L'actualité politique internationale a connu des tournants, ces derniers jours, notamment la crise ivoirienne. Avec l'Afghanistan, la Lybie et maintenant la Côte d'Ivoire, l'armée française est ouvertement engagée sur trois fronts. Il est vrai, c'est inédit. “Même Louis XIV et Napoléon n'ont jamais osé, s'engager dans trois guerres à la fois“, dixit Eric Zemmour. D'ailleurs des voix s'élèvent, pour vilipender Sarkozy le va-t-en guerre. On a entendu le député socialiste Jean-Marie Le Guen, soupçonnait le président de vouloir tirer profit de ces opérations pour remonter dans les sondages. Mais, on ne peut pas tout ramener à de la politique politicienne, parfois ce sont aussi les évènements qui décident. Et ces guerres restent des opérations de gendarmerie internationale, placées sous couvert de l'ONU.
Sarkozy s'engagerait-on, dit-on, dans ces conflits, pour redorer son blason sondagier, en prévision de la présidentielle. Certes, la guerre pourrait conférer une aura présidentielle à Sarkozy, après laquelle il court en vain, depuis quatre ans. Mais jamais une présidentielle ne s'est jouée et décidée sur la politique étrangère. Sans remonter à Clémenceau en 1919, De Gaulle en 44 ou Churchill battu par Eden en 46, il est vrai qu'en 1990, les succès dans la guerre du Golfe, de George Bush père, ne l'avait pas empêché d'être laminé par Bill Cliton, aux cris de “L'économie, imbécile !“. La logique interventionniste n'est pas la même partout, non plus. L'intervention en Lybie est la guerre de Sarkozy, l'idée étant d'effacer l'image malséante de la France, patrie des droits de l'homme, acoquinée avec des élites corrompues. Dans une certaine mesure, c'est une revanche également d'une forme d'ingérance humanitaire, chère à Bernard Kouchner et à Bernard Henry-Lévy. Mais les deux autres conflits se sont imposés au chef de l'Etat. Il en a hérité. Dans les trois cas, la France a rejoint aussi les Anglo-saxons, alors qu'elle leur était traditionnellement opposée. Les troupes françaises sont envoyées sous couvert de l'ONU, pour des raisons pseudo-humanitaires. En Lybie, comme en Afghanistan, l'armée française montre sa dépendance à l'égard de la machine interventionniste de l'OTAN. La défense européenne au nom de laquelle Sarkozy avait ramené la France, au sein du commandement de l'alliance intégrée, s'avère bel et bien une chimère, c’est également ce qui apparaît. L'Allemagne et l'Italie ne nous ont pas suivi. C'est le bras armé franco-anglais qui mène la guerre en Lybie, comme durant la crise de suez en 1959, ou plus récemment et dans une comparaison moins anachronique, en Bosnie en 1995.
La crise ivoirienne a connu des revirements, qui l'ont rendu difficilement lisibles, ces derniers temps. Si l'on récapitule, en Côte d'Ivoire, la situation était tendue depuis les élections contestées de novembre 2010 - crise latente depuis fin 2002 -, confisquées par Laurent Gbagbo, au détriement du candidat Alassane Ouattara. Même si l'on est pas sûr, qu'il est réellement moins triché que son rival. La scission est surtout ethnique entre le nord du pays, les ethnies Dioula pro-Ouattara et le sud ivoirien, où l'alliance des ethnies lagunaires n'a jamais fait défaut à Gbagbo. S'y greffe le clivage religieux entre musulmans au nord et chrétiens / animistes, au sud. Fin janvier, la situation tourne à la guerre civile et à l'affrontement armé. Depuis début mars, la tension gagne l'ouest de la Côte d'Ivoire, les victimes civiles se comptant par centaines et près de dix mille réfugiés fuyant les combats, vers l'est du Libéria. Cela fait peser la menace d'une déstabilisation régionale, inquiétant la communauté internationale, accaparée par le dossier lybien et les révoltes dans le monde arabe. Puis l'ensemble du front finit par s'embraser à la fin mars, les forces Pro-Outtara, rebaptisées “forces républicaines de Côte d'Ivoire” (FRCI) prennent Yamoussokro, puis entrent dans Abidjan, sans rencontrer de résistance réelle. Il apparaitrait, que l'armée régulière et la gendarmerie ont fait défection, abandonnant Laurent Gbagbo et se rangeant tacitement au côté du président légitime. Laurent Gbagbo, son épouse Simone et son entourage, se sont retranchés depuis mardi soir, dans le palais présidentiel. Tandis que des forces onusiennes et françaises présentes sur place depuis fin 2002 - mais jusque là passives -, se sont décidées à bombarder des positions pro-Gbagbo dans Abidjan et les alentours du palais présidentiel.
