Elle arrivera bien, la barbarie. Tout doucement, tout en douceur. On ne l'appellera pas ainsi, du moins pas tout de suite. On la subira, on la tolèrera. Beaucoup l'adoreront, même. Elle sera une réponse acceptable à des maux inacceptables. Petit à petit, toutes nos libertés individuelles seront rognées. Et puis un beau jour, tu te réveilleras dans une France qui aura élu un barbare.
Elle arrivera bien, la barbarie. Tout doucement, tout en douceur. On ne l'appellera pas ainsi, du moins pas tout de suite. On la subira, on la tolèrera. Beaucoup l'adoreront, même. Elle sera une réponse acceptable à des maux inacceptables.
Il y aura d'abord un grand malheur. L'ébauche d'une crise économique, la morosité, et puis une guerre lointaine qui se déclenchera sans nous : nos bons voisins se trouveront aux prises avec un ennemi terrifiant. Les bombes au bout du monde, notre pays sera sommé de choisir son camp. Défendre nos valeurs, défendre nos alliés, mettre un terme à la prétention de l'adversaire... On partira, remontés par la rhétorique universaliste des Droits de l'Homme. Toutes les grandes gueules habituelles, de gauche à droite, à la presque unanimité, se rangeront à la décision du pouvoir d'alors : mettre une raclée à ces bâtards d'en face.
Mais l'ennemi aujourd'hui est partout. Il frappe les civils, s'insinue, se répand. Même quand la guerre sera finie, ses germes pousseront sur le ressentiment, sur la haine. Des attentats meurtriers imposeront le régime de la Terreur. A Paris, les alertes à la bombe bloqueront les transports. Les mots se relâcheront ; quelques responsables politiques seront houspillés après avoir osé parler de "vermine", de "nuisibles" pour désigner les ennemis intérieurs. En surface, la paix reviendra.
Petit à petit, toutes nos libertés individuelles seront rognées. La surveillance généralisée du territoire s'imposera. Les contrôles d'identité et les fouilles des citoyens à l'allure "étrangère" se systématiseront, doublées d'un flicage informatisé qui permettra de retranscrire leurs faits et gestes jour après jour. Et puis l'omniprésence des forces militaires déployées en raison du plan vigipirate Rouge Sang, dans la rue, dans les transports, dans les lieux publics, finira par faire cesser les attaques. La population respirera un grand coup.
La crise financière américaine n'aura pas fini de se répliquer dans les autres bourses mondiales. La faiblesse de la consommation et des investissements aura affaibli la compétitivité économique de la zone Euro, favorisant du même coup l'essor des géants asiatiques, nouveaux maîtres du monde. Le plein emploi retrouvé n'aura suscité l'espoir que quelques mois, avant que la décroissance continue ne ruine définitivement notre système de répartition. Finies les aides sociales, les retraites, l'assurance maladie. Les caisses vides mettront des millions de personnes sur la touche.
Aux élections suivantes, la débâcle rendra les discours habituels dérisoires. La Gauche et la Droite, critiquées pour leur incapacité à sauver les meubles, verront apparaître un nouveau parti vigoureux. Une droite dure, patriarcale, emportée. Au discours patriotique, caressant la fibre gauloise dans le sens du poil. Elle désignera, nette et sans bavure, les responsables de ce marasme. Tes amis te le diront, à longueur de journée : « ce sont "eux", les étrangers, les différents, les pas-pareils, qui sont à la base du problème. Eux qui nous ont entraîné dans la guerre (mais oui je sais que c'est pas eux, mais c'est tous les mêmes). Eux qui continuent de nous menacer de tout faire sauter alors qu'on les a accueillis avec les honneurs. Eux qui ont vidé les caisses de l'Etat en venant profiter de la solidarité nationale. Eux qui refusent de se lever le matin pour reconstruire notre PIB. Eux qui organisent la fuite des capitaux vers leurs contrées d'origine. Eux qui eux qui... »
Tu ne seras pas d'accord, au début. Tu protesteras que ce sont des généralités abusives, que les statistiques prouvent le contraire, que l'on les a invités à venir travailler quand on avait besoin d'eux, jadis, mais ça ne servira à rien. Tes parents, tes amis, tes collègues répèteront ce message à tout va. A l'approche des élections, les intellectuels raisonnables s'insurgeront et lanceront pétitions et manifestations pour contester ces idées. On les traitera de gauchistes, les modernistes railleront leurs grandes théories. Jusqu'au dernier moment, tu penseras que la raison l'emporte toujours. Tu croiras en l'idéal des Lumières qui ont rêvé une citoyenneté éclairée et humaniste. Tu repenseras au 22 avril 2002 et au sursaut contre Le Pen. Tu imagineras un monde où le respect d'autrui l'emporte sur la peur.
Et puis un beau jour, tu te réveilleras dans une France qui aura élu un barbare. Et alors ce sera le début de la fin.