Le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik estime que la
souffrance est un passage obligé pour atteindre le bonheur
Par Pauline Gravel, Le
Devoir
28 et 29 octobre 2006
Certaines personnes semblent y accéder plus facilement que d’autres, même quand le malheur s’abat sur elles. Existerait-il des gènes qui prédestinent au bonheur?
En s’appuyant sur les plus récentes découvertes en neurologie et en psychologie, le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik démontre dans son dernier livre, De chair et d’âme, qu’en matière de bonheur, la génétique oriente en effet nos choix de vie. Mais elle ne nous voue pas nécessairement à une vie heureuse ou à la dépression.
De même, les terribles épreuves subies par certains enfants ne les condamnent pas irrémédiablement à une vie ratée et malheureuse. Le milieu sensoriel, affectif, social et culturel dans lequel nous baignons refaçonne constamment notre cerveau, berceau des émotions. L’humain peut ainsi rebondir du malheur au bonheur. Ces deux antagonistes sont d’ailleurs inextricablement liés, souligne le théoricien de la résilience, Boris Cyrulnik. La souffrance serait même un passage obligé pour atteindre le bonheur. Sans elle, la vie n’aurait aucun intérêt.
Le gène de la vulnérabilité
À la fin des années 90, des chercheurs ont
découvert que chez les singes et les êtres humains, certains individus ont des gènes qui synthétisent de longues protéines capables de véhiculer beaucoup de sérotonine, alors que d’autres
individus sont de petits transporteurs de sérotonine. Neuromédiateur sécrété dans l’espace situé entre deux neurones, la sérotonine joue un rôle fondamental dans l’humeur. Elle stimule les
désirs, améliore les fonctions cognitives, et un grand nombre de médicaments antidépresseurs accroissent sa présence dans le cerveau.
«Or on constate que les petits transporteurs de sérotonine sont hypersensibles. Ils réagissent avec beaucoup plus d’émotivité aux épreuves que les gros transporteurs, beaucoup moins sensibles aux événements de la vie», confirme Boris Cyrulnik au bout du fil depuis Paris. «Toutefois, cette tendance naturelle ne prédit absolument pas les dépressions à venir.»
Prenant conscience très jeunes, pendant l’enfance, qu’ils sont vulnérables aux difficultés, les petits transporteurs de sérotonine s’organisent une vie stable et paisible, entourés de l’affection de maman et papa. Ils s’intègrent bien à l’école, laquelle encourage la routine. Par contre, ils supportent mal les déménagements. Lorsqu’ils se marient, ils font des maris fidèles et de gentils parents.
En revanche, les gros sécréteurs de sérotonine ont besoin de fortes stimulations pour avoir l’impression d’exister. Enfants, ils sont des transgresseurs, et quand ils arrivent à l’adolescence, ils prennent des risques. Les filles font de l’auto-stop en minijupe et en débardeur. Les garçons font des excès de vitesse ou se lancent dans des bagarres inutiles, note Boris Cyrulnik. Adultes, ils multiplient les aventures extraconjugales, et quand on les abandonne, ils ne souffrent pas longtemps avant de tourner la page. Toutefois, arrivés à un certain âge, ils n’ont rien construit et un nombre non négligeable d’entre eux sombrent dans la dépression.
Alors que, chez les animaux, le fait d’être un gros transporteur de sérotonine est garant d’un rang élevé dans l’échelle sociale, chez les humains, les petits transporteurs, à force de bons résultats scolaires — très valorisés dans notre culture — et de travail routinier, accéderont souvent à des postes supérieurs.
Mais les enfants sages et sans problèmes ne sont pas pour autant assurés de connaître le
bonheur éternel, nous apprend Boris Cyrulnik dans De chair et d’âme, qui paraît aux Éditions Odile Jacob et qui arrivera dans nos librairies à la mi-novembre. L’auteur cite les résultats d’une
étude longitudinale menée par des chercheurs portugais sur une cohorte d’enfants modèles. Comme on s’y attendait, ces enfants irréprochables étaient devenus des adultes bien socialisés et sans
troubles graves de la personnalité. Par contre, ils (davantage les filles que les garçons) étaient devenus anxieux et plus souvent déprimés que les enfants «normalement difficiles», c’est-à-dire
plus sujets à provoquer de petits conflits sans grande conséquence. Rien n’est simple...
