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Le sens du peuple

Publié le 07 avril 2011 par Lbouvet

Le sens du peupleLa préparation de l’élection présidentielle française de 2012 a récemment vu resurgir un acteur politique qui avait pu sembler un temps oublié : le peuple. Qu’il soit évoqué, convoqué ou invoqué par les candidats putatifs, son impérieuse reconquête est annoncée comme la grande stratégie par ceux qui veulent compter lors de cette élection. Il faut « aller au peuple », « le comprendre » voire « lui donner raison ». Est-ce vraiment une nouveauté ? Une élection présidentielle est toujours une affaire de rencontre, directe et immédiate, entre le peuple souverain et les candidats. La dernière en date, en 2007, a été le moment d’une très forte mobilisation électorale, à rebours de la tendance générale de montée de l’abstention. Sa nature même, son mode de scrutin, mettent face à face celui ou celle qui s’y présente, en son nom propre, et les électeurs non comme simple addition de citoyens mais comme un tout : à la fonction représentative traditionnelle de la démocratie, cette élection ajoute une dimension d’incarnation. L’élu devenant le président de « tous les Français » selon la formule consacrée.

Pourtant cette fois-ci, l’ampleur de la crise économique et sociale, la profondeur des inquiétudes et de l’affaissement moral, le sentiment d’un déclin national et européen semblent conférer au peuple une dimension nouvelle, une aura salvatrice ; comme si le sursaut ne pouvait passer que par lui, par son retour à l’avant-scène de la politique. Face à ce nouvel impératif, le danger a vite été perçu par les commentateurs les plus rôdés et les plus blasés de la chose politique : le populisme. Faut-il vraiment solliciter ainsi le peuple, lui faire une telle confiance ? La démocratie moderne n’est-elle pas précisément le processus de sa civilisation, celui par lequel étant rendu « introuvable »[1], ses pires effets politiques sont neutralisés ? N’est-il pas cette masse obscure et dangereuse, cette populace que les Anciens, déjà, craignaient comme une peste politique ? Et, plus encore, l’expérience totalitaire du XXe siècle n’a-t-elle pas montré, définitivement, qu’on ne pouvait plus en appeler impunément à lui à l’âge des masses ?

Entre injonction populaire et danger populiste, le chemin est étroit. C’est pourtant celui de la démocratie contemporaine dès lors qu’elle est prise au sérieux, et non confisquée par ses élites de toutes sortes, au risque de leur condamnation sans discernement. Or ce chemin, c’est celui que la gauche française devra emprunter si elle veut non pas simplement gagner à nouveau une élection nationale mais gouverner dans la durée, c’est-à-dire non seulement le pays mais encore la société. Sans ce « sens » du peuple – à la fois sa signification, sa direction et sa raison – la gauche peut en effet difficilement espérer être elle-même. Ainsi, par exemple, la gauche devra-t-elle prendre conscience, à la manière de Jaurès à propos du patriotisme et de l’internationalisme, que si beaucoup de populisme éloigne de la démocratie, un peu en rapproche ; qu’il faudra, finalement, apprendre à l’apprivoiser en le « dialectisant » plutôt que de le diaboliser.

Le peuple en crise

A l’âge de la mondialisation, de l’ouverture des frontières et du triomphe d’un individualisme consumériste, le peuple a vite fait d’apparaître comme une forme politique désuète voire obsolète. Emporté par les naufrages du nationalisme, du communisme et, plus généralement, la fin des grands récits et affrontements idéologiques qui ont structuré les XIXe et XXe siècles, le peuple social (celui de l’émancipation économique par la lutte collective) comme le peuple national (celui de la reconnaissance identitaire exclusive) ont cessé d’être des références centrales pour devenir l’apanage exclusif des marges de la politique, à gauche ou à droite. Seule la troisième figure du peuple contemporain, le peuple démocratique, celui de la communauté des citoyens souverains, semble avoir tenu bon jusqu’à aujourd’hui mais non sans être à la fois dévoré de toutes parts par la passion de l’individualisme, comme l’avait annoncé Tocqueville, et souvent brandi de manière purement nominale, comme une forme institutionnelle obligée mais vide de tout contenu politique.

