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La veuve et la tourterelle

Publié le 04 mai 2011 par Jlhuss

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Dix jours depuis les Ides. Mars s’achève. Si l’on pouvait en dire du dieu comme du mois, être sûr que la violence déchaînée retombe enfin ! Les promesses de vie douce glissent sur les pentes d’Etrurie, de colline en colline, jusqu’à la mer. De la terrasse, Calpurnia la regarde aiguiser son métal au soleil levant.  Les sèves s’éveillent dans les jardins, les oiseaux s’appellent. Après tant de fer, tant de feu, y a-t-il un printemps possible aussi pour l’espoir des hommes ?

Junia rejoint la jeune femme endeuillée, la prend par la taille, la conduit vers la table de pierre où l’on a disposé le pain, le lait, le miel, les raisins secs du premier petit-déjeuner dehors. Depuis trois jours loin de Rome, dans la villa de ses amis, Calpurnia retrouve un peu d’appétit, d’apaisement. Quand elle ferme les yeux, elle voit encore la flamme immense du bûcher, la foule en  lamentations, le corps chéri dévoré par le feu, tout amour détruit. Plusieurs nuits avant le meurtre, le cauchemar des poignards dardés contre son mari l’éveillait en sursaut ; depuis les funérailles, c’est la vision d’une vieillarde en haillons qui trouble parfois son sommeil, campée blême, les cheveux déliés, vindicative : “Tu savais, tu savais ! Tu l’as laissé partir !”

-J’ai tout tenté, Junia, je t’assure, dit Calpurnia en rompant un petit pain de gruau. Les nuits qui ont précédé le drame, je retenais sa main, la pressais contre ma poitrine, le suppliais : “N’y va pas, n’y va pas, Caius, ta mort s’apprête à la Curie de Pompée, je la vois, elle a  le visage de cent hommes acharnés tirant leurs lames. Laisse passer ces Ides, reporte l’assemblée. Pour moi, pour moi, Caius, si tu m’aimes ! ”

-Vaines prières, bien sûr, soupire Junia en versant le lait. César se croyait favori des dieux…
-Tandis que je ressassais mes craintes, il gardait un moment le silence, sa main sur mon sein, puis d’un baiser il aspirait mon souffle et se dégageait sur un trait d’humour : “Si la mort m’attend, très chère épouse, espères-tu la décourager en changeant la date ? Tu crois qu’une telle amante est en peine d’autres rendez-vous ?” Le matin même des Ides, le ton est monté graduellement jusqu’à la colère, comme s’il exorcisait l’angoisse : “Est-ce qu’il faudra ne plus sortir ? fuir partout les Casca, Dolabella, voire Cassius, Brutus peut-être, tous les pompéiens amnistiés, tous les hommes aigris que la haine peut armer contre moi. Ils rameutent au motif que je veux être roi. Roi, tu te rends compte ! Calpurnia, ça te ferait plaisir de coucher avec un roi ?”  J’ai bondi du lit, tenté de lui barrer la porte, rappelé mes craintes, mais lui : “Est-ce donc que César devra gouverner le monde de ta chambre ? régler sa vie sur des présages, les tiens, ceux du devin Spurinna ?  J’ajouterais foi à tous les signes qu’on m’objecte depuis des jours : un roitelet déchiqueté en plein forum par trois faucons, des chevaux sacrés qui refusent de boire, des statues qui transpirent, des foies de poulets qui grimacent ?”  Jusque sur le seuil de la maison j’ai tenté de le fléchir. Il est sorti, il a fait quelques pas, s’est retourné, nous nous sommes longuement regardés. J’ai su que c’était la dernière fois. Je crois que lui aussi.
- Tu penses qu’il est allé au-devant de sa mort délibérément ?
- Par défi ? Par lassitude ? Je ne sais pas. Sa santé l’inquiétait de plus en plus, les maux de tête terribles, les vertiges. Quelques jours plus tôt, lors d’un dîner chez Lepide, j’ai su qu’il avait fait l’éloge des morts soudaines. Pourquoi, contre mon avis, avait-il dissous sa garde espagnole ?
- Et pourtant cette fièvre d’action, sur tous les fronts des réformes…Quelle perte ! soupire Junia. Il avait tant à faire encore pour Rome, sa défense, son embellissement, le retour de l’ordre après tant d’anarchie, la paix civile après tout ce sang répandu…Tu as l’air sceptique.
- En quinze ans de mariage, j’ai toujours senti César passionné de conquérir, désenchanté d’avoir conquis. Puissamment désirée, Rome perdait pour lui son attrait d’être offerte, comme cette Cléopâtre ardemment ramenée d’Egypte, qu’il se lassait de posséder à volonté trois rues plus loin. Le départ en campagne contre les Parthes, le surlendemain, voilà le rebond qui mobilisait son ardeur les derniers temps.

Le soleil éclaire la pointe des cyprès. Il étendra bientôt sur les gazons ses nappes ajourées, viendra se mirer dans les bassins. Un beau jour ! Les deux femmes ont déjeuné furtivement sans s’asseoir. Un petit garçon vient desservir.
- Mais toi ? dit Junia. Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Vieillir encore un peu, je pense. Etre la veuve de César, camper dans le souvenir inégalable, endormir le chagrin de ne pas avoir d’enfant du seul homme aimé, masquer l’ennui de saluer ceux qu’il a fait à d’autres femmes, voir Rome retomber dans la confusion, le neveu et le lieutenant se disputer l’héritage…Tu vois, Junia, j’ai de quoi faire !

La lumière s’installe. Le paysage n’est plus un décor. La mer redevient de l’eau, chaque colline un relief ; et tandis que les deux femmes s’en retournent en silence vers la maison, une tourterelle se pose sur la table de pierre et picore les miettes.

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Arion


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