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Grands romans politiques du XIXe siècle : I/.« Lucien Leuwen » (Stendhal)

Publié le 02 mai 2011 par Frontere

Grands romans politiques du XIXe siècle : I/.« Lucien Leuwen » (Stendhal)« Lucien Leuwen avait été chassé de l'École polytechnique pour s'être allé promener mal à propos, un jour qu'il était consigné, ainsi que tous ses camarades : c'était à l'époque d'une des célèbres journées de juin, avril ou février 1832 ou 34

Roman inachevé de Stendhal (ci-dessus l'incipit), au sens où il n'a pas concrétisé la troisième partie qu'il avait projeté d'écrire, « Lucien Leuwen » est avec « L'Éducation sentimentale » de Flaubert l'un des "deux chefs-d'œuvre du roman politique au XIXe siècle" selon Michel Crouzet, et l'un des trois selon Michel Frontère qui y ajoute « Le Médecin de campagne » de Balzac!

Sous la monarchie de Juillet, Lucien Leuwen chassé de Polytechnique, on le soupçonne de saint-simonisme¹, a rejoint au grade de sous-lieutenant un régiment de lanciers à Nancy. Dans la première partie du livre² Stendhal s'attache à raconter la vie de garnison de son "héros", terme souvent ironique chez lui. Rappelons-nous cette phrase fameuse du début de « La Chartreuse de Parme » : « Nous avouerons que notre héros [Fabrice del Dongo] était fort peu héros en ce moment ». Pour l'essentiel, les journées de Lucien se résument en manœuvres militaires le matin et en parties de billard le soir. La routine.

Une éclaircie se manifeste dans cette vie monotone lorsque Lucien aperçoit à la fenêtre d'une maison du centre-ville une très jolie jeune femme, Madame de Chasteller, une "blonde cendrée" de vingt-trois à vingt-quatre ans, veuve d'un général de brigade. Hélas! le fringant militaire est ridiculisé : au moment même de son arrivée sur la place principale (Stanislas vraisemblablement) - la belle inconnue habite une maison dont une fenêtre donne sur cette place - il est désarçonné par son cheval, une vieille rosse! mis à sa disposition pour jauger ses qualités de cavalier. Il aura bien l'occasion de rencontrer la belle dans les salons de la ville mais cet amour, devenu progressivement partagé, restera platonique. La dame tient à conserver son rang. Il faut dire que si Lucien Leuwen a une réputation de républicain, elle, est considérée comme "une ultra enragée", favorable au régime et au roi. Déçu par cet amour inabouti et par la vie militaire en temps de paix, les guerres napoléoniennes appartiennent à l'Histoire, Lucien décide de rejoindre son père, un banquier fort riche, à Paris. Ce sera l'objet de la deuxième partie du roman, plus politique.

La transition se fait à travers d'intéressants développements, en fin de première partie, sur la suppression du droit d'aînesse et ses conséquences : l'éparpillement des héritages et la disparition des grandes fortunes, thème amplifié dans le roman balzacien où toute grande fortune implique un crime oublié.

Á Paris, Lucien, nommé maître de requêtes au Conseil d'État, est affecté au service du ministre de l'Intérieur - Stendhal s'est inspiré de Thiers - dont il va devenir le secrétaire ; pensez davantage à un rôle de secrétaire général que de simple secrétaire. Il va être chargé d'accomplir des tâches de basse police à l'occasion de campagnes électorales en province (le suffrage est encore censitaire et il s'agit donc de "faire l'élection" auprès des grands électeurs), d'abord à Blois où considéré comme espion du ministre des manifestants le prendront à partie, puis dans le Calvados. Cependant, il rêve encore à la dame de Nancy, Madame de Chasteller (l'onomastique "qui a l'air chaste" est l'une des clefs du roman), qu'il espère revoir mais sans que cela ne l'empêche de fréquenter à partir de 11 heures du soir les demoiselles de l'Opéra...

Pendant ce temps, son père élu député de l'Aveyron a réussi à rassembler autour de lui vingt à trente députés qui constituent un groupe charnière à l'Assemblée, ils font et défont les gouvernements ; la position du parlementaire est renforcée par sa situation de banquier qui lui permet, grâce au télégraphe, de donner au roi et à ses ministres des informations de première main sur les opérations de bourse. Le délit d'initié existait déjà!

Dans une troisième partie  Stendhal voulait décrire Lucien Leuwen dans une nouvelle vie diplomatique, le livre se termine alors qu'il vient d'être nommé secrétaire d'ambassade et qu'il rejoint son poste en Italie, au préalable : « Il s'arrêta deux jours, avec délices, sur le lac de Genève et visita les lieux que la Nouvelle Héloïse a rendus célèbres ; il trouva chez un paysan de Clarens un lit brodé qui avait appartenu à Mme de Warens. » Quant à son père c'est aux délices de Capoue qu'il succombera, il finira ruiné, comme disait mon père : « Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse »

Ce roman, qui doit beaucoup au XVIIIe siècle (Marivaux et « Les liaisons dangereuses ») et dont la première partie a pu inspirer « Les grandes manoeuvres »³, n'a été publié qu'en 1894 ou 1897, mais, écrit en 1834-1835, il reste profondément marqué par cette époque où le romantisme brillait encore de mille feux ; le cœur de Lucien, lui, demeurera longtemps incandescent dans la mémoire de ses lectrices.

Notes

¹ Claude-Henri de Rouvroy (1760-1825) comte de Saint-Simon : philosophe et économiste, il rompt avec son état nobiliaire et cherche à définir un socialisme planificateur et technocratique qui eut une grande influence sur certains industriels du second Empire comme les frères Pereire (Source : « le Petit Larousse »)
² résumé façon « Twitter » : "c 1 X viré d'son école ; il s'emmerde grave à Nancy ; il hallucine, arriv'pas à pécho une gauloise ki kiffe grave, ça l'fait pas : trop bcbg"
³ film de René Clair (1955) avec Gérard Philipe, Michèle Morgan et Jean Desailly

P.S. : l'édition à laquelle je me réfère est celle parue en deux tomes aux éditions « GF Flammarion » en 1982 (environ sept cent pages sans compter l'introduction et les notes), les rupins consulteront l'édition de « La Pléiade » du regretté Vittorio Del Litto (1911-2004)


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