Or la cohérence profonde des sociétés occidentales ces deux derniers siècles tenait à l’existence à la fois symbolique et réelle de ces trois peuples et à leur recoupement parfois conflictuel mais toujours créateur de politique. La nation était à la fois le cadre de la démocratie et de la solidarité ; le régime démocratique était le meilleur moyen de répondre à des revendications sociales antagonistes sans mettre à bas l’unité nationale et la « question sociale » permettait d’organiser le débat politique sur une base d’intérêts rationnels et raisonnables en détournant les revendications identitaires centrifuges.

Ces trente dernières années, cette forme d’équilibre synthétique entre ces trois peuples issus des trois grandes « questions » posées aux sociétés contemporaines depuis la Révolution française s’est rompue. La marche forcée vers la mondialisation, la fuite en avant de la construction européenne, la perversion du matérialisme par le consumérisme ou encore les tentations identitaires de toutes sortes ont eu raison du fragile édifice dont la France et les Français ont, comme d’autres, bénéficié à plein pendant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, les appels incantatoires au peuple viennent avant tout de cette dislocation, quelles que soient les intentions qui les animent. L’émergence de nouvelles formes de populisme en particulier tient à ce sentiment d’inadéquation des formules institutionnelles non seulement à représenter des réalités ignorées par des élites – considérées comme coupables et discréditées – mais encore à répondre aux difficultés de tous ordres qui s’avancent : qu’il s’agisse d’une économie antisociale, d’une ouverture des frontières destructrice de l’identité nationale ou d’une démocratie faussement représentative.

La double nature du populisme

Au-delà du caractère polysémique du terme et des nombreuses typologies possibles qui permettent d’en comprendre le sens[2], le populisme, on constate qu’il renvoie d’abord, dans son acception européenne – alors que ce n’est pas le cas aux Etats-Unis où le terme a une connotation beaucoup plus positive en référence au mouvement éponyme de la fin du XIXe siècle –, aux heures les plus sombres de l’histoire du continent. Il fait immédiatement référence aux manipulations du désespoir populaire, à l’usage du peuple en vue de l’accomplissement de buts inavoués, à l’incantation d’une unité de celui-ci contre l’élite ou encore à son caractère nécessairement moral voire purificateur. Bref, le populisme n’est ni une doctrine ni une idéologie définie a priori mais plutôt un « style politique » qui colore de manière indélébile une idée ou un mouvement qui s’en réclame ou en use, qu’il s’agisse d’un conservatisme ou d’un progressisme, d’un mouvement révolutionnaire ou démocratique.[3]

La difficulté de compréhension du populisme tient aussi à ce que cette vision dépréciative n’épuise pas la richesse du sujet. Car le populisme peut aussi se lire comme un signal d’alerte, comme un cri politique poussé au nom du peuple, comme un mal nécessaire de la démocratie. Comme si, finalement, le populisme était le nom, simplifié et englobant, pour dire les travers et les ambiguïtés de la démocratie moderne elle-même, celle des aspirations nationales et sociales à l’ère des masses. Dès lors, dans ce sens, non seulement le populisme est indispensable pour comprendre ce qui est à l’œuvre mais encore pleinement légitime. Comme s’il n’en fallait pas trop certes mais tout de même un peu pour être véritablement démocrate.

Ce populisme comme critique avant de s’ériger en solution politique peut donc conduire à une saine interrogation sur nos pratiques démocratiques. Ainsi, par exemple, l’anti-élitisme que l’on retrouve à un titre ou à un autre dans tous les populismes peut-il faire figure, avant d’être une condamnation sans discernement de tout corps dirigeant, d’utile rappel adressé à ceux qui fixent les règles dans une société – de surcroît dans une démocratie où les règles sont réputées déterminées par le peuple. Et de là, au fait qu’ils se doivent de les respecter aussi scrupuleusement que la manière dont ils exigent ce même respect de la part de ceux qui les subissent. Le populisme peut ainsi être interprété comme le symptôme de la perte du sens du peuple de la part d’une élite politique dans une démocratie, là où le peuple sert précisément de référence.

