L’interdiction du voile intégral est désormais une réalité en France, et le débat sur son bien-fondé, du coup, a repris. Il y a deux choses : la forme (celle de la loi votée) et le fond (est-il juste d’interdire un comportement vestimentaire, lié à une croyance, qui ne fait apparemment de tort à personne ?). Si la première question est finalement assez secondaire, on sent bien que la seconde pose de vrais cas de conscience et cause un certain embarras, à gauche en particulier. On invoque le contexte, celui de l’acharnement du gouvernement sur l’Islam ; le risque de créer plus de troubles que de paix civile en multipliant des interventions compliquées pour la police ; et enfin le problème le plus central, celui du respect de la liberté individuelle. Tout se résume, à mon sens, à ce dernier point : après tout, peu importe que ce soit l’UMP qui ait porté une loi, si elle est juste ; et que serait une police qui n’interviendrait que quand elle ne risque rien ?
Parlons donc de la liberté individuelle. Le cas de conscience est simple et redoutable : que faire de femmes expliquant, comme on l’a encore vu depuis lundi à la télévision, qu’elles portent librement le voile intégral, l’assument crânement sans sembler sous la menace d’un homme, et peuvent même dire ne se sentir bien que quand elles l’ont sur elles ? D’un côté, des laïques et des féministes qui disent « vous portez une prison de tissu, et votre famille vous y contraint manifestement » ; de l’autre, certaines des principales intéressées qui leur répondent « nous le voulons, et nous sommes contentes comme cela ». Comme une sorte de test de notre conception de la liberté : peut-on accepter que la liberté aille jusqu’à la liberté de ne pas être … libre ?
On ne sort pas de ce paradoxe apparemment insurmontable si on ne précise pas un peu les termes de la question. On parle ici de deux types de liberté : d’un côté la liberté matérielle, empiriquement constatable, et de l’autre la liberté de volonté (« je l’ai voulu et c’est ma liberté »). Du côté de la liberté matérielle et observable, le problème est vite réglé : incontestablement, le voile intégral (qui ne se limite d’ailleurs pas à un voile) est une entrave draconienne à la liberté d’être et d’agir, dans l’absolu et plus encore dans notre société. Être engoncé dans un vêtement réduisant à néant la plupart des interactions sociales, voir le monde à travers une fente dès que l’on est en présence d’autrui, incarner la soumission à l’homme et l’inégalité avec celui-ci … S’amuser (y compris pour un homme) à un enfiler un pendant quelques minutes permet de vite se convaincre de cela.
Reste donc la question de la liberté de volonté. Nul besoin d’être docteur en sciences sociales ou en philosophie pour être critique sur le concept de volonté individuelle. Le choix « volontaire » est toujours potentiellement influencé par des déterminations extérieures : culture, religion, pression du groupe où l’on vit … Dire « je le veux » n’est en aucun cas une preuve absolue de liberté. La volonté n’est pas la liberté. Il n’est pas rare non plus d’intégrer et d’accepter une domination subie, voire de s’en réjouir : c’est ce qu’on appelle, pour reprendre le titre d’un texte célèbre, la « servitude volontaire », ou encore l’aliénation.
Et là, je me demande quand même un peu à quoi ont servi plus d’un siècle de mouvements politiques et syndicaux émancipateurs, notamment dans la filiation marxiste. Toute l’histoire de la gauche politique et syndicale est celle de la prise de conscience des dominations subies et acceptées, et du combat pour en débarrasser leurs victimes. Ambition démesurée, brutale, d’une prétention, d’une ingérence et d’une violence psychologique folles ? Ambition peut-être impossible à mener à son terme ? Absolument. Mais c’est justement quand elle se saisit de cette ambition que la gauche est réellement révolutionnaire.
Pourquoi ce « sacerdoce » historique est-il aujourd’hui brouillé, au point de laisser des militants de gauche dans l’embarras face à un phénomène aussi caricatural que celui du voile intégral ? Parce que par paresse intellectuelle et parfois démagogie, une partie de la gauche en est venue à « externaliser » les rapports de domination, et à faire comme si ce qui se joue souvent d’abord dans une conscience individuelle se résumait à des contraintes exercées par des groupes d’individus sur d’autres (« les minorités »). Dans les fresques simplistes qui en découlent n’existent plus que des « dominants » d’un côté, et des « dominés » de l’autre ; que des processus de domination et d’aliénation puissent s’exercer au sein même des seconds, sans intervention des premiers, est devenue une idée apparemment très difficile à appréhender.
D’où les atermoiements sur le voile intégral. « Islam » = « minorité » = « ne peut être victime que d’une oppression extérieure ». Avec une telle grille de lecture, la messe (!) est dite : tout ce qui s’impose « de l’extérieur » aux musulmanes intégralement voilées ne peut qu’être un processus de domination ; pour les rendre libres, il faudrait au contraire les laisser à leur condition.
Pense-t-on qu’il y a un siècle, les ouvriers employés dans les usines paternalistes étaient spontanément enclins à critiquer leur condition, et qu’il aurait fallu s’interdire toute intervention syndicale au motif qu’après tout, personne ne forçait ces ouvriers à y travailler ? Sur un autre plan, aurait-il fallu s’interdire de rendre la scolarisation obligatoire, parce qu’on l’imposait à des familles qui n’avaient rien demandé et qui vivaient très bien sans ?
Puisque la mode est à la gauche « décomplexée », il serait peut-être temps qu’elle remette un terme en tête de son lexique : celui de conscientisation.
Romain Pigenel