Les comptes rendus des dernières heures du régime d’Hosni Moubarak suggèrent que l’armée s’est décidée à confisquer le pouvoir le 11 février ; le discours du Raïs, prononcé la veille, attestant que son auteur avait, influencé par l’obstination de son fil Gamal, perdu tout sens des réalités.
Les forces armées étaient dès lors convaincues que ni Moubarak, agrippé au pouvoir, ni le vice-président Omar Souleymane, malgré de tardives promesses de réforme, n’étaient capables de mettre un terme à la révolte. Face à la menace du chaos, à la dégradation des conditions économiques, à l’incapacité du régime à répondre aux aspirations de la population, l’armée a opéré le choix d’un retour au régime nassérien de 1952.
Le rendez-vous manqué du 10 février, au moment où les espoirs de démission de Moubarak furent dissipés et que les négociations de Souleymane avec l’opposition eurent avorté, avait conduit le Conseil suprême des forces armées à se réunir –hors la présence de son président, Moubarak- pour émettre un premier communiqué, marque traditionnelle des coups d’Etat dans le monde arabe, annonçant son « soutien aux demandes légitimes de la population » . La résolution de la crise ne pouvait déjà plus à cette date survenir dans le cadre figé du régime et en recourant à ses procédés traditionnels : la dévolution des pouvoirs présidentiels à un cacique du régime. Se pose désormais la question des intentions du Conseil suprême des forces armées sur le long terme et de la nature de ses ambitions.
L’armée a, certes, fait le choix d’un retour aux sources de 1952, solution antidémocratique, mais elle a également promis, c’est une différence de taille avec le coup d’Etat des Officiers libres, l’instauration de la démocratie dans un délai de six mois. En l’occurrence, le modèle final, si la promesse est tenue, sera un retour au système constitutionnel de 1923, concession des occupants britanniques aux révolutionnaires de 1919.
A la différence de 1952, l’armée manque de leviers pour confisquer indéfiniment le pouvoir et il lui sera, en tout cas, plus malaisé d’entretenir l’illusion du changement tout en maintenant intactes les structures d’un régime autoritaire et militaire comme ce fut le cas de 1952 à 2011. L’armée n’a pas eu l’initiative de la révolte, elle n’est intervenue qu’à la suite d’un mouvement de protestation auquel elle était étrangère. A la différence des Officiers libres, dont la légitimité reposait sur le renversement de la monarchie, la lutte contre la corruption, la mise à bas d’un système parlementaire inefficace puis l’éviction des Britanniques, le Conseil suprême est dépourvu de l’actif qui a permis au régime nassérien d’imposer unilatéralement son seul agenda, sous couvert de poursuivre la Révolution, et de simuler des réformes démocratiques tout en perpétuant un régime militaire.
Même si la solution transitoire de la confiscation du pouvoir par une junte militaire satisfait l’armée, au premier titre évidemment, mais également la société civile et les partis de l’opposition au régime de Moubarak ; la suspicion des acteurs de la révolte à l’égard du Conseil suprême peut légitimement être éveillée. L’armée, si elle a fait le choix final d’accompagner la contestation plutôt que de soutenir Moubarak, n’en est pas moins un des piliers de l’ancien régime et sa hiérarchie a toujours été proche de Moubarak. Les frictions sont inévitables entre une génération âgée, probablement rétive à céder les prérogatives du pouvoir au moment où la population l’exigera, et une génération montante qui n’est pas encore prête à l’exercer : en 1952, Nasser était âgé de 34 ans ; l’actuel chef de la junte, le maréchal Tantawi, en a 75.
Les artisans de la « Révolution du Nil » peuvent craindre que l’armée, même si elle rend le pouvoir à un gouvernement civil à l’issue de la période de transition, s’attache à perpétuer ou façonne à sa mesure un système politique destiné à maintenir ses privilèges et à la conforter dans son rôle d’ultime recours pour la survie du nouveau régime; maintienne l’orientation pro-américaine de la politique étrangère et dresse des obstacles face à toute dénonciation des accords de paix avec Israël. Les aspirations de la population sont sans doute différentes, c’est notamment le cas de l’électorat islamiste à l’égard du traité de paix avec Israël, ou de la classe moyenne dont les revendications sociales et économiques ne s’essouffleront pas en l’absence d’un vaste plan de réformes économiques, y compris au détriment des intérêts financiers de l’armée.