La gauche sans le peuple

C’est incontestablement à gauche que cette perspective de détachement du peuple pose le plus de problèmes, compte tenu du caractère indissociable des deux occurrences – et pour une large part des réalités sociales auxquelles elles renvoient – dans l’histoire politique contemporaine. La gauche sans le peuple ne saurait en effet être véritablement la gauche. Plus encore que pour toute autre force politique, l’éloignement du peuple est considéré, à gauche, comme un reniement, une perte ou un crime. Aussi la prétention de représenter voire d’incarner à soi seul le peuple fut-elle courante dans l’histoire de la gauche. Elle a même suscité des conflits violents entre les forces qui s’en réclamaient dont le plus important fût celui opposant le communisme au socialisme démocratique au XXe siècle.

La fin du communisme en 1989 a en quelque sorte réglé cette question de la légitimité historique de la social-démocratie à incarner l’héritage du mouvement ouvrier – même si la contestation de l’extrême-gauche est parfois encore virulente en la matière, elle ne pèse plus guère que du poids des maigres avant-gardes qu’elle projette d’élection en mouvement social. Toutefois, et paradoxalement, en acquérant une quasi-hégémonie politique dans le champ de la gauche de gouvernement, le socialisme a perdu une bonne part de la confiance populaire dont il jouissait dans les régimes sociaux-démocrates européens – ceux d’Europe du Nord au sens strict mais plus généralement là où le fameux « compromis social-démocrate » avait su entremêler démocratiquement pendant des décennies les intérêts économiques et les aspirations sociales d’une vaste classe centrale de travailleurs dans le cadre national.

A partir des années 1990-2000, la social-démocratie en Europe aurait ainsi perdu la confiance populaire, et donc peu à peu le pouvoir, parce qu’elle n’aurait pas su se distinguer du libéralisme économiquement dominant. Les sociaux-démocrates devenus des sociaux-libéraux en suivant notamment le modèle de l’époque, le New Labour de Tony Blair, n’auraient non seulement pas mieux géré leur pays que la droite mais encore ils auraient accepté massivement les dérives de l’économie de marché : mondialisation, dérégulation, privatisation, financiarisation, délocalisation, flexibilisation du travail, etc. Et même une fois rejetés dans l’opposition, tout en se remettant à « parler à gauche », ils n’en auraient pas moins continué de penser en libéraux. Bref, la social-démocratie aurait trahi son ethos en même temps que sa base sociale par dérive droitière – comme à son habitude ajouterait l’observateur attentif de l’histoire de la gauche.[4]

Si cette explication de la perte du sens du peuple par la brouille des repères économiques et sociaux, la plus courante, est en partie vraie, elle n’en demeure pas moins largement insuffisante. A la fois parce que l’inventaire des résultats économiques et sociaux de la social-démocratie européenne ces vingt dernières années est bien évidemment plus contrasté qu’il n’y paraît – sans même parler des importantes différences nationales que l’on laisse volontairement ici de côté –, et parce que la mise en avant de tels critères pour juger de l’action publique conduit à passer à côté sinon de l’essentiel du moins du niveau plus fondamental auquel se joue l’évolution politique des sociétés contemporaines. L’enjeu populaire pour la social-démocratie dépasse désormais très largement la simple considération de sa plus ou moins grande conversion au libéralisme dans le domaine économique et social, il touche par exemple à l’impensé libéral de la gauche en matière culturelle et morale[5], à son adhésion sans coup férir au multiculturalisme non comme un simple fait social mais comme une véritable idéologie de substitution à celle, perdue, de l’égalitarisme.[6] On remarquera, au passage, que s’en tenir à cette forme dominante d’économisme pour tenter d’expliquer leurs échecs comme leurs succès n’a pas beaucoup aidé jusqu’ici les dirigeants de gauche. C’est donc plus fondamentalement, en termes de « valeurs » ou de préconditions (du modèle économique et social donc) que cet enjeu doit être pensé.

