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Ces antidépresseurs qu’on administre telles des aspirines du mal à l’âme

Publié le 12 mars 2011 par Richardlefrancois

Par Richard Lefrançois, La Tribune, 12 mars 2011

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Pourquoi consommons-nous tant d’antidépresseurs? Voilà une question contentieuse à l’origine de nombreuses croyances et qui continue de faire couler beaucoup d’encre. Le débat a resurgi depuis qu’ont été rendues publiques des statistiques ahurissantes : 13 millions d’ordonnances d’antidépresseurs ont été remplies au Québec l’an dernier. Un Québécois sur sept consomme ces médicaments, dont la moitié a 60 ans ou plus.

Se hissant au premier rang des médicaments prescrits, les antidépresseurs ont bondi en moins d’une décennie, doublant le volume des remboursements par la RAMQ. Bien que cette maladie gagne du terrain, on soutient qu’elle est sous-diagnostiquée et sous-traitée! L’Organisation mondiale de la santé prédit que d’ici dix ans elle deviendra la seconde cause d'incapacité dans le monde développé, après les troubles cardiovasculaires.

Au vu de ces chiffres aussi astronomiques que préoccupants, faut-il conclure à une crise endémique de santé publique ou sommes-nous en présence d’un phénomène propre aux sociétés de consommation ?

Nos pratiques médicales sur le banc des accusés

L’argumentaire rendant compte de cette inflation des diagnostics et de la hausse exponentielle des coûts est convaincant. D’abord, un réquisitoire s’est dressé contre l’industrie pharmaceutique à qui on reproche de mousser outrageusement l’usage des antidépresseurs. Bien sûr, le lobby qu’elle exerce après des médecins sert avant tout à satisfaire l’appétit de ses actionnaires plutôt qu’à prêter main-forte à un système de santé submergé.

L’organisation des services de santé est à son tour blâmée d’emprunter la voie facile et expéditive de la médication. Pourtant, le recours systématique à l’anamnèse des patients, dont les antécédents familiaux, l’histoire médicale et la capacité de résilience, lui permettrait d’être plus efficace, au même titre que la promotion de saines habitudes de vie.

Par ailleurs, un article paru dans la prestigieuse revue médicale Lancet note que trop de symptômes de la vie courante sont assimilés à la maladie psychiatrique. Il est en effet malaisé de tracer la frontière entre les désordres psychotiques et le cortège impressionnant des plaintes somatiques. Conséquemment, de moins en moins de troubles anxieux, de «déprime» occasionnelle ou de détresse psychologique échappent au diagnostic de dépression légère.

On administre des antidépresseurs contre l’ennui, la solitude, l’anorexie, la douleur chronique, la perte de l’estime de soi, le syndrome prémenstruel, sans oublier les troubles de l’humeur, de l’appétit, du sommeil et de l’attention. Certes, plusieurs symptômes doivent être observés concomitamment avant qu’un diagnostic de dépression soit rendu. Mais il est facile d’obéir à cette règle, somme toute peu restrictive, vu l’interdépendance de ces différents symptômes.

L’affluence des clientèles dans le cabinet des omnipraticiens engendre un effet multiplicateur indéniable sur la consommation. Ceux-ci reçoivent en première ligne près de la moitié des patients traités et prescrivent jusqu’à 70% de tous les antidépresseurs.

Il faut dire que l’étendue et l’efficacité des nouveaux outils thérapeutiques dont dispose le médecin jouent en faveur de cette surconsommation. En effet, les médicaments de la nouvelle génération des antidépresseurs (Zoloft , Prozac, Paxil, Effexor,…) sont administrés plus librement parce qu’ils comportent moins d’effets secondaires et que leur action est mieux ciblée.

La désinstitutionnalisation des personnes atteintes de maladie mentale, la non-gratuité et l’absence de réglementation des services de psychothérapie ne font qu’empirer les choses. Pendant ce temps, notre système de santé publique demeure insuffisamment approvisionné pour faire face à cette problématique.

Heureusement qu’existent des ressources alternatives, entre autres la psychothérapie, les groupes d'entraide, les centres d’écoute et de crise et les groupes de suivi communautaire. Signalons également que certains produits ont montré leur efficacité contre la dépression, dont le millepertuis, les omégas 3 et l’acide folique.

Cela dit, en cette époque où prédominent l’autonomie, la performance et l’optimisme, la dépression est souvent perçue comme un handicap honteux. Chacun tente désespérément de préserver son intégrité en affichant des attributs valorisés tels que la sociabilité, la maîtrise de ses émotions et la bonne humeur. Tout inconfort invalidant, toute épreuve susceptible d’altérer l’image positive de soi réclame une médication sur le champ.

Pour ragaillardir ou soulager le mal à l’âme, le comprimé a la cote puisqu’il apporte une réponse immédiate contrairement aux longues sessions en psychothérapie. Par son laxisme bienveillant et complaisant, la société tout entière, à commencer par l’appareil biomédical et les compagnies pharmaceutiques, est responsable de cette intoxication collective. Mais en reconnaissant aux antidépresseurs un pouvoir incantatoire, nous devenons tous complices d’une immense abdication.

La démocratisation du mal de vivre

Au fil des ans, notre société s’est transformée en un gigantesque chantier dédié à la traque de la maladie mentale. Des structures ont vu le jour pour nous éclairer sur les moyens d’améliorer nos interventions, comme le nouvel Institut national d’excellence en santé et en services sociaux et le Centre du médicament.

Depuis que sévit presque partout la souffrance psychique, des services de consultation psychologiques se sont déployés, en plus des ressources psychiatriques ou médicales existantes. Ils ont pignon sur rue dans les cliniques et centres hospitaliers, les écoles et universités, sans oublier les milieux sportifs et du travail.

Dans l’état actuel des choses, l’utilité de toutes ces ressources est indéniable. Sauf que leur prolifération nous interpelle, jusqu’à préoccuper plusieurs cliniciens. Ainsi, deux psychiatres américains, Horwitz et Wakefield, tirent la sonnette d’alarme dans un essai au titre évocateur : «La perte de la tristesse. Comment la psychiatrie a transformé la mélancolie en trouble dépressif (traduction)».

Ce qui signifie qu’à force d’engourdir, la médication musèle notre capacité de décider par nous même. Elle nous prive du même coup de l’apprentissage de la maturité et des expériences psychologiques que nous font vivre les épreuves de l’existence, la vieillesse, les deuils, les échecs ou les déceptions. La tristesse s’avère même un antidote naturel à nos difficultés. Et c’est cet antidote que les antidépresseurs neutralisent!

Il y a un siècle, le chirurgien Leriche définissait la santé comme « la vie dans le silence des organes». Faut-il maintenant décréter que la santé mentale est la vie dans le silence des émotions? Certainement pas, car ces émotions incommodantes se manifestent à nous telle une requête pour nous ramener à l’ordre.


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