Quelle cible électorale pour la gauche ? C’est à cette question que Terra Nova entend répondre avec un rapport intitulé « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ». L’argument central en est assez simple. La crise de la social-démocratie serait double : crise idéologique, mais aussi crise de la sociologie électorale. La gauche s’appuyait autrefois sur une « coalition historique » construite autour de la classe ouvrière ; mais les ouvriers sont un allié de moins en moins sûr, du fait de leur démographie en baisse, de la déliquescence de leur conscience de classe et de leur conservatisme moral. Or la gauche, elle, se définit de plus en plus par le libéralisme « sociétal », dans la foulée de mai 68, et ne peut plus répondre aux demandes économiques des ouvriers. Elle devrait donc faire le grand plongeon, consistant à se détourner de cette assise électorale dépassée pour embrasser sa nouvelle famille, divisée sur les intérêts économiques mais unie sur « les valeurs » : c’est-à-dire l’alliance des diplômés, des jeunes, des « minorités et des quartiers populaires », des femmes, des urbains et des « non-catholiques », qui sont tous tournés vers « l’avenir » et rompus aux joies du libéralisme culturel.
Il faut reconnaître à Olivier Ferrand (coordonnateur de ce rapport) un certain courage, celui de dire avec franchise, voire candeur, ce qu’un courant de pensée pense toute bas depuis quelques années ; à savoir que la gauche doit rompre à la fois avec ses attaches ouvrières et populaires, et avec sa volonté de transformation économique. Il mène à son terme, et théorise, le recentrage de la gauche autour du libéralisme de mœurs ; il ouvre un débat clair sur l’avenir et l’objectif de la social-démocratie, nettoyé de tous les faux-semblants et politesses d’usage. Mais ce sont bien là, malheureusement, les seuls mérites que l’on peut reconnaître à ce texte.
Passons, par charité, sur les nombreuses imprécisions et incohérences qui émaillent le rapport. Le sens exact des termes « classes populaires » ou « classes moyennes » fluctue de chapitre en chapitre. Par ailleurs, on nous explique à la fois que la nouvelle coalition incontournable pour la gauche – la « France de demain » – est en pleine progression électorale, mais aussi qu’elle n’est pas actuellement majoritaire, et qu’il faudra lutter contre son abstention structurelle (pour les jeunes notamment). Bref : si on rend la nouvelle coalition majoritaire, alors elle le sera (si ma tante en avait …). Autre perle du même genre, on peut expliquer dans une page que les séniors votent « toujours » à droite, pour affirmer sans ciller, un peu plus loin, qu’ils vont voter « de plus en plus à gauche ». Et que dire des hésitations démographiques sur l’ancienne « coalition historique » du PS, qui est à la fois décrite comme en déclin (ce qui devrait justifier son abandon), et comme en hausse numérique (du côté des petits employés) ?
Plus problématique est la méthode employée pour découper la société en catégories favorables (ou non) à la gauche. Le groupe de travail Terra Nova, confondant cause et conséquence, inspecte les facteurs déterminant le vote de gauche aux dernières élections, et en tire, au petit bonheur la chance, un inventaire à la Prévert de catégories mélangeant genre (les femmes), origine (les immigrés), âge (les jeunes), diplôme (les diplômés du supérieur) et situation professionnelle (les CSP+) – heureusement que les sondages n’ont pas révélé un tropisme socialiste des unijambistes moustachus, ils auraient probablement gagné leur ticket d’entrée parmi les membres fondateurs de la « France de demain ». Ces catégories, hétérogènes, se recoupent et se contredisent les unes les autres : les femmes votent à gauche, lit-on, mais pas les employées, apprend-on plus loin ; et faut-il aussi leur appliquer le diagnostic général sur cette nouvelle alliance, à savoir qu’elle a une démographie trop faible – nait-il moins de femmes que d’hommes en France ?