Ne serait-ce que parce que des forces politiques de droite et d’extrême-droite ont visiblement compris tout l’intérêt qu’il y avait à dépasser cet économicisme en mettant en avant des considérations identitaires. Au cours de la dernière décennie, ces forces politiques ont rencontré, partout en Europe et souvent avec profit sur le plan électoral, des aspirations populaires qui ont été délaissées par la gauche : le travail bien sûr mais aussi l’identité nationale, le modèle d’autorité social-familial, le sens de l’appartenance et de la protection collective, etc. Des aspirations, et donc des valeurs, que la gauche, voyant dériver par pans entiers les couches populaires qui la soutenaient traditionnellement, s’est peu à peu habituée à dénoncer comme populistes, oubliant ce qu’elles avaient de populaires.

C’est de là que l’on peut dater, et déplorer, l’absence de tout sens dialectique quant au populisme de la part d’une gauche sinon aveugle du moins borgne. Précisément du rejet d’aspirations populaires désormais considérées comme a priori dangereuses. Ce rejet s’est opéré dans un double mouvement : d’une part la stigmatisation de la figure populaire nationale comme d’un « Dupont Lajoie » raciste, xénophobe, sexiste et homophobe[7] ; et, d’autre part, l’exaltation de la différence identitaire culturelle comme d’un bienfait en soi pour la société. Les « petits Blancs » repérés depuis longtemps aux Etats-Unis ont en quelque sorte subi un double abandon de la part de la gauche au moment même où la crise économique les frappait de plein fouet (chômage de masse, précarité…) alors qu’ils étaient en contact de plus en plus étroit avec un processus de « multiculturalisation » de fait de la société (compétition pour le travail non qualifié, délimitation de zones d’habitation non choisies, concurrence dans l’accès aux biens sociaux fondamentaux, etc.).[8]

A titre d’exemple, on trouve une illustration frappante de cette évolution dans la réorientation en France, à partir des années 1980 et sous les gouvernements de gauche en particulier, de nombreuses politiques publiques (culture, ville, logement, éducation…) dont l’objectif était, plus ou moins implicitement selon les cas, la reconnaissance et la valorisation des différences et des identités plutôt que leur intégration mezza voce dans un ensemble commun.[9] Or depuis cette époque, et même si ce n’est pas dû spécifiquement à ces politiques publiques, non seulement la situation économique et sociale des catégories populaires s’est profondément dégradée (accroissement des inégalités salariales et de revenus, généralisation du sentiment de déclassement, absence de mobilité sociale…) mais encore les éléments identitaires et culturels qui auraient pu leur permettre de continuer de se reconnaître comme partie prenante de la société ont été présentés non seulement comme ringards et dépassés mais, plus encore, comme dangereux parce qu’à la fois responsables historiquement de la domination de minorités distinctes (sexisme, homophobie, colonialisme, racisme…) et coupables de discriminations hic et nunc à l’égard de ces mêmes minorités.

Retrouver le sens du peuple

Aujourd’hui, et dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012, la gauche française doit donc interroger à nouveaux frais cette histoire récente afin d’en comprendre les conséquences sur sa situation politique. C’est-à-dire non seulement l’éloignement du pouvoir national mais encore la perte durable de toute hégémonie sur la société au sens gramscien. De plus, elle doit désormais faire face à une menace néopopuliste qui se précise en la personne de Marine Le Pen. Une menace qui, au-delà des atours traditionnels du populisme d’extrême-droite (anti-élites, anti-Europe, anti-immigration, sécuritarisme…), s’appuie désormais ouvertement sur les ambiguïtés et les incohérences de l’idéal multiculturaliste de la gauche afin de convaincre de nouveaux électeurs de se tourner vers le Front national. Dans cette circonstance, continuer de défendre sous différentes formes et à travers différentes propositions de politiques publiques, un droit à la différence voire un devoir de diversité des « minorités » qu’il s’agisse pêle-mêle des femmes, des homosexuels ou des immigrés de confession musulmane pourrait s’avérer dévastateur politiquement.

