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Derrida, la philosophie dans le texte

Publié le 25 avril 2011 par Les Lettres Françaises

Derrida, la philosophie dans le texte

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«Commencer à relire Derrida » : telle est l’injonction sous laquelle Marc Crépon et Frédéric Worms proposent de réunir les contributions qui composent le volume Derrida, la tradition de la philosophie. Commencer à le relire, c’est d’abord mesurer l’ampleur et la richesse des lectures nouvelles que Derrida lui-même a ouvertes, suivre le tracé singulier qu’il a frayé au sein de la tradition philosophique et sur lequel nous n’en avons pas fini de cheminer. Commencer à le relire, c’est aussi, plus secrètement et non sans une certaine mélancolie endeuillée, apprendre à le lire autrement, d’une manière qui ne peut plus être celle des « premières » lectures, à un moment qui ne peut plus être celui de la découverte enthousiaste d’une pensée toujours en mouvement, ou de l’attente impatiente des livres à venir.

Exempts de ce mimétisme qui a pu faire obstacle à la lecture des textes de Derrida lui-même, les onze textes ici rassemblés, issus du colloque qui s’est tenu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm un an après la disparition du philosophe, rendent à cette oeuvre un hommage exemplaire. Ils entreprennent en effet de la lire avec une rigueur et une exigence philosophiques à la mesure de l’auteur de De la grammatologie, sans s’interdire, chemin faisant, de « signaler l’écart » et de « lui donner sa propre force », comme le déclare Alain Badiou au seuil de son très bel hommage. Quelle que soit leur familiarité avec les textes de Derrida, les auteurs de ce volume ne s’en tiennent pas au registre de l’exégèse, puisqu’ils s’efforcent bien plutôt de témoigner de l’événement qu’a représenté pour eux la rencontre de tel ou tel aspect du travail de Derrida. En déclinant les multiples versions de la « déconstruction », selon les temps, les moments et les lieux où elle a pu trouver la chance d’arriver, le livre témoigne donc déjà de son impact sur la philosophie d’aujourd’hui.

Comme de juste, c’est la confrontation de Derrida avec la tradition phénoménologique qui occupe une place centrale dans ce volume, dans une série de contributions où ne manquent pas de surgir certaines réserves, notamment dans l’étude comparée de la « question de la différence » chez Heidegger et Derrida que propose Françoise Dastur ou dans le texte que Rudolf Bernet consacre au long commentaire de l’Origine de la géométrie, où il voit se poser pour la première fois chez Derrida « les mêmes questions qui ne cesseront d’inspirer son oeuvre à venir », tandis que Jean-Luc Marion, sans passer sous silence ses propres perplexités, souligne le renouvellement de la problématique du don et de la donation accompli par Derrida. S’il faut en croire le texte rétrospectif qu’étudie Jean-François Courtine, c’est même dans le débat avec la théorie husserlienne de la signification qu’il faudrait déchiffrer l’ABC de la déconstruction.

Mais d’autres pans de l’histoire de la philosophie sont loin d’être absents de ce volume, qu’il s’agisse du « problème des classiques » approfondi par Denis Kambouchner ou du « Marx intempestif » dont Pierre Macherey interroge l’irruption tardive mais décisive, « en différé », dans Spectres de Marx. L’accent mis sur la tradition n’exclut pas non plus la référence au présent, si ce n’est à l’avenir de la philosophie, comme le montrent notamment les contributions de Frédéric Worms (qui souligne l’unité profonde de la pensée de Derrida, « dès le début et au-delà de la fin ») et de Jean-Luc Nancy sur ces « différences parallèles » que furent Deleuze et Derrida, tandis que Stéphane Mosès parcourt les deux branches du « chiasme » autour duquel se croisèrent Levinas et Derrida.

C’est dire que, loin de signifier une liquidation de la tradition philosophique, le travail de pensée et d’écriture qui s’est engagé sous le nom de déconstruction constitue bien plutôt une manière originale de se rapporter à l’héritage, non comme à un donné immuable qu’il faudrait conserver intact, mais comme à une injonction que chaque lecture responsable a pour tâche de faire sienne, à sa manière idiomatique. Les éditeurs l’indiquent dans le titre de leurs textes respectifs : si pour Frédéric Worms, l’itinéraire de Derrida met en scène la « transition » de la philosophie, l’essentiel, selon l’expression de la Pharmacie de Platon dont Marc Crépon déploie toute la portée, se joue précisément dans le « passage à la philosophie », dans les multiples opérations de traduction (c’est-à-dire, aussi bien, de lecture) dont l’enjeu n’est autre que « la survie des oeuvres ». À son tour et à sa manière, le volume Derrida, la tradition de la philosophie remet en jeu le mouvement de la déconstruction et ouvre ce passage sur son avenir.

Jacques-Olivier Bégot

Derrida, la tradition de la philosophie, sous la direction de Marc Crépon et Frédéric Worms, Éditions Galilée, 218 pages

Mai 2008



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