Ce ne serait encore rien si ces catégories n’étaient définies à (très) gros traits par des caractéristiques tenant plus du préjugé bobeauf que de la rigueur scientifique : l’immigré et le jeune sont ouverts et « optimistes », ils représentent « la dynamique », alors que l’ouvrier est dans « le repli » contre « les immigrés, les assistés, la perte des valeurs morales [lesquelles ?] et les désordres de la société contemporaine [est-ce une tare ?] ». Il est vrai que « plus un individu est diplômé, plus il adhère aux valeurs culturelles de la gauche », et parmi elles la « tolérance » et « l’ouverture aux différences culturelles ». Moins vous faites d’études, plus vous êtes con et méchant, en clair. Que ceux qui n’ont pas décroché un master lèvent le doigt ! L’argument d’autorité et le mépris culminent avec le titre donné à la nouvelle alliance électorale proposée – « la France de demain » – titre qui suggère très explicitement que ceux qui n’en font pas partie (les ouvriers et employés) sont à ranger au rayon des rebuts dépassés par l’histoire.
A la caricature s’ajoute, fort logiquement, le naturalisme : on décrit les évolutions électorales de ces catégories de population comme des phénomènes physiques inaltérables, sur lesquels la gauche n’aurait finalement aucune latitude d’action, et dont elle devrait juste prendre bonne note pour ajuster sa stratégie. Le texte ne se demande jamais, par exemple, si la dérive des classes populaires vers des valeurs « de droite » n’est pas en partie de la responsabilité de la gauche, si celle-ci ne pourrait pas enrayer ou inverser le processus, et si la stratégie Terra Nova ne va pas simplement amplifier les conséquences d’erreurs commises par le passé. A vrai dire, l’idée même d’un parti de masse, capable de peser sur la société, et de faire un travail de terrain de longue haleine auprès de ces populations, semble inconcevable pour Terra Nova ; prenant peut-être le cas des think tanks pour une généralité, le groupe de travail n’évoque jamais la dimension militante ou d’éducation populaire, si ce n’est pour parler du porte-à-porte qu’il faut faire « comme Obama » pour aller chercher les abstentionnistes de la jeunesse ou de la « diversité ». On reconnaît du bout des lèvres que Ségolène Royal a limité les dégâts sur le vote ouvrier en 2007, grâce à « son positionnement spécifique » … mais on n’en tire aucune conclusion.
C’est plus largement l’idée même de transformation économique du pays qui est balayée d’un revers de main. On explique tranquillement que les ouvriers ont abandonné la gauche parce qu’elle a renoncé à toute ambition de rupture économique, et qu’ils votent à l’extrême-droite parce que le FN façon Marine a un programme social … « de gauche ». Pas grave, la gauche va se recentrer sur les valeurs morales et « sociétales » ! Un curieux plaidoyer pour Tony Blair et sa Grande-Bretagne post-industrielle clôt le document, en annexe ; et on suggère par ailleurs qu’il ne faudra pas trop cogner sur l’épargne et les héritages, si on veut capter le vote des classes moyennes. C’est quasiment une rhétorique de droite, enfin, qui est employée pour décrire l’opposition entre « insiders » et « outsiders » : puisque les inclus (dont les ouvriers) ne veulent pas revoir leurs privilèges à la baisse, la gauche doit s’appuyer sur les exclus (là encore on mélange discriminations professionnelles envers les femmes, les jeunes, les étrangers …), moins exigeants et partant de plus bas, pour prendre le pouvoir – en taillant, on l’imagine, allégrement dans les dépenses sociales occasionnées par les premiers.
Au fond, on comprend mieux, avec ce document, pourquoi Terra Nova se réclame plus du « progressisme » que de la gauche : alors que la gauche se définit à la fois par un ancrage populaire, un projet économique et social, et un ensemble de valeurs (morales et culturelles), le progressisme prôné par le think tank abandonne largement le premier, revoit à la baisse le second, et ne s’accroche vraiment qu’au troisième. La vision proposée par la fondation « progressiste » est sans doute respectable, mais elle n’est pas de gauche, au sens commun du terme. Elle est une sorte de projection des fantasmes de la bourgeoisie éclairée (!) et humaniste sur le reste de la société. Elle est surtout à courte vue : il faut être bien naïf pour croire que l’on gagne une élection en faisant une arithmétique d’épicier, en ajoutant à la bonne franquette des haricots, des choux et des tomates pour arriver aux « 50% » fatidiques. Tout l’art de la politique consiste à bâtir des projets nationaux qui dépassent les antagonismes, et donnent des perspectives communes à des populations n’ayant pas forcément, au départ, d’intérêts communs. La proposition portée par Terra Nova, a contrario, ne peut générer que confusion, division, et défaite.
Romain Pigenel