Les communiqués diffusés par le Conseil suprême et l’attitude de son chef, le maréchal Tantawi, pointent dans la bonne direction : dissolution des deux chambres du Parlement, révision de la Constitution, promesse d’assurer l’autorité de l’Etat pour une durée limitée à six mois, organisation d’élections législatives et présidentielle, levée de l’état d’urgence. De par leur contenu, les communiqués du Conseil suprême s’apparentent singulièrement aux derniers engagements pris par Moubarak et Souleymane; la différence tient probablement à ce que les promesses des militaires sont perçues comme plus crédibles. L’armée doit désormais les traduire en actes, ce qu’elle a commencé à faire, et doit surtout clarifier certains détails occultés par le laconisme de ses communiqués :
- la fin du mandat du dernier gouvernement nommé par Moubarak le 29 janvier, celui d’Ahmed Chafiq. Un remaniement devrait intervenir dans les jours prochains mais il n’est pas certain qu’il suffise à satisfaire les exigences des partis d’opposition qui préféreraient un cabinet de technocrates dépourvu de responsables issus de l’ancien régime.
- le séquençage et la date des élections générales et présidentielle n’est pas connu ;
- qui assure la réalité du pouvoir exécutif : le cabinet en affaires courantes ou le Conseil suprême dont la vingtaine de membres sont majoritairement des inconnus, à l’exception de Tantawi (commandant suprême, ministre de la défense et de la production militaire) ; Mohsen al Fangari (préposé à la lecture des communiqués) ; Sami Enan (chef d’état-major des armées) ; Abdel-Aziz Saïf Ad-Dine (défense aérienne) ; Rida Hafez Mohammed (armée de l’air). L’ex-vice-président Souleymane, quant à lui, n’est pas apparu en public depuis qu’il a annoncé la démission de Moubarak.
La population exige plus et plus vite : la libération des prisonniers politiques et des émeutiers emprisonnés pendant la révolte et surtout la levée de l’état d’urgence, artifice législatif qui avait permis à Moubarak de réprimer toute contestation.
Des mesures ont certes été prises : la commission chargée de réviser des articles de la Constitution a été formée le 15 février sous la direction de Tareq al Bishri, un juge administratif à la retraite (conseil d’Etat). Elle devra rendre d’ici dix jours ses propositions d’amendement portant sur six articles : 76 (conditions de candidature à l’élection présidentielle) ; 77 (nombre de mandats du président de la République) ; 88 (contrôle judiciaire des élections) ; 179 (restrictions des libertés au titre de la lutte contre le terrorisme) ; 189 (conditions de révision de la Constitution). Les demandes des formations politiques nouvelles portaient pourtant sur l’adoption d’une nouvelle Constitution instaurant une République parlementaire fondée sur la séparation des pouvoirs et l’encadrement des prérogatives présidentielles, plutôt que sur le simple dépoussiérage de la Constitution de 1971 taillée sur mesure pour Sadate, puis Moubarak.
En suspendant, sans l’abolir, une Constitution décriée dont seuls quelques articles seront amendés, le Conseil suprême traduit ainsi son inexpérience politique et sans doute les limites de ses aptitudes à exercer le pouvoir pendant la période de transition. Tenus à l’écart du débat politique par Sadate puis Moubarak, les généraux n’ont en effet pas d’expérience dans ce domaine ; ce qu’illustrent leurs communiqués succincts, rares et peu explicites.
Malheureusement, face à eux, l’opposition est morcelée, pratiquement inorganisée, unie tant qu’il s’agissait de renverser le régime Moubarak et incapable dans l’immédiat d’assurer la conduite des affaires de l’Etat. La transition ne sera en conséquence pas une phase facile et dans l’immédiat le coup d’Etat militaire est paradoxalement la situation la mieux adaptée à la situation politique actuelle. Le risque étant que, par facilité ou ambition, l’armée se laisse aller à une dérive autoritaire au seul prétexte d’éviter le désordre et la faillite économique et que la société civile et les formations politiques issues de la Révolution tardent à exercer la pression nécessaire pour que l’armée s’éclipse du domaine politique. A cet égard, l’histoire de la Turquie renseigne sur la difficulté d’évincer l’armée du processus politique : cinquante années auront été nécessaires du coup d’Etat de 1960 aux réformes de 2010.