Arion vieilli chantait toujours superbement. L’émotion s’accroissait encore de ce que la voix jaillît aussi puissante et modulée d’un corps en déclin. A la fin des concerts, la foule électrisée ne voulait plus le laisser partir, les clameurs s’élevaient par rafales, à faire tomber les oiseaux, c’était comme si la Muse en personne promettait l’immortalité à ceux que l’art fait vivre. Et l’art faisait vivre Arion plus qu’à son aise. Une villa à Méthymne, une à Naples, à Carthage, à Los Angeles ; des marbres, des bronzes, des Picasso ; des chevaux raflant des grands prix, des femmes reines d’élégance, un corps de ballet au Pirée, un chœur lyrique à Londres. Les rivaux aigris dépêchaient à ses récitals des oreilles espionnes pour surprendre la première fêlure en cette voix d’or, la première lourdeur en cette grâce, le premier malaise en ce corps de vieil homme. C’est dire comme foisonnaient les ennemis impatients de sa perte, voire rêvant de la hâter. Mais la haine trouva contre lui des agents plus inattendus.
Au terme d’une tournée à travers la Province, comblé de gloire en son coeur et de pécule en sa mallette, quand il voulut regagner sa villa de Carthage et jouir au calme de la tendresse des siens : jet cloué, plus un avion de ligne, plus un bateau. En moins de vingt-quatre heures, toute la neige du Septentrion, un nuage de cendres d’un volcan de Thulé, la grève d’une corporation, l’incurie des édiles, bref, sinon les dieux et les destins (Arion n’y croyait que par élégance), du moins la nature et l’homme conjuguèrent leurs forces pour clouer la star à Marseille. Son secrétaire sut pourtant convaincre un marin pêcheur de tromper le blocus syndical pour embarquer le chanteur contre deux liasses.
Tout alla bien d’abord. Le vent du large avait dispersé les nuages, le soleil jouait doucement sur les flots. Le capitaine à la barre sifflotait un grand air d’Arion, tandis que le chanteur, assis à la proue sur sa mallette, suivait la course d’une dizaine de dauphins qui semblaient faire escorte au bateau. Soudain, au large de la Corse mais surgie de nulle part, une corvette d’hommes cagoulés, fusils mitrailleurs, injonctions de se jeter à plat ventre, abordage. Le marin pêcheur et le secrétaire, qui tentent de réagir, sont abattus, Arion transbordé dans la corvette, le bateau de pêche coulé à la grenade. Et c’est ainsi que le plus fameux musicien de la Grèce après Orphée devint le premier otage glorieux de la piraterie maritime avant César.
« C’est bien beau, dit-il aux ravisseurs, mais je crains fort que mon épouse ne refuse de verser rançon pour un mari défraîchi : voilà bien le seul inconvénient de la différence d’âge… Croyez-moi, prenez plutôt cette mallette : la recette de ma tournée, non certes le Pérou, mais de quoi vivre gentiment deux lustres, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. » Les pirates ouvrent la mallette, comptent, parlementent. Une lueur impitoyable passe dans les yeux du chef, il referme la mallette, la range et pointe son arme sur le chanteur. « Je suis assez vieux pour mourir, dit Arion, mais que cela soit noblement, c’est-à-dire noyé dans les flots bleus de cette Mare Nostrum qui m’a longtemps bercé le long de ses golfes clairs. Permettrez-vous d’abord que je chante une dernière fois sous la nue ? » Tout cela bien sûr non point en grec mais en latin, première langue du commerce international. Marché conclu. Les pirates ôtent même leurs cagoules et s’assoient pour entendre à leur aise. Voici, en exclusivité pour les lecteurs d’Actu, l’esprit du « dernier chant » d’Arion, a capella, son chant du cygne, traduit de l’hexamètre homérique à l’octosyllabe verlainien :
Où s’en vont nos joies insouciantes,
Nos sangs, nos larmes innocentes
Au gré des houles fugitives ?
Nos coeurs avec leurs battements,
Nos bras et leurs embrassements,
Dis, où s’en vont nos vies hâtives ?
Hélas ! nous verrons-nous encore,
Lorsque nous toucherons les bords
De la Province où rien n’arrive ?
C’était quelque chose que ces mots poignants, lentement modulés par cette voix unique, sur cette mer sublime, sous ce ciel immense, sur ce globe minuscule perdu dans les immensités terribles. Arion crut distinguer une larme à l’œil du chef, en même temps qu’un remous insolite dans les flots. La dernière note achevée, il se laissa tomber dans la mer et le bateau des pirates regagna prestement sa base.
Or, comme le poète se noyait, surpris que le miracle n’ait pas lieu, voici que, pareil à l’enfant d’Hippone dont parle Pline dans l’une de ses lettres, le vieil homme se sent soudain puissamment soulevé, soutenu, emporté sur le dos d’un dauphin, celui-ci bien sûr mélomane et sachant parler. « Où veux-tu que je te dépose ? », demande ce mammifère d’une espèce si douce, si friande d’humanité que vous ne vexerez même pas ses représentants en les nommant poissons. « À Carthage si tu as le temps, dit Arion, sinon Messine, je me débrouillerai. » Ce fut Carthage, et plus vite qu’en hors-bord. De la plage, Arion voyait le toit de sa villa, sa terrasse, ses oliviers, ses cyprès. Bouffée de joie jusqu’aux larmes. Il s’accroupit, prend la tête du dauphin entre ses mains, plante ses yeux d’humain dans les yeux de l’animal, du nez touchant son bec, et, lentement, mezza voce :
Hélas ! nous verrons-nous encore,
Lorsque nous toucherons les bords
De la Province où rien n’arrive ?
Ce fut le bis le plus émouvant de sa carrière. Ensuite ? Faisons court : Arion d’abord vindicatif, donne le signalement des pirates. Le Raid les cueille de nuit dans leur bunker. En mémoire de la larme du chef, le vieux chanteur demande leur grâce et l’obtient. Condamnés à vingt ans de détention pour le meurtre du marin pêcheur et du secrétaire, ils apprennent la musique en prison et montent un quartet à leur sortie, dix ans plus tard, après remise de peine pour bonne conduite…
Avec l’art, c’est beau parfois la vie, même quand c’est laid.
Arion