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Le risque est grand de voir effacer toutes les
affaires de la décennie
| 11.03.11 | 12h52 • Mis à jour le 11.03.11 | 12h58
Report du procès Chirac : scandale ou justice ?
En apprenant le report du procès des emplois fictifs de Paris et Nanterre, dont Jacques Chirac apparaît comme le principal prévenu, on a d’abord pensé à une habile manoeuvre procédurale.
Les avocats des prévenus ont réussi, en posant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), à retarder la tenue des audiences jusqu’à une date si indéterminée et lointaine que l’on ne
sait si le procès aura vraiment lieu. Et c’est à ce retardement, et à ses effets sur l’opinion, que s’en sont tenus les commentateurs.
Mais si l’on a la curiosité de s’intéresser de plus près au fond de la manoeuvre, on découvre en vérité qu’une bombe civique est en préparation.
La nouvelle procédure de la question préalable de constitutionnalité permet à un justiciable, avant d’être jugé en vertu d’une loi donnée, de demander que cette loi soit soumise au Conseil
constitutionnel pour vérifier sa conformité aux principes de notre Loi fondamentale. Pour le citoyen, c’est un vrai progrès démocratique.
Le prévenu pose la question au tribunal. Si celui-ci considère la question sérieuse, il la soumet au filtre de la Cour de cassation. Si la Haute Juridiction est du même avis, la question est
transmise au Conseil constitutionnel.
Au travers de ces affaires d’emplois fictifs (à Paris cette semaine et la semaine prochaine à Nanterre) la véritable cible sera le seul point d’appui juridique de la quasi-totalité des poursuites
des délits financiers dans notre pays. Ce point d’appui est celui-ci : la jurisprudence a considéré que les délits financiers, abus de confiance ou abus de biens sociaux étant des délits par
nature cachés, dissimulés, non révélés aux victimes, le délai de prescription de trois ans, à partir duquel on n’a plus le droit de poursuivre, devait courir non pas à partir de la date des
faits, mais de la date de leur découverte.
Cette question du délai de prescription est le point-clé du dévoilement de ces affaires. En effet, l’immense majorité des délits financiers, en raison de l’opacité des comptes, de la
domiciliation offshore des détournements, du labyrinthe bancaire international et du temps nécessaire pour les dénouer, ne peut être poursuivie que si la jurisprudence prend en compte cette
adaptation du délai de prescription.
Or il se trouve que cette adaptation n’a pas été codifiée. Le délai de prescription (dix ans pour un crime, trois ans pour un délit) ne connaît, dans notre ordre juridique, qu’une exception et
une seule, celle du crime contre l’humanité.
L’objection est donc sérieuse. Et il n’est pas si évident en droit que la Cour de cassation puisse refuser de la transmettre au Conseil constitutionnel.
Car le Conseil constitutionnel a déjà jugé que non seulement la lettre de la loi, mais l’interprétation, même constante, de la loi par les tribunaux pouvaient faire l’objet du contrôle de
constitutionnalité.
Si le Conseil constitutionnel est saisi, il devra trancher dans les trois mois (en dépit des difficultés qui font que des membres importants seront empêchés de siéger, puisqu’ils sont parties ou
intéressés dans ces procédures - Jacques Chirac, Jean-Louis Debré, par exemple).
Si le Conseil donne raison à la question prioritaire, par défaut de principe juridique, alors, à l’instant, la totalité ou presque des poursuites de délits financiers dans notre pays tombe,
disparaît dans les oubliettes, de manière irréversible.
Car s’appliquerait alors un autre principe de notre droit : il ne peut y avoir de poursuites qu’en vertu d’une loi promulguée préalablement à l’infraction ! S’il n’est pas de loi préalable, il ne
peut y avoir de poursuites. Même si on votait une nouvelle loi, elle ne pourrait donc s’appliquer que pour le futur !
Ainsi donc serait abandonnée sans recours la quasi-totalité des poursuites dans ces délits de puissants qui indignent à juste titre l’opinion.
Un seul coup d’éponge, et s’effacent toutes les affaires de ces dernières décennies. On imagine les conséquences sur le climat civique, sur l’idée de la justice dans notre pays...
Ce n’est donc pas une manoeuvre, c’est une bombe ! Tout cela est-il fortuit, dû au seul hasard, sorti de nulle part ? Chacun jugera. En tout cas, nous avons devant nous, dans les semaines qui
viennent, une menace imminente de bombe à fragmentation.
Et d’immenses conséquences morales et civiques sont en jeu, qui dépassent de beaucoup le procès des emplois fictifs, et le cas de Jacques Chirac, et que devront avoir en tête dans les semaines
qui viennent les citoyens. Et d’abord les magistrats de la Cour de cassation, au moment de se prononcer sur cette question.
François Bayrou, président du MoDem
Article paru dans l’édition du 12.03.11