L'issue de la bataille ne fait aucun doute. L'appui de la France a été décisif et il laissera des traces. D'après de nombreux spécialistes, Gbagbo a vraisemblablement choisi la seule issue possible : négocier sa reddition et trouver une terre d'exil, l'Afrique du Sud paraissant le pays le plus accueillant. La DGSE française n'a vraisemblablement, pas été pour rien, dans ce dénouement inattendu. Car, on ne connaît pas toujours, le dessous des cartes. Mais c'est l'heure de gloire de services et d'agents, dont l'action est discrète et méconnue du grand public, comme l'analysait récemment Vincent Parizot, et pour cause, car ils sont secrets. C'est la DGSE française, la CIA américaine. Comme en Lybie, c’est le grand jeu des agents secrets et autres barbouzes, comme “au bon vieux temps des films d'Autner et d'Audiard“. Les grandes puissances occidentales n'ont pas, non plus, complètement perdu la main. Même si la France n'ose plus intervenir directement en Afrique - outre la présence passive de la Force Licorne, jusque là -, ses services demeurent efficaces. Car il est évident, que ce coup de théâtre n'est pas le fruit du hasard, mais de longues tractations et d'une longue préparation, entamées en décembre 2010. Malgré sa résistance opiniâtre depuis la présidentielle contestée du 28 novembre, Gbagbo a été asphyxié par quatre mois de pressions financières et diplomatiques, puis terrassé par l'offensive éclair déclenchée le 28 mars. Il est finalement tombé, comme un fruit bien mûr. Ce n'était qu'une question de temps, de circonstances et de patience. Dans cette offensive ouverte et secrète contre le régime Gbagbo, il y eut d'abord cet ultimatum public imprudent lancé par Sarkozy : “Au 17 décembre, Gbagbo devra avoir quitté le pouvoir“. Le rire énorme de Gbagbo lui ayant répondu, Paris prenait alors la décision de se concentrer sur le travail de sape financier et diplomatique et sur le renforcement militaire du camp Ouattara. A chaque fois, la France a été à la manoeuvre, soutenant Ouattara, reconnu vainqueur par les Nations unies et l'Union africaine, en dépit de doutes réels sur la régularité du scrutin dans les deux camps. L'arrivée d'Alain Juppé au Quai d'Orsay permettait de remettre un peu de méthode dans l'action. Mais comme le spécialiste Bernard Lugan, le soulignait récemment, la situation ne sera, hélas, pas totalement réglée pour autant. Car en “Côte d'Ivoire comme en Lybie, ce ne sont pas de “bons” démocrates qui combattent de “méchants” dictateurs, mais des tribus ou des ethnies qui s'opposent en raison de fractures inscrites dans la longue durée“.
En Côte d'Ivoire où l'affrontement est ethnique, le pays est plus que jamais coupé en deux. Même si l'avantage militaire des partisans d'Alassane Ouattara est confirmé, par le soutien de circonstance de l'Onu et de la France, la crise ivoirienne n'en sera pas réglée. La liquidation de Gbagbo est une chose, mais elle n'est pas tout. Car c'est une véritable boîte de pandore, fermée prudemment par Houpouët-Boigny depuis l'indépendance ivoirienne, qui a été réouverte depuis 1994, à savoir les questions ethniques. En côte d’Ivoire, la coupure Nord-sud est la grande donnée géopolitique régionale, celle entre le mode sahélien, ouvert et traditionnement structuré en chefferies d'une part, et le monde littoral, forestier à l'Ouest, lagunaire à l'Est, peuplé d'ethnies politiquement cloisonnées d'autre part. Et si pour la presse occidentale cette victoire annoncée est vue comme celle du président “démocratiquement élu” contre le président illégitime, pour les autres 46 % de la population ayant voté Laurent Gbagbo, l'explication est autre. Aidé par la France et les Etats-Unis, l'ensemble nordiste musulman reprendrait vers l'océan, une expansion bloquée durant la parenthèse coloniale. En Lybie, la tâche est aussi ardue. Il est vrai, que les révolutionnaires lybiens ressemblent plus à “des héros de 100 000 dollars au soleil” et sont plus risibles, que redoutables. A en juger par leurs revers successifs enregistrés face aux mercenaires tchadiens de Kadhafi, dès que cessent les bombardements de la coalition occidentale. En Lybie, l'action des services secrets n'est pas simple, car elle doit être discrète et efficace. Mais les services secrets hésitent aussi à fournir des armes et de l'équipement aux rebelles lybiens. Les services américains n'ont pas envie de revivre, le cauchemar afghan, lorsqu'ils avaient équipé les rebelles luttant contre l'intervention armée soviétique. Avant que quelques années plus tard, les missiles fournis par la CIA, à l'époque, ne soient tirés cette fois-ci, par des talibans. Au nom de la démocratie et des droits de l'homme, la France est aussi plongée dans un guépier tribal et ethnique. En Afghanistan, le président Karzaï négocie aussi avec les talibans, en fonctions de ses solidarités tribales. Et en Lybie, “le pseudo comité du peuple lybien“, apparait avant tout, comme le syndicat des tribus de Cyrénaïque. Dont les Américains savent qu'elles furent l'un des principaux foyers de recrutement des islamistes, engagés en Irak.
En Lybie, comme en Côte d'Ivoire, les enjeux sont ainsi très complexes. La situation ne sera pas sevrée pour autant, par des problématiques multiples, souvent tribales et ethniques. La crise est ainsi très profonde. Ce seront peut-être des gouvernements d'union nationale, solides, appuyés par une constitution prenant en compte les spécificités géo-politiques, qui seraient les plus aptes à maintenir la cohésion, à éviter l'éclatement et la guerre civile, couvant toujours sous la braise. Mais la Ligue arabe et l'Union africaine ont certainement un rôle de premier plan, à jouer, dans les relations diplomatiques inhérentes aux deux conflits lybien et ivoirien. Et en tout cas, comme l'analyse encore Bernard Lugan : l”'actualité confirmant la géographie et l'histoire, les solutions qui ne prendraient pas en compte cette réalité ne sauraient régler la crise en profondeur”.
J. D.