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Un soir à Palerme

Publié le 08 mai 2011 par Jlhuss

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Lorsque Orphée prenait sa lyre, les oiseaux se posaient, le vent tombait, la tendresse s’insinuait jusqu’aux cœurs des pierres. Ce n’est pas que le fils de la muse Calliope et du roi de Thrace fût plus virtuose que tant de musiciens courant le monde. Les puristes se plaisaient même à déplorer sous ses doigts du flou dans la mesure, du mou dans le tempo ; mais le public n’avait que faire de ces querelles de doctes, ni du soupçon que  sans les relations de papa-maman Orphée serait peut-être resté dans l’ombre. La naissance n’affectait en rien sa simplicité, ni les  faiblesses techniques le charme de mélodies qui semblaient s’arracher à la terre, surgir des failles, et monter, monter, à la force de la foi, jusqu’aux sphères où vivre est une récompense.

La première fois qu’il vit Eurydice, Orphée la trouva franchement belle, mais il faut plus que de la beauté pour qu’une rencontre, après tant de liaisons éphémères, ait la force déchirante d’une naissance. C’est ce plus, cet on ne sait quoi tombé des astres, qui fulgura dans l’air à la seconde où ils s’aperçurent, non loin de la station Bonne-Nouvelle, un jeudi matin de mai vers dix heures. Il sortait d’un studio d’enregistrement, elle achetait des fruits à un étal des quatre saisons : ils se jurèrent de les manger ensemble  pour la vie. Le mariage à Paris d’Orphée et d’Eurydice, du prince de la pop et d’un top model de chez Dior, mit le feu à la presse people sur trois continents.

Moins d’un an plus tard, à la une des magazines ce n’est pas l’idylle du couple, c’est sa séparation qui faisait les gros titres. S’y étalait plein cadre la photo des noces, barrée de questions perfides : « Déjà fini ? », « A la prochaine ? », « Qui sera la nouvelle rose du petit prince ? »  Le fait est qu’on ne les avait plus vus ensemble depuis avril, depuis leur week-end à Palerme, si bien couvert par Closer. La star annula sine die tous ses concerts et menaça de procès les magazines qui publieraient désormais des photos de lui. Calliope accorda une interview exclusive à Paris-Match pour prier qu’on laissât son fils en paix : non il n’oubliait pas ses fans, il traversait une passe difficile, un drame personnel, sans qu’on pût démêler des propos de la muse si Eurydice avait rompu, était gravement malade, ou quoi de pire ? Calliope concluait sur la noblesse de la discrétion et sur les risques auxquels s’exposent les voyeurs. On se le tint pour dit, soit que la fermeté des menaces fît réfléchir, soit que la lassitude émoussât déjà les curiosités : tant de vedettes ne demandaient qu’à se vendre à la une sans chichi !

La villa d’Ayadès était invisible de la route, tapie au fond d’une sombre végétation où plongeait l’avenue sinueuse. Orphée cache sa moto dans des buissons et empoche son cryptophone, sorte de lyre électronique miniature, dernière invention de Calliope. Il escalade l’immense grille, se reçoit comme un chat, s’enfonce prestement parmi les souffles, les froissements, les ombres mouvantes jusqu’à l’esplanade à mi-pente.  S’y découpait sur la mer une bâtisse immense, labyrinthique, semblable à celle où l’empereur Tibère abritait à Capri ses débauches.
Campés devant le seuil, l’oreille tendue, le jarret frémissant, les babines retroussées comme pour un sourire du diable, trois danois noirs fixaient l’intrus qui s’avançait en pianotant. A moins de cinq mètres ils allaient bondir, quand Orphée trouva la fréquence : au son du cryptophone, les molosses vinrent mendier des caresses à ses pieds.
A cette heure, Ayadès avec ses sbires faisait le tour des geôles où gémissaient les proies enlevées pour ses plaisirs. Sa dernière capture touchait en lui des zones inexplorées. Cette glorieuse Eurydice, raptée pendant son jogging sur la plage, cette hautaine qui se refusait encore après vingt jours, il saurait la séduire, la faire passer consentante par tous les degrés de la jouissance, de la douleur et de l’humiliation sous l’œil affriandé de Perséfonia. Tôt ou tard leurs noces atroces se feraient. On n’était pas pressé, on avait l’éternité devant soi.

« Je ne suis pas venu en ennemi, s’écrie Orphée, du plus loin qu’il aperçoit Ayadès. Regarde, je suis sans arme, sans haine, plus vulnérable qu’un enfant. ». Les sbires s’étaient rués sur le musicien et le tenaient plaqué au sol en attendant l’ordre du maître. Ayadès fit signe de le lâcher. Le poète Ovide lui-même atteste que le musicien magique en Orphée se doublait d’un habile orateur. « Ayadès, je t’en prie, rends-moi Eurydice, sans elle je ne peux pas vivre. Jusqu’à quand jouiras-tu du deuil des hommes ? Quelle vraie joie espères-tu connaître en forçant les cœurs et les corps ? Tu souffres de n’être pas aimé ? Deviens aimable. » Et tandis que la bouche continuait ainsi d’argumenter rudement, les doigts dans la poche cherchaient à l’aveugle sur le clavier du cryptophone la fréquence si rare, si ténue, si mouvante de la bonté en l’homme. Il la trouva sans doute, car comme le « Néron de Palerme » semblait hésiter à baisser le pouce du coup de grâce, et qu’un nervi tenait braqué sur Orphée son browning : « Qu’on lui rende sa femme, dit Ayadès, et qu’ils s’en aillent. » Les sbires sidérés regardaient déjà le parrain comme un repenti perdu pour la cause. « Vous êtes sourds ? Je vous dis d’aller la chercher ! »

L’embrassement d’Orphée et d’Eurydice répandit comme une clarté d’aube dans la villa crépusculaire. Cet amour-là, on voyait bien que même la mort n’en viendrait pas à bout « Comment m’as-tu retrouvée ? » disait la jeune femme. « J’ai suivi la lumière », répondait Orphée. Il y eut des rires, des remords, des promesses. Perséfonia servit le champagne. « Soyez prudents au moins, dit-elle. Orphée, ne va pas te retourner sur la moto pour un bisou. Patience. Un accident est si vite arrivé… »

Arion


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