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Le testament de Segbor

Par Montaigne0860

La coupe – je veux parler de ce réceptacle qui nous différencie des animaux – déborde d’inconséquence et l’on doit bien constater ce fait troublant, hideux : il paraît désormais davantage de livres qu’il n’y a de lecteurs.
J’irai droit au but, et bien que le Duc de Luynes – mais peut-être était-ce Clerselier – , éminent styliste et traducteur en français des Méditations Métaphysiques ait affirmé avec une mélancolie bien tempérée, dès 1647, trois cents ans avant ma naissance, que (je cite de mémoire) : « les livres sont faits pour être écrits et non pour être lus », il semble qu’aujourd’hui, comme l’ozone se déchire au ciel, l’esprit se craquèle dans l’affadissement muet de hâtes biscornues et que les vivants, bousculés au pavement des zones piétonnes, s’en viennent désormais aux librairies comme on gaspille les meilleurs plats, et achètent de leurs deniers forcément profus des œuvres qu’ils ne lisent pas. Quant à celles qu’ils lisent, elles n’ont à mes yeux aucune valeur.
Un terrain vague s’étend entre l’écrivain – besogneux rêveur – et le lecteur – boulimique acheteur - ; ce vide ne cesse de mordre sur la trame du sens (mais y en eut-il jamais un ?), et ce tissu déchiré ne peut être recousu par ma vie passée à lire, à écrire, et quoique l’espérance de vie augmente (je ne me sens pas concerné), celle de penser diminue férocement, et me voici au bord de la tombe, couturier agonisant, chantant le vide cru des provinces où nous nous effilochons. Ma voix de fausset s’élève une dernière fois du fond de mon caveau matelassé (le crabe est si bon au gourmet du malheur) pour demander, pour implorer que les éditeurs au plus vite ferment boutique, que les libraires vendent des chemises (pourquoi ne pas réintroduire la mode du col dur qui faisait le cou gras et la nuque virile ? Pareil manque d’imagination confond…), qu’on arrête en bref ce déversement d’ordures dilatoires qui gorgent de gâtisme le lecteur d’aujourd’hui.
Car bien sûr, il se lit des objets qui, vus de l’extérieur, et qui, de quelque angle qu’on les observe, rassemblent des feuillets imprimés, livres donc, rédigés à la main parfois, puis vivement frappés sur word pour faire vrai; leurs ‘auteurs’ font accroire que nous avons affaire à des livres, mais c’est, on le sait, pure apparence, et si l’on veut bien comparer ce pullulement à Shakespeare ou à Kafka, on aspirera bien vite à voir disparaître ces choses sous la morsure du pilon ; ainsi cette prose de crime et d’amour (matière première des « meilleurs vendus ») ne mérite-t-elle pas les heures distraites qu’on leur accorde avec un manque de conscience (Selbstbewusstsein) qui fait froid dans le dos.
La peur de vivre est telle que la lecture de ce que je me refuse à appeler ‘livre’ perdure, alors que la télévision remplirait tout aussi bien le même office. Mais non, l’éternité accordée au papier imprimé (douce folie), fait que l’on écrit et que l’on édite toujours et partout, et de plus en plus. Certes, on lit bien encore un peu, mais ce jeu ne durera pas. La lassitude s’installera, et c’est alors que le livre reprendra les couleurs qu’il n’aurait jamais dû abandonner aux margoulins.
Pourquoi lire, et surtout lire ce qui paraît ? « L’obsession de la moisson » que le poète magnifie devrait bien plutôt occuper notre esprit, et la croissance du bouleau, et la poussée du noroît, puisqu’il faut à tout prix nous distraire… oui, que l’on prenne la peine de se jeter devant soi, oui, devant, là où l’espérance s’accroît, puisque le coquelicot est parfois bleu, que diable, lorsque le couchant etc. Qui aujourd’hui entend encore en foulant les feuilles mortes les murmures qui s’échangèrent sous les frondaisons d’été ? C’est pourtant l’évidence.
Mais il est temps, je le vois bien, de dire le vrai du testament : je joins à ce texte tous les manuscrits de grands écrivains du siècle, connus ou inconnus, que j’ai pu garder par devers moi pour les empêcher de paraître. En ce temps d’écrivaillerie, ce précieux froment aurait été étouffé par l’ivraie des publications ; j’en signalerai trois parmi la centaine qui me fut confiée au cours de ma brève vie : les derniers chapitres du Château de Kafka, la traduction de L’Odyssée en alexandrins par Klossowski et le Traité de l’Ombre de Maugarlone. Je me suis battu pour les avoir, je ne les lâcherai pas facilement. Je suis certain que dans cinquante ans le livre va se raréfier : c’est à cette date (2047) que tous les textes joints à ce testament pourront paraître.
Je voudrais évoquer en forme de divertissement – on voudra bien accorder au moribond que je suis cette petite joie maligne (Schadenfreude) – un Finnigan’s Wake lisible, ultime version composée par Joyce sur son lit de mort qui étonnera plus d’un lettré. Il flotte autour du manuscrit un parfum précieux de tabac d’orient qui fleure bon la vraie passion de son auteur : fumer. Écrire venait seulement après.
Que ces œuvres fassent grand bien à nos petits enfants qui découvriront ce Graal du XXème siècle ! Je me réjouis du bonheur qu’ils partageront un peu avec moi aux jours de leur lecture… et que la bête m’emporte puisque je lègue à ces happy few, et mes œuvres (ah, j’avais oublié ce détail), et la centaine de textes des meilleurs auteurs du XXème siècle qui grâce à moi ne connurent jamais le malheur d’être édités.
Je demande que l’on respecte mon vœu et qu’on ne livre rien au pillage de l’édition avant la date susdite. Lorsqu’on sera lassé d’écrire et de publier on pourra enfin lire vraiment. Ainsi aurez-vous de mes nouvelles.
Permettez-moi de sourire avec vous à l’instant où vous saisirez d’ici là toute nouvelle parution dite littéraire. Je suis sûr que vous la repousserez avec dégoût dans l’attente des textes que j’ai conservés pour vous.
L’espérance est dure, mais on a la télé pour passer le temps et vous pouvez me faire confiance, la surprise sera belle.

L.J. Seborg

(traduction préservée de tous droits de Raymond Prunier)

N.D.T. : Ce texte paru en norvégien en 1997, sans l’aval de l’auteur, a été traduit la même année en allemand par R. Zwetschgen in Zeitschrift zur Metaphysik der Unsitten (Göttingen, Band XX, Nr 1947, 12-16). C’est la version allemande de Zwetschgen que nous avons utilisée pour notre traduction.


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