Magazine Moyen Orient
Je préparais, entre deux trajets vers Beer Sheva et les bases du sud du pays, un post très différent. Un récit de trois jours de vie sauvage dans le cratère Ramon, la sécheresse, les tentes, le désert, la nature brute, les guitares au coin du feu, et le sable qui partout s'insinue. Ce blog, souvent, ne s'attache pas aux détails du réel. Au contraire, il veut transmettre des ressentis, des impressions qui accolées une à une tente de refléter le quotidien d'un Israël différent, loin des communiqués laconiques des agences de presse, loin de la politique de ce conflit qui imprègne partout notre quotidien. C'est certainement une des raisons qui rend la description des évènements d'hier après-midi difficile. L'actualité parfois nous rattrape, et il alors, il faut agir. Agir vite, sans hésiter.
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Mercredi, milieu d'après-midi, je sors de notre bureau à Jérusalem, en direction de la station centrale à quelques pas. A la jonction, le tramway me dépasse, flambant neuf. C'est la période d'essai, dans quelques mois les premiers passagers pourront enfin l'emprunter pour traverser un centre-ville entièrement rénové. Il a plu le matin, il fait frais - de façon inhabituelle pour la saison.
Boum.
Le bruit violent me secoue, le sol tremble. Le vent percute les passants, puis tout se tait. Dans la rue les gens se regardent, stupéfaits. "Un attentat? Tu sais si c'est un attentat? C'est une bombe!?" - aucune idée. J'entends les sirènes qui déjà hurlent dans le lointain, se rapprochent. Les vitres de l'autobus à ont volé en éclats, des secouristes convergent vers la scène où des corps jonchent la chaussée. Un soldat émerge du bus soufflé par l'explosion, annonce qu'il n'y a pas de morts restés à l'intérieur, demande aux civils de s'en éloigner.
Je m'arrête face au premier blessé que j'aperçois, allongé sur le bitume. La bombe était bourrée de petites pièces de métal, pour mieux tuer. Les éclats lui ont transpercé le cou, et ouvert l'abdomen. Une jeune fille maintient une pression sur ses blessures, recouvre son bras déchiqueté par l'explosion d'un manteau. "Je sais ce que je fais" me dit-elle, "il y en a d'autres". Je lève les yeux et croise ceux familier d'Aryeh, puis d'autres. Les secours arrivent, je récupère des gants distribué par un étudiant infirmier qui attendait l'autobus.
Sur le bord du trottoir, des enfants sont assis, le regard hagard. La plupart des blessés sont légers, en état de choc, couverts de sang. A l'arrêt d'autobus, des passants tentent de réanimer une femme âgée. "Elle n'a pas de pouls!", je commence un massage cardiaque, à même le trottoir. Un secouriste tente d'ouvrir une voie d'air, un autre vérifie que l'efficacité des compression, cherche un pouls artificiel. Chacun semble soudain connecté, les instants s'enchaînent dans un sourd ballet chaotique au rythme des sirènes, des hauts parleurs et des cris. A l'ordre d'un paramédic, j'interromps le traitement, le temps de la transférer sur un brancard. Il faut évacuer, une rumeur évoque une possible deuxième explosion, la police déplace son cordon. Un autre secouriste me remplace, nos regards se croisent. Elle n'a presque aucune chance de s'en sortir.
Je cherche Aryeh dans la cohue et m'arrête devant un jeune garçon, ultra-orthodoxe, assis sur la route. "Tu es blessé?" - il hésite, non, tout va bien, enfin si, mais pas vraiment. Il arrivait juste à l'arrêt d'autobus quand la bombe a explosé. Son dos lui fait mal, il me répète les mêmes phrases, encore et encore, me demande pourquoi. Pourquoi? Il veut passer un coup de téléphone, je lui tend mon portable. Il n'y a pas de réseau. Pour empêcher la détonation d'une charge à distance, la police brouille les communications. Un chauffeur de taxi se propose, le hisse dans sa voiture pour l'emmener à l'hôpital, lui promet de le ramener chez lui après si tout va bien.
La zone est en travaux, on y construit la nouvelle gare de train de Jérusalem, en sous-sol. Des arbres séparent les deux cotés du trottoir, plantés de part et d'autre d'un passage piéton. A même la terre, un des blessés a été projeté par la force de l'explosion, à moins qu'il n'ait couru loin du bus pris de panique, avant de s'effondrer. Aryeh et plusieurs autres secouristes vérifient ses membres, cherchent l'origine du sang sur ses vêtements. Nous le déplaçons sur une planche rigide, pour l'évacuer au plus vite sans risquer d'abîmer sa colonne vertébrale. Je lève la tête. Le soleil pointe entre les feuilles, les gens se poussent pour apporter leur aide, offrent de l'eau, se prêtent les téléphones portables militaires qui eux fonctionnent, s'étreignent, se consolent.
En quelques minutes seulement, tous les blessés graves sont évacués. Mes officiers émergent de la foule, inquiets. L'explosion a fait vibré tout notre bâtiment, ils sont partis à notre recherche, venus mesurer à leur tout l'étendue du désastre. Les échos des journalistes étrangers qui rapportent en direct les évènements ne parlent pas de morts, j'entretiens l'espoir que la vieille dame a survécu. Une heure plus tard, les communiqués se précisent, le nombre des blessés augmente. La radio militaire confirme son décès. Depuis notre bureau, nous entendons le va-et-vient des sirènes, le bourdonnement qui doucement s'éteint. La télévision annonce son cortège de catastrophe, rajoute qu'un missile Grad est tombé à Ashdod, une roquette Katyusha à Beer Sheva. Dans le sud les habitants se calfeutrent dans les abris, les écoles et universités suspendent les classes.
A la tombée de la nuit, j'émerge du bâtiment. La pluie a lavé les pavés, l'air humide est frais. Les camions, surmontés des antennes satellites des radios, sont garés sur le trottoir. Je m'arrête à la même jonction, et le tramway me dépasse. Les piétons traversent, dans une apparente nonchalance, feignant d'oublier les instants dramatiques à peine quelques heures plus tôt. Les arrêts d'autobus sont pleins. Plus aucune trace de la terreur de l'après midi. Je souris. Il n'ont pas réussi à nous faire peur, la vie continue.