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La chambre lumineuse ( 2/5 )

Par Montaigne0860

Soulagé, il monte vers Ladbroke Grove et tente de chasser de son esprit les boursouflures de son visage : il s’attarde sur la dernière vision qu’il eut d’elle, traits relâchés enfin, détermination d’aller dénoncer son escroc de mari; il aurait pu l’accompagner, elle ne demandait que ça et connaissant son histoire c’eût été la moindre des élégances. Je suis un con, un lâche et un con, un abruti, une lavette. Son esprit bifurque enfin en remontant Cambridge Gardens d’un pas plus léger ; lui revient la remarque de Rémy sur les arbres des jardins privés qui par dessus les trottoirs viennent caresser les cimes des arbres publics plantés en parallèle au bord de la chaussée, charme d’une manière de tunnel ouvragé en pleine cité où les corps miroitent selon l’éclairage laissé par les feuilles. Il se souvient que lors de cette conversation, son penchant à la généralisation (détestable habitude) lui a semblé décalé et il s’est bien gardé de dire à son interlocuteur du moment qu’au fond cette relation public privé lui apparaissait exemplaire de l’esprit anglais ; chacun chez soi, et pourtant, miracle, un puissant esprit collectif. Ces pensées sur les échanges entre public et privé réveillent ses remords : c’est ce qu’elle est en train de faire auprès de la police, il aurait pu, il aurait dû être avec elle. Il tape du pied comme pour se faire mal et pris d’une envie de s’en défaire tout à fait, se surprend à courir ; autant il aime le faire dans les bois de sa province, autant les rues de cette métropole lui semblent un terrain ridicule, lui, le flâneur, le photographe de métier, il devrait marcher à pas comptés, au besoin revenir en arrière, capter les secrets du présent (craquelures de gouttières, inscriptions sibyllines), après tout c’est pour ça qu’il a accepté la proposition d’Aurélien et de Juliana d’occuper leur appartement londonien pendant leur absence, il voulait voir autre chose, tous ces visages qu’il allait enclore dans sa chambre lumineuse comme il se plaît à nommer son appareil photo. Malgré sa course, le visage de la jeune femme revient, yeux gris, cheveux châtains, menton impeccable, voix de verre brisé, éclat brun à l’intérieur du gris de la pupille, inoubliable. Il constate qu’il a gardé tout ce temps la clef de l’appartement dans sa main et la glisse dans sa poche arrière. Il s’engouffre dans la station, oyster en main, et constate avec effroi qu’il a oublié son appareil photo (de France, il en a emporté trois !), un comble ! Faire demi-tour ? Non, continue, va, tant pis, voir n’est pas fixer, allez, laisse aller le hasard, la négligence, tu découvriras davantage si tu ne cherches pas, l’objectif n’est qu’un écran entre toi et la ville à redécouvrir ; la chambre lumineuse ce sera pour un autre jour ! Il s’imagine déjà dans Hammersmith and City line, changeant à Kings Cross, puis reprenant la Picadilly line jusqu’à Leicester Square et, en vrai touriste, il descendra à pied jusqu’à la Tamise, envie de grand air, allez, il monte, descend les marches du métro, courant toujours et le voilà installé. Long jeu d’observation des visages, des corps, cadrages tracés mentalement, regrets, puis soupirs, puis regrets encore ; on file dans la nuit artificielle, dehors l’été… j’aurais tant aimé fixer l’arc sous terre des variations humaines, corps affalés, mains occupées à lire les journaux gras, l’océan des gris défilant à travers les vitres, ponctués des stations illuminées ! Quel dommage décidément d’avoir oublié l’appareil !

Il descend à Leicester Square, c’est-à-dire qu’il remonte, toujours en courant, les marches de ciment aux angles bordés d’armatures d’acier, se précipite au dehors… oh l’air saturé du grondement des bus grandis d’un étage, les chauffeurs virtuoses, comment font-ils… l’habitude bien sûr. Ah oui, tout près, le musée de la photographie, non, il connaît, pas besoin des anciens pour cerner une réalité en mouvement, le présent, le présent, la rue, puis Trafalgar, clameur, ce lieu de la terre le plus ouvert qui soit, groupes de jeunes, toutes les nuances de peau, des corps partout dans toutes les positions, cherchant l’ombre, exposés au soleil, le chaos qu’il aime tant. Il ne s’attarde pas, il vise l’eau, descend encore par Whitehall puis soudain un arrêt devant les horse guards, ce n’est pas ce qu’il voulait , il aurait dû prendre l’autre avenue ; attroupement devant le garde au chapeau si terriblement daté, l’uniforme aux ors grinçants, immobilité fascinante pour les spectateurs en troupes serrées qui se font photographier avec le pauvre hère dans un uniforme au passé vague, interdit de langage et que l’on moque en lui adressant la parole; des enfants éclatent de rire en le mimant, l’épée en l’air, reprenant ses pas appuyés de mouvements mécaniques. En mal de clichés, des familles se pressent autour de lui, prêtant au premier imbécile venu leur appareil pour immortaliser leur séjour.


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