité, c’est bien de la négligence de leur part. Un jour, à Tchestey  Kroumiov, il y a un boucher…

BRETTSCHNEIDER, lui coupant la parole. — Vous appelez ça de la négligence, vous, quand le Fùhrer a failli trouver la mort ?

SCHWEYK. — Un mot comme « failli », ça trompe. Monsieur Brettschneider. En 38, quand on nous a vendus, à Munich, on a failli faire la guerre. Et après, quand on n’a pas bougé, on a failli tout perdre. Déjà, pendant la guerre de 14, l’Autriche a failli vaincre la Serbie, et l’AIlemagne a failli battre la France. « Faillir »… Faut pas se fier à ces mots-là.

BRETTSCHNEIDER. — Continuez, vous m’intéressez ! Madame Kopetzka, vous avez des clients intéressants. Et qui s’y connaissent en politique !

MADAME KOPETZKA. — Tous les clients se valent. Pour nous autres, commerçants, il n’y a pas de politique qui tienne. Et je vous serais reconnaissante, Monsieur Brettschneider, de ne pas entraîner mes habitués à parler politique pour pouvoir les arrêter ensuite. Et pour les gens comme vous. Monsieur Schweyk, vous n’avez qu’une chose à faire : on paie sa bière, on s’assied, et on parle de choses et d’autres. Mais vous avez assez parlé pour deux bières. Monsieur Schweyk.

BRETTSCHNEIDER. — J’ai l’impression que vous n’auriez pas considéré ça comme une grande perte pour le Protectorat de Bohème, si le Fûhrer était mort.

SCHWEYK. — Pour une perte, ça en serait une, il n’y a pas à dire. Et même une perte effroyable. Hitler, on ne peut pas le remplacer par le premier crétin venu. Hitler, c’est un homme qui s’est fait beaucoup d’ennemis. Ça ne m’étonne pas qu’on ait voulu le tuer.

BRETTSCHNEIDEB, qui pense le tenir. — Qu’est-ce que vous voulez dire ?

SCHWEYK, avec vivacité. — Les grands hommes, ils sont toujours mal vus par le petit peuple, comme l’écrivait un jour le rédacteur de la revue Le petit écho des jardins. Et pourquoi ? Les époques de grandeur, l’homme de la rue, il s’asseoit dessus. Il ne les comprend pas. Tout lui paraît de trop, même l’héroïsme. Ce qu’il veut, c’est aller un peu à l’auberge, boire une bière, danser la valse avec les filles et de quoi se caler les joues. Quand on est chef d’Etat, il ne faut pas s’empoisonner à traîner un ballot aussi lourd. On a déjà bien assez de peine à faire entrer les peuples dans les livres d’histoire. Le petit peuple, c’est un boulet au pied pour le grand homme. C’est comme si vous serviez à Baloun, avec l’appétit qu’il a, une petite saucisse de Francfort au dîner, autant dire zéro. Non, j’aime mieux ne pas entendre ce que les chefs disent de nous quand ils sont ensemble.

BRETTSCHNEIDEB. — Vous pensez peut-être que le peuple allemand n’est pas derrière le Fûhrer ? Et vous pensez qu’il n’est pas content ?

MADAME KOPEIZKA. — Messieurs, je vous en prie, parlez d’autre chose. Ça n’a pas de sens. Par les temps qui courent, faut être sérieux.

SCHWEYK avale une bonne rasade de bière. — Le peuple allemand est derrière le Fûhrer, Monsieur Brettschneider, y a pas de doute. Comme disait un jour le maréchal Goering ; « On ne comprend pas toujours immédiatement le Fûhrer ; il est trop grand ». Il doit bien le savoir, lui.  (Sur un ton confidentiel) C’est étonnant, ce qu’ils ont pu lui mettre de bâtons dans les roues, au Fûhrer, dès qu’il avait une de ses grandes idées,et même des dirigeants. On dit que l’automne dernier, il voulait construire un édifice qui aurait été grand comme de Dresde à Leipzig, un temple à la mémoire de l’Allemagne, pour quand elle serait ruinée par un plan grandiose qu’il a déjà prévu jusque dans les détails. Eh bien, ceux du Ministère, ils ont encore secoué la tête en disant : « Trop grand » Parce qu’ils n’ont pas le sens des choses extraordinaires, de tout ce qu’un génie comme lui arrive à imaginer quand il n’a rien à faire. Pour les décider à faire la guerre mondiale, il a fallu qu’il leur dise et leur répète qu’il voulait seulement Dantzig, ça et rien d’autre, et qu’il n’avait plus d’autre désir dans son cœur. Vous voyez déjà comment ils sont, ceux d’en haut, les gens instruits, les généraux et les directeurs de l’I.G. Farben ; qu’est- ce que ça peut leur faire, à eux, parce que, est-ce que c’est eux qui paient ? Alors, vous pensez, avec 1′homme de la rue, c’est encore pire. Quand on lui dit qu’il va falloir mourir pour quelque chose de grand, ça ne lui dit rien du tout, il trouve à redire à tout, il tourne et il retourne la cuillère dans la soupe comme si elle n’était pas bonne. Et vous croyez qu’il n’y a pas de quoi ronger le moral à un grand chef qui s’est donné tant de mal pour leur trouver quelque chose de vraiment sensationnel, quand ça ne serait que la conquête du monde ! Parce qu’après tout, qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? Y a des limites à ça, comme à tout. C’est beau, je dois dire !

