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La « valeur travail » en politique : valeur refuge ou valeur piège ?

Publié le 04 mai 2011 par Délis

  

 Attention, terrain miné ! Ce mot de « travail », qui a connu une gloire certaine lors de la campagne présidentielle de 2007 (tout le monde se souvient encore du « travailler plus pour gagner plus » du candidat Nicolas Sarkozy), semble revenir sur le devant de la scène à l’approche des échéances de 2012. Pourtant, ce come-back pourrait bien être plus compliqué qu’il n’y paraît…

 A l’origine du mot « travail », il y a une pluralité de sens qui cohabitent. Le travail, c’est tout d’abord un gagne-pain. Mais c’est aussi une malédiction : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », dit Dieu à Adam lorsqu’il le chasse du Paradis (Genèse, 3:19). Le mot latin originel (tripalium) désignait quant à lui un outil servant à maintenir écartées les pattes des chevaux, et, par extension, un instrument de torture. Le travail, c’est enfin l’activité par laquelle l’homme acquiert une certaine noblesse, voire même s’épanouit et se réalise pleinement en tant qu’être humain.

 Toutes ces dimensions sont encore aujourd’hui présentes dans la plupart des sociétés occidentales, à des degrés divers. En France par exemple, le travail est avant tout synonyme de « contacts humains » (une caractéristique citée en tête (56%) par les Français dans l’enquête OIS(1) conduite par TNS Sofres en 2007). La dimension humaine, fraternelle du travail est apparemment très présente dans notre pays. Aux États-Unis, le mot évoque avant tout un « gagne-pain » (en tête avec 76% de citations). La vision du travail semble donc plus pragmatique de l’autre côté de l’Atlantique.

 En France, le travail est ainsi une valeur fondamentale, à la fois liée à la question très quotidienne du pouvoir d’achat et porteuse d’une forte charge symbolique. D’où l’importance de ce thème dans la campagne de 2007, et la tentation pour Nicolas Sarkozy de le « réactiver » aujourd’hui afin de reconquérir un électorat populaire dont il s’est éloigné ces derniers temps. Pour preuve, son retour dans les Ardennes, mardi 19 avril 2010, là même où il avait lancé en décembre 2006 la fameuse formule citée plus haut, se présentant alors comme le futur « président du pouvoir d’achat ».

 Mais si tous les Français s’accordent à faire du travail une valeur refuge fondamentale, assise sur un socle de convictions partagées, où est donc le problème ? C’est que, derrière les apparences, le consensus est probablement plus fragile qu’il n’en a l’air.

 Si les Français restent attachés au travail (84% d’évocations positives dans une enquête TNS Sofres datée d’octobre 2009), ils valorisent davantage la notion de temps libre (91%), et restent très attachés aux valeurs de solidarité (84%), de partage (84%) et de mutualisme (74%). Logique, pourrait-on dire, de la part d’une société qui a adopté la réforme des 35h, et a toujours placé la solidarité au cœur de ses valeurs républicaines. Ce qui, en période de crise, engendre des réactions et des réflexes bien différents de ceux, pour reprendre cet exemple, des États-Unis.

 Aux États-Unis semble exister une mentalité de « pionniers » : lorsque tout va mal, on ne doit compter que sur ses propres forces, sur sa capacité à bâtir ou rebâtir à neuf, à partir de zéro s’il le faut. Une attitude pragmatique, probablement renforcée par le faible niveau de protection sociale dont profitent les américains.

 En France, on fait plutôt appel à la solidarité nationale et aux mécanismes protecteurs : intervention de l’État dans le soutien à l’économie, l’aide au retour à l’emploi et l’assurance chômage. Autant de dispositifs, issus de conquêtes sociales, qui n’existent peu ou pas aux États-Unis.

 Plus profondément encore, on constate que deux visions du monde du travail et des entreprises différentes, voire opposées, coexistent de part et d’autre de l’Atlantique. En France, « entreprise » est synonyme de déception, lassitude, et méfiance (ces dimensions sont surreprésentées dans l’enquête OIS 2009 de TNS Sofres). Aux États-Unis en revanche, ce sont les termes de confiance, fierté, enthousiasme qui se trouvent valorisés.

 D’où la difficulté de développer un discours touchant à la « valeur travail » cohérent, univoque et gardant tout son impact auprès d’une proportion la plus large possible de l’électorat. Prenons l’exemple du terme même de « travailleur ».

 Aux États-Unis, pays vierge de toute référence au marxisme et au communisme (sinon comme repoussoir…), le travailleur est un pionnier, un bâtisseur, presque une icône, que l’on n’hésite pas à mettre en scène comme héros des temps modernes (comme dans cette publicité pour une marque de cidre made in UK, également diffusée aux États-Unis en 2009 lors du Super Bowl).

 En France, ce mot de « travailleur » est lourd du sens que lui ont donné les luttes sociales successives, et toute la rhétorique de la gauche communiste et de l’extrême-gauche. Tout le monde a encore présent à l’esprit le « travailleuses, travailleurs » érigé en gimmick d’Arlette Laguiller, ancienne porte-parole du mouvement Lutte Ouvrière.

 La société française dans son ensemble (et sa classe politique, même à gauche, chez les modérés) s’est toujours un peu méfiée de cette rhétorique de lutte des classes. Elle lui préfère généralement les valeurs et la figure plus consensuelle de la « classe moyenne », de l’aspiration à s’élever par des mécanismes de solidarité nationale, de générosité, d’éducation… C’est un peu « l’ascenseur républicain » contre « l’échafaud révolutionnaire ».

 Si l’on ajoute à cela l’incapacité des gouvernements de gauche comme de droite, depuis plus de trente ans, à assurer un taux d’emploi élevé, et à garantir la pérennité de notre système de protection sociale, on comprend pourquoi la chasse aux voix de l’électorat populaire (ces « travailleurs » que l’on hésite à appeler par leur nom) semble se faire tout autant, voire davantage, sur le terrain de l’immigration ou de la sécurité que sur celui du travail et du pouvoir d’achat…

(1) Les chiffres cités dans cet article proviennent d’une série d’études TNS Sofres, rassemblées et commentées dans les éditions 2006, 2008 et 2010 de l’État de l’opinion (éditions du Seuil).

 Marc-André Allard
Directeur Conseil
Brain Value – Études & planning stratégique

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