Marine Le Pen a en effet choisi de rompre avec la rhétorique traditionnelle de son père sur ce thème (le FN était jusqu’ici contre l’idée même de minorité multiculturaliste) en s’opposant spécifiquement aux immigrés « d’origine musulmane » au nom de la menace qu’ils font peser sur les droits individuels post-matérialistes et la laïcité ![10] Et tout cela en s’emparant sans vergogne des proclamations économiques et sociales traditionnelles de la gauche : plus d’égalité, de service public et d’Etat. Le risque n’est dès lors plus seulement celui d’un « gaucho-lepénisme » tel qu’il a été théorisé il y a une quinzaine d’années par Pascal Perrineau ou même de « l’ouvriéro-lepénisme » de Nonna Mayer[11], il s’agit désormais d’une menace qui pèse sur le cœur de l’électorat restant de la gauche de gouvernement française : les catégories moyennes et supérieures urbaines et diplômées.

Face à cette menace et, bien entendu, à une droite à nouveau emmenée par un Nicolas Sarkozy qui ne se privera pas d’utiliser lui aussi les leviers du populisme qu’il avait déjà actionnés en 2007, la gauche est au pied du mur. L’absence de toute réflexion de fond pendant des années sur les questions dites, bien improprement, « de société » se fait sentir. Or ce ne sont ni les projets fiscaux, aussi audacieux soient-ils[12], ni la démultiplication des programmes sociaux pour tous les âges de la vie ainsi que le propose le Parti socialiste dans son projet sur « l’égalité réelle » ni même l’usage aléatoire de notions puisées dans les sciences sociales anglosaxonnes comme le care qu’a avancée Martine Aubry[13], qui permettront d’apporter une solution politique durable. Si gagner l’élection est toujours possible dans une conjoncture donnée, gouverner dans le temps est un exercice bien plus difficile sans un projet correspondant à une vision d’ensemble de la société répondant de manière cohérente et convaincante à la variété des demandes sociales.

Les pistes que pourrait suivre un tel projet de « reconquête du peuple » par la gauche se dessinent néanmoins assez clairement, même si ce n’est qu’en creux pour le moment, à la lecture de l’évolution actuelle en France et en Europe. Un premier élément de ce projet, le plus évident et le plus débattu aujourd’hui, consistera certainement en la définition d’une politique volontariste de forte réduction des inégalités creusées depuis des années : entre revenus, entre situations face au travail, entre zones d’habitat (ville, banlieue, péri-urbaine, rurale), entre possibilités offertes concernant les grands biens sociaux (éducation, environnement, santé, culture…), etc. La situation est connue et les projets pour y remédier abondent.[14] A titre d’exemple, on évoquera l’idée de supprimer les rentes indues sous toutes leurs formes en indemnisant les « perdants » ou encore la lutte prioritaire contre les effets dévastateurs de l’individualisme réduit à un matérialisme consumérisme, celui du « Monstre doux » mis en exergue par Raffaele Simone, font partie de ces solutions envisageables très rapidement.[15] Mais si c’est un point essentiel d’un projet de gauche, il ne saurait suffire et n’épuise pas la question, car les préconditions politiques, sociales et culturelles d’un tel changement de stratégie économique sont nombreuses.