Période sensible
Ce déterminant biologique lié au transport de la sérotonine «n’empêche toutefois pas le milieu de marquer son empreinte dans le cerveau et d’orienter l’acquisition d’un style affectif — d’une manière d’aimer — particulier», rappelle Boris Cyrulnik. Le scientifique explique que les informations sensorielles qui enveloppent le jeune enfant induisent la création d’une myriade de nouveaux circuits dans le cerveau. Les neurones établissent 200 000 contacts par heure au cours des quatre premières années de la vie, précise-t-il.
Un enfant négligé, maltraité ou qui vit auprès d’une mère dépressive et malheureuse à ce moment critique du développement cérébral apprendra à son cerveau à canaliser (à «circuiter») les informations vers les zones cérébrales qui déclenchent plutôt la tristesse, explique-t-il. Par contre, si l’enfant est rassuré et entouré d’une mère gaie, son cerveau sera formaté différemment et les stimulations de son milieu seront projetées de préférence vers la région cérébrale qui induit des sensations de bonheur et d’euphorie. «C’est la banalité du quotidien qui façonne le cerveau, souligne Boris Cyrulnik. Les interactions quotidiennes établissent des circuits, des voies préférentielles, ce qui confirme l’intuition de Freud.»
L’isolement sensoriel dans lequel se retrouve un enfant qui perd sa mère et ne trouve aucun substitut dans sa famille ou sa culture ralentit la création de nouveaux circuits cérébraux. Cette carence peut même mener à l’atrophie de la région fronto-limbique du cerveau. L’observation au scanner des cerveaux de jeunes orphelins abandonnés et privés de toute affection a en effet montré que cette zone cérébrale, responsable des émotions et de la mémoire, avait littéralement fondu.
Lorsque ces enfants ont été confiés à des familles d’accueil généreuses, leur cerveau a retrouvé sa taille normale un an plus tard. Les gamins avaient également récupéré un niveau intellectuel normal et s’intégraient bien socialement. En s’appuyant sur ces exemples, Boris Cyrulnik affirme que tout n’est pas perdu pour un enfant abandonné, maltraité par la vie. Grâce au phénomène de la résilience — que le neuropsychiatre a grandement vulgarisé —, «l’enfant pourra reprendre un autre type de développement si la famille et la culture disposent autour de lui de nouveaux tuteurs».
Boris Cyrulnik en sait quelque chose, lui qui est devenu orphelin à l’âge de cinq ans un jour de 1942, lors duquel sa mère polonaise est arrêtée et déportée. Enrôlé dans la Légion étrangère, son père, Juif d’Ukraine, disparaît aussi. Le jeune Boris échoue alors à l’Assistance publique (l’orphelinat), où une institutrice, qui le croit en danger, le garde chez elle jusqu’à ce que des voisins les dénoncent. Le gamin est alors embarqué et enfermé dans une synagogue de Bordeaux. Il échappe de justesse à la déportation en s’éclipsant dans les toilettes au moment d’une rafle. Il a 11 ans lorsqu’il retrouve à Paris une tante qui l’inscrit à l’école. Il se passionne alors pour la natation, la nature et l’éthologie, c’est-à-dire le comportement animal mais aussi celui de l’homme, qu’il étudiera par le truchement de la psychologie, de la neurologie et de la psychanalyse.
Influences déterminantes
Dans son livre, le neuropsychiatre explique que d’autres membres de la famille de l’enfant, des amis et même la culture peuvent en effet avoir une influence déterminante sur le développement de l’attachement en favorisant une évolution résiliente. Des enfants maltraités par un parent ne deviendront pas nécessairement maltraitants à l’âge adulte s’ils bénéficient du soutien d’une autre personne aimante de leur entourage et si leur communauté propose d’autres lieux éducatifs. Le vulgarisateur de la résilience donne en exemple Bill Clinton qui, en dépit de la violence du second mari de sa mère, a réussi à développer une sociabilité tout à fait normale grâce à l’affection de sa mère et de ses grands-parents ainsi qu’aux nombreuses associations de sport, de musique et d’activités culturelles présentes dans son patelin. Si le petit Bill avait vécu dans un milieu fermé et isolé, son cheminement aurait été nettement plus difficile, prévient Boris Cyrulnik.