BRETTSCHNEIDER. — Ainsi, vous prétendez que le Fûhrer veut conquérir le monde ? Et qu’il n’est pas seulement obligé de défendre l’Allemagne contre ses ennemis, les Juifs et la ploutocratie ?

SCHWEYK. — Ne le prenez pas comme ça. Il ne pense pas à mal. Conquérir le; monde, pour lui, c’est quelque chose de tout à fait ordinaire, comme pour vous de boire de la bière. Ça lui plaît, et il tentera le coup, c’est sûr. Mort aux Anglais, c’est tout ce que j’ai à vous dire !

BRETTSCHNEIDER se lève. — On ne vous en demande pas plus. Suivez-moi jusqu’à la Banque Petschek, à la Gestapo. Là-bas on a deux mots à vous dire !

MADAME KOPETZKA. — Mais enfin. Monsieur Brettschneider ! Monsieur Schweyk est innocent. Il n’a rien dit de mal. Ne lui faites pas d’ennuis !

SCHWEYK. — Je suis innocent, la preuve, c’est qu’on m’arrête… Pour moi, ça faisait deux bières et un schnaps. (Il paie. Puis d’un ton cordial, à Brettschneider

:)
Excusez si je passe devant. Comme ça, vous pourrez m’avoir à l’œil.

Bertolt Brecht, « Chvéïk dans la Seconde Guerre mondiale » - 1943

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Les oeuvres de Brecht

  • Les Sermons domestiques
  • Jean La Chance, 1918 (inachevé)
  • Baal, 1918
  • La Noce chez les petits bourgeois, 1919
  • Tambours dans la nuit (Trommeln in der Nacht), 1920
  • Dans la jungle des villes (Im Dickicht der Städte), 1922
  • La Vie d’Édouard II d’Angleterre (Leben Eduards der Zweiten von England), 1924
  • Homme pour homme (Mann ist Mann), 1925
  • L’Opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper), 1928
  • L’Importance d’être d’accord (Das Badener Lehrstücke von Einverständnis), 1929
  • Grandeur et décadence de la ville de Mahagony (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny), 1930
  • Sainte Jeanne des Abattoirs (Die heilige Johanna der Schlachthöfe), 1930
  • Celui qui dit oui, celui qui dit non (Der Jasager, Der Neinsager), 1930
  • La Décision (Die Massnahme), 1930
  • L’Exception et la règle (Die Ausnahme und die Regel), 1930
  • La Mère (Die Mutter), 1931
  • Ventres glacés (Kuhle Wampe) (film), 1932
  • Têtes rondes et têtes pointues (Die Rundköpfe und die Spitzköpfe), 1933
  • Les Fusils de la mère Carrar (Gewehre der Frau Carrar), 1937
  • Mère Courage et ses enfants (Mutter Courage und ihre Kinder), 1938
  • Grand-peur et misère du Troisième Reich (Furcht und Elend des Dritten Reiches), 1938
  • La Vie de Galilée (Leben des Galilei), 1938
  • La Bonne Âme du Se-Tchouan (Der gute Mensch von Sezuan), 1938
  • Le Procès de Lucullus (Das Verhör des Lucullus), 1939
  • Maître Puntila et son valet Matti (Herr Puntila und sein Knecht Matti), 1940 (avec Hella Wuolijoki)
  • La Résistible Ascension d’Arturo Ui (Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui), 1941
  • Les Visions de Simone Machard (Die Gesichte der Simone Machard), 1942
  • Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale (Schweyk im zweiten Weltkrieg), 1943
  • Le Cercle de craie caucasien (Der kaukasische Kreidekreis), 1945 (publié en 1949[6])
  • Antigone, 1947
  • Histoires calendaires (Kalendergeschichten) , 1949
  • Les Jours de la Commune (Die Tage der Commune), 1949
  • Petit Organon pour le théâtre, 1948
  • La Dialectique au théâtre, 1951
  • Les Affaires de Monsieur Jules César, 1957
  • Turandot, ou le congrès des blanchisseurs (Turandot oder der Kongress der Weisswäscher), 1954

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