Un second enjeu renvoie précisément à l’équilibre nouveau qu’il faudra trouver dans les années à venir entre le cadre national et le cadre européen. La période de la construction européenne par les grands traités communautaires semble révolue et l’Europe politique n’est pas advenue. Elle n’est pas devenue cet espace « post-national » qui devait protéger les puissances européennes désormais moyennes des effets de leur déclin, elle n’a pas servi de bouclier contre les effets de la mondialisation mais plutôt de Cheval de Troie de celle-ci. Le retour conjoint des débats sur le protectionnisme et l’utilité d’une monnaie unique d’une part, sur l’identité nationale de l’autre dans des pays aux frontières « ouvertes » montre que la perspective européenne ne pourra plus s’inscrire dans la continuité de ce qui s’est déroulé ces cinquante dernières années. L’Europe pourra difficilement désormais se faire, selon la formule consacrée, « contre les peuples ».

Un tel projet ne pourra pas non plus faire l’impasse sur la remise en cause profonde par la gauche de son idéal en forme d’illusion qu’est le multiculturalisme. A la fois pour les nombreuses raisons que l’on a évoquées ici mais aussi parce qu’ériger en doctrine politique un fait social, même majeur, tel que la composition de plus en plus multiculturelle des sociétés européennes du fait de l’immigration massive (de travail puis familiale) d’origine extra-européenne est une erreur lourde de conséquences. La valorisation de la différence identitaire de l’individu et l’appel normatif à la reconnaissance de certains groupes désignés comme « minorités » dans l’espace public a conduit une grande partie de la gauche à considérer que le multiculturalisme pouvait être une solution à la crise identitaire multiforme que vivent les sociétés européennes depuis la fin des années 1960 plutôt qu’un problème social à résoudre pour espérer en sortir. Elle a aussi entraîné la gauche vers des formes de libéralisme culturel et moral – vers un individualisme identitaire notamment – en contradiction ouverte avec l’affichage de son antilibéralisme économique et social.[16]

Enfin, on peut également imaginer un nouveau fil narratif qui permettrait d’unifier, lors d’une campagne présidentielle par exemple en adéquation avec la personnalité du candidat, cette quête du sens du peuple. L’inspiration pourrait alors se trouver du côté de George Orwell lorsqu’il évoque l’idée de « décence ordinaire » (common decency) à propos du peuple précisément. Un peuple dans lequel il voit un mélange de qualité morale, de tenue dans le comportement social et d’estime de soi.[17] Un peuple du bon populisme, celui justement que la gauche pourrait utilement se réapproprier non seulement pour faire pièce aux mauvais qui émergent de manière toujours plus saillante en temps de crise mais encore pour gagner et gouverner durablement la société en conformité avec ses valeurs.

Notes


[1] Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998.

[2] Jacques Julliard en donne un bon aperçu dans son article « Populisme », Le Débat, n°160, mai-août 2010, p. 250-258 à partir notamment de l’ouvrage de référence sur le sujet de Margaret Canovan, Populism, Londres, Junction Bock, 1981.

[3] Sur la définition du populisme comme « style politique », voir la « préface à la nouvelle édition » de Pierre-André Taguieff, L’Illusion politique. Essai sur les démagogies à l’âge démocratique, Paris, Champs-Flammarion, 2007.

[4] Voir notamment sur ce point, Alain Bergounioux & Gérard Grunberg, L’Ambition et la remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, 2005.

[5] Laurent Bouvet, « Les contradiction de l’antilibéralisme », Le Débat, n°159, mars-avril 2010, p. 155-158.

[6] On trouve un aperçu radical de cette thèse de la « substitution » de la diversité culturelle à l’égalité sociale dans Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité, tr. fr., Paris, Raisons d’Agir Editions, 2009.

[7] « Dupont Lajoie » est le titre d’un film d’Yves Boisset (1975) qui met en scène un personnage de ce type. Voir sur ce point la notion de « prolophobie » esquissée par Gaël Brustier & Jean-Philippe Huelin, Recherche le peuple désespérément, Paris, Bourin Editeur, 2009, p. 84 sq.

