À l’heure où le Japon donne une leçon d’humanité, de courage et de solidarité, à l’heure où le pays du Soleil-Levant est cruellement frappé, j’ai demandé à mon professeur de japonais un dicton qui puisse illustrer la philosophie de ce peuple. Il m’a cité : « Kofuko no kaidan wa subekkoi », ce qui signifie : « L’escalier du bonheur est glissant. » À première vue, je n’ai pas trouvé tout cela terrible. Je cherche, tant qu’à faire, dans la félicité, un état stable et durable, quelque chose qui résiste aux coups durs, qui demeure, qui soit coriace, en somme : l’ataraxie des grecs, l’apathie du stoïcien qui ne bronche pas dans l’épreuve. Pourtant, en y réfléchissant d’un peu plus près, je me demande si la joie ne consisterait pas tout simplement à savoir glisser, à emprunter l’escalier du bonheur sans s’accrocher. Dans cet art, les traditions religieuses se rejoignent. Le Bouddha invite à la non-fixation, Jésus au détachement, au renoncement à soi, à la légèreté évangélique, en un mot. Dès lors, considérer l’existence comme un escalier, c’est peut-être rester attentif, disponible à ses hauts et ses bas, aux imprévus du quotidien, aux coups plus ou moins fatals du sort.
Dans mes fantasmes, je ne désire surtout pas descendre, et pour tout dire, je souhaite carrément monter toujours, marche après marche, vers le sommet et encore plus haut… Ce proverbe me ramène à l’ici et maintenant, à la vie et à ses règles du jeu. Je me sens si éloigné de ces volontaires qu’on appelle « liquidateurs », engagés de leur plein gré pour accomplir une tâche qui pourrait leur être funeste. Je ne suis pas prêt à dégringoler dans l’escalier du bonheur, je ne suis pas libre de courir ces marches en haut et en bas. En ce moment, cependant, des petits ennuis mécaniques me rappellent à l’ordre. Ma santé fait aussi des hauts et des bas, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle reste fragile. Un jour, il y a un léger mieux, et le lendemain, tout est à recommencer. À nouveau, considérer la santé psychique ou physique comme un escalier congédie la tentation de s’installer dans un état et nourrit une sorte de gratitude paradoxale. Aujourd’hui, je vais bien. Tant mieux. Demain est un autre jour. Le philosophe avait un peu oublié son corps handicapé et, négligeant, je suis ramené à l’ordre.
Pour agir et tenter de monter quelques marches vers le mieux être, je pratique depuis peu le judo, la voie de la souplesse. Les premières leçons ont été consacrées à apprendre à chuter, ramasser une gamelle sans se faire mal, sans se crisper comme sur l’escalier du bonheur. Tomber avec aisance, prudemment, tout en douceur. Cent fois par entraînement, je suis à terre et je me relève. Cela me fait penser à un moine à qui l’on demandait ce qu’il fabriquait dans un monastère. Il répondait : « Je tombe, je me relève, je tombe et je me relève. » Là aussi, il s’agit de ne s’accrocher à rien. Quand la joie me visite, je la laisse habiter en moi, lorsqu’elle me déserte quelque temps, je ne m’affole pas. L’autre jour, à l’entraînement, un jeune homme a longuement sangloté. Il avait sans doute descendu quelques marches dans l’escalier de la performance. J’ai beaucoup pensé à lui. Je pleure parfois mais pas pour le judo. Sur le tatami, à chaque fois que je tombe, je rigole plutôt car, me revient à l’esprit la parole d’un médecin qui me prédisait que je ne marcherais jamais. C’est certainement l’avantage de partir du plus bas de l’échelle. Mais voilà que je dégringole méchamment si je commence à faire des hiérarchies. Chaque marche est occasion.
Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, le Philosophe nu, est paru au Seuil. (Source : La Vie 2011)