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Ils étaient cent. Cent jeunes gens égarés dans une guerre trop grande pour eux, ce qu’aucun d’entre eux n’aurait voulu admettre. Ils n’étaient pas tous de la montagne mais la montagne se présentait à eux comme une proie offerte à leur brutalité qui, après leur passage, ne serait plus la montagne rouge comme le drapeau de la Commune, mais la montagne ensanglantée dont les flancs pantelants enfantaient des martyres.
— Quelle différence vois-tu entre posture et imposture ?
Le Bezen Perrot était à peine rentré de Locminé où pendant dix-huit jours il avait fait régner une terreur sans nom, et déjà, dans la quiétude retrouvée du cantonnement, Gouez et Le Maout philosophaient comme des docteurs de l’Université installés à une terrasse de Saint-Germain-des-Prés ou du Quartier Latin. Au grand étonnement de Targaz qui se tenait coi, voilà qu’ils conviaient à prendre, en quelque sorte un café avec eux, Bergson, Heidegger et Socrate, des types dont Targaz n’avait jamais entendus parler. C’était pour lui insupportable de ressentir les choses sans posséder les mots pour les exprimer. Il aurait aimé dire à Gouez et Le Maout qu’il avait compris que ces deux mots étaient voisins, qu’ils cousinaient sans doute, qu’il ne s’agissait peut-être que d’une différence de degré dans la négativité, et que, en même temps, ce n’était pas si simple ; mais c’était trop compliqué pour lui. Il s’enfuyait dans sa jeunesse jouant au bon élève, celui qui a l’humilité de se taire lorsque le maître parle. Cependant, que l’on puisse discourir ainsi au retour d’une sanguinaire opération gommait ses derniers doutes. Il n’avait pas à chercher de justification, c’était comme si le sang, la torture et la mort, n’étaient que le reflet d’une banale réalité.
Cela faisait beau temps qu’il ne pensait plus à Moysan. L’enfance, l’adolescence, à quoi bon les évoquer ? Tout ça était si loin ! Targaz se sentait comme un renardeau que l’on a cru avoir apprivoisé parce qu’on l’a adopté au détour d’une battue mais qui, une fois qu’il a gouté au sang, le vrai, pas celui que l’on trouve dans un morceau de viande calibrée, mais celui qui vous enivre quand, fort de votre ruse proverbiale, vous forcez le grillage du poulailler pour égorger votre première poule. Dès lors, plus rien ne compte plus que tuer, tuer encore, pour retrouver le goût et la chaleur du liquide poisseux qui vous empli la gueule. D’aucuns, insatiables gloseurs, auraient aimé le comparer à quelque héros antique, mais Targaz ne goutait que le plaisir de l’action. Le reste du temps il demeurait amorphe, comme si son avenir ne consistait qu’en une suite d’actions aussitôt oubliées.
— Les celticards m’emmerdent ! rugit Ferrand en sortant du cours de breton littéraire obligatoire pendant les périodes de repos.
Targaz sourit. Lui aussi reconnaissait que, bretonnant depuis sa naissance, il ne trouvait aucun attrait à devoir réapprendre sa langue maternelle parce que quelques olibrius regroupés autour de Ropartz Hémon, directeur de Aman Roazon-Breiz radio en langue bretonne elle aussi installée à Rennes, prétendaient l’unifier. Certes, il était indéniable qu’il existait des nuances certaines entre le vannetais, le léonard et le cornouaillais, mais on se comprenait, et c’était l’essentiel. Il suffisait de voir le dérouler des jours. Targaz avait du mal à concevoir comment, une poignée de prétendus savants, d’aussi bonne volonté qu’ils fussent, pouvaient s’attribuer le droit de codifier une langue que tout un peuple parlait depuis des siècles et des siècles. Même s’il n’aurait su le dire ainsi, cela lui paraissait comme une usurpation.
Ce n’était pas qu’il réfutât tout ce qu’il entendait. Targaz était trop jeune pour faire le tri entre ce qui était dans l’air du temps et ses pensées profondes. Ainsi s’était-il réjoui en écoutant la chronique de Youenn Drezen sur le sport et la race où il concluait, que si en France on utilisait une élite sportive qui n’était pas française, en Bretagne, ce n’était pas le cas : « n’eo ket c’hoazh-a-benn a sozhun a zeu e vo gwelet morianed, Ploniz, pe baotred brizh-livet ar Sav-Heol o tont da gemer, war dachennoù ar vro, perchennoù ar sportoù dilezet gant ar Vretoned yaounk. Dalc’homp peg, paotred yaounk, ha sport dezhi ken no foeltro ! — Ce n’est pas demain la veille que l’on verra des nègres, des polonais ou les gars basanés du levant, venir saisir, sur les terrains de sport de notre pays, les perches des sports qu’auraient abandonnés les jeunes bretons. Tenons bon les gars, et du sport à en faire péter ! »
Eternel humilié, mais pas idéologue pour deux sous, Targaz, même si de sa vie, si ce n’était quelques Parisiens entrevus au moment des vacances, il n’avait jamais croisé personne qui ne fut pas breton, s’en trouvait conforté dans ses choix. Il se figurait même, à entendre l’autre à la radio, qu’un jour de Bleun Brug, le recteur de Scrignac, tout à sa défense et à son exaltation de la jeunesse bretonne, avait pu se laisser aller à prononcer ces mots. Alors, tout devenait facile. Depuis toujours, la France, cette putain cosmopolite, n’avait d’autre ambition que de bouffer les libertés bretonnes. Par concomitance, les maquisards, pour la plupart des communistes — puisque tout le monde l’affirmait ça ne pouvait qu’être vrai —, devaient être arrachés, piétinés et broyés, comme du vulgaire chiendent dans un superbe potager. Alors, même s’il prenait plaisir à écouter Professeur et Heussaf, tous deux instituteurs et très bons bretonnants, de même que Collet et Le Maout ; ou encore Gwirieg l’étudiant en droit et Marcel qui étudiait les lettres, Targaz se rapprochait de ceux qui, comme Heric et Coquet cultivaient l’illusion de trouver au Bezen la famille qu’ils n’avaient jamais eue. Au fond même s’ils n’étaient pas exempts de haines fugaces ou résistantes, et quand bien même leurs motivations n’étaient pas toujours de celles que l’on puisse avouer, l’esprit grégaire jouait à fond dans ce groupe d’hommes jeunes, bretons et nationalistes.
La montagne rouge ne leur faisait pas peur. À peine les armes mises en faisceaux qu'ils brûlaient d'en découdre.
Mai 2011