[8] Les travaux du géographe Christophe Guilly sur la France péri-urbaine donnent un bon aperçu de cette évolution. Voir notamment ses Fractures françaises, Paris, Bourin Editeur, 2010 et, avec Christophe Noyé, L’Atlas des nouvelles fracture sociales en France, Paris, Autrement, 2004.

[9] Des pistes suggestives d’explication du changement à l’œuvre de ce point de vue dès 1981 sont proposées par Pierre Grémion notamment dans ses articles des années 1980-1990 (regroupés dans le volume Modernisation et progressisme, fin d’une époque, 1968-1981, Paris, Editions Esprit, 2005). Pour une vue d’ensemble récente de l’évolution des politiques publiques en France dans différents domaines, voir Olivier Boraz & Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques, 2 vol., Paris, Presses de Sciences Po, 2010. Enfin Gwénaële Calvez donne également un bon aperçu d’une telle évolution à partir de la politique menée en matière de « discrimination positive » dans La Discrimination positive, Paris, PUF (Que Sais-Je ?), 2004.

[10] Le journaliste anglais Ed West a trouvé une formule qui résume parfaitement cette évolution des mouvements néopopulistes européens que semble désormais suivre Marine Le Pen : les islamophobes libertariens contre les anti-homosexuels de toutes religions. « The future of Right-wing politics – ‘libertarian Islamophobes or inter-faith gay-bashers ? », Daily Telegraph, 9 juin 2010.

[11] Pascal Perrineau est le premier à employer l’expression dans le collectif qu’il a codirigé avec Colette Ysmal, Le Vote en crise en 1995 (Paris, Presses de Sciences Po) où il montre que les zones de progression de Jean-Marie Le Pen entre 1988 et 1995 sont les anciens bastions ouvriers où la gauche (et notamment le PS) a perdu le plus de voix. Il ajoute qu’il s’agit d’une nouvelle forme d’adhésion au FN, comme à une « troisième voie » non explorée face aux déceptions des années 1980. Nonna Mayer a développé la thèse d’un « ouvriéro-lepénisme » dans Ces Français qui votent FN en 1999 (Paris, Flammarion) qui insiste davantage sur la dimension sociale que sur la transgression de l’axe gauche-droite. A ses yeux, si ce sont avant tout des ouvriers (avec des niveaux « d’attache » au statut d’ouvrier variables) qui se tournent vers le FN en 1995 et 1997, ils sont en revanche loin d’être tous de gauche.

[12] Comme celui que présentent dans leur récent ouvrage, Camille Landais, Thomas Piketty & Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2011.

[13] Le texte sur « l’égalité réelle » du PS est consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.parti-socialiste.fr/articles/egalite-reelle-les-propositions-adoptees et les propositions socialistes sur la notion de care à cette adresse : http://www.parti-socialiste.fr/articles/le-care-acte-i

[14] Ces dernières années les diagnostics établis par des chercheurs proches de la gauche sur la société française et mettant en évidence les manques les plus criants en termes de politiques publiques ont été très nombreux. On citera, parmi d’autres, Camille Peugny, Le Déclassement, Paris, Grasset, 2009 ; Philippe Guibert et Alain Mergier, Le Descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris, Fondation-Jean-Jaurès/Plon, 2006 ; Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Paris, Le Seuil, 2006 ; Philippe Askénazy, Les Désordres du travail, Paris, Le Seuil,  2004.

[15] Voir Jacques Delpla & Charles Wyploz, La fin des privilèges. Payer pour réformer, Paris, Hachette Littératures, 2007 et Raffaele Simone, Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ?, tr. fr., Paris, Gallimard, 2010.

[16] Sur ce point précis, voir notamment Laurent Bouvet, « Les contradictions de l’antilibéralisme », loc. cit.

[17] George Orwell, Essais, articles et lettres, tr. fr., Paris, Ivrea/L’encyclopédie des nuisances, 1995 (voir notamment le premier volume).

Article publié sous une forme légèrement modifiée dans la revue LE DEBAT, n° 164, mars-avril 2011, p.136-143.


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