La culture n’agit pas toujours favorablement, fait-il par ailleurs remarquer. Longtemps, les Européens et les Québécois ont cru qu’il valait mieux laisser pleurer les bébés et éviter de les prendre dans ses bras de peur qu’ils ne deviennent capricieux, rappelle-t-il. «Effectivement, un bébé dont on ne s’occupe pas arrêtera de pleurer au bout de trois heures, dit-il. Cela ne donne pas raison à cette théorie pour autant mais confirme en fait qu’un bébé non bercé apprend le désespoir. Tout se passe comme s’il se disait : “Pas la peine de pleurer, personne ne viendra m’aider. Je suis seul au monde et je dois devenir indifférent pour ne pas trop souffrir.”» C’est un comportement courant dans les grands orphelinats.
«À l’inverse, si, au moindre pleur, on se précipite sur lui pour le cajoler, on compromet aussi son développement, car le bébé apprend que son désir est roi : ta mère est à ta disposition, et si elle n’accourt pas tout de suite, c’est qu’elle est une mauvaise éducatrice», poursuit-il. En bref, le parent doit être ni trop distant ni trop protecteur afin que son enfant apprenne à surmonter les épreuves. Alors, il pourra développer un attachement solide et sans inquiétude («sécure») qui lui permettra de s’épanouir.
Sans souffrance, point de bonheur
Pour que se tisse un lien d’attachement, l’enfant doit vivre quelques frayeurs (une voiture qui klaxonne, un chien qui jappe, un inconnu qui entre dans la maison), que sa mère ou son père sauront apaiser. Privé de ces petites frayeurs, l’enfant n’a pas de raison de s’attacher, affirme Boris Cyrulnik. «Une alerte pacifiée, un chagrin consolé donnent à une figure d’attachement un pouvoir tranquillisant et permettent à l’enfant de reprendre confiance en soi et d’éprouver le plaisir de partir à la découverte de l’inconnu», précise-t-il dans son livre. «Quand les parents, au contraire, entourent le petit au point de l’enfermer dans une prison affective, toute séparation est alors vécue comme une menace de perte.»
L’enfant rassuré éprouve un intense bonheur quand il retrouve la personne à laquelle il est attaché et dont il a été temporairement privé de la présence. Par contre, l’enfant assiégé par le dévouement amoureux de sa mère peut ressentir du déplaisir au moment des retrouvailles, comme la nourriture finit par provoquer le dégoût lorsqu’on a mangé à satiété. «C’est donc le rythme, la pulsation et l’alternance qui provoquent la sensation de joie ou de bonheur extrêmes», souligne-t-il.
«On peut donc dire que les séparations entre la mère et son enfant sont nécessaires au cours de l’éducation. Si ces séparations sont durables au point de devenir des abandons et des isolements sensoriels, l’alerte biologique jamais calmée finit toutefois par faire éclater les cellules, expliquant ainsi l’atrophie cérébrale observée chez les enfants abandonnés dans des orphelinats et leur instabilité émotionnelle», écrit M. Cyrulnik.
On peut dire aussi que lorsqu’il n’y a jamais de séparation, la routine qui enveloppe l’enfant supprime toute sensation d’événement. Or un cerveau qui n’est pas stimulé rend l’enfant passif, incapable de décider. «Seul le couplage “tristesse de la séparation” et “bonheur des retrouvailles” apprend à l’enfant à surmonter ses petits chagrins et lui permet d’acquérir un sentiment de confiance. Pour accroître l’attachement d’un petit enfant, il ne suffit pas de satisfaire ses besoins, insiste Boris Cyrulnik. Au contraire, c’est l’apaisement d’une souffrance qui l’augmente et non la satisfaction d’un plaisir.»
L’empathie, cette faculté de ressentir ce que pensent et ressentent les autres, prépare à la
parole et à la socialisation, poursuit-il. Or le développement de cette faculté est compromis autant chez les enfants privés d’une base de sécurité en raison d’un abandon que chez les bambins
sous l’emprise d’un amour parental trop bienveillant qui les isole du monde extérieur. Une fois à l’adolescence, l’individu qui a été «trop entouré ne saura pas harmoniser ses désirs à ceux du
partenaire espéré car il n’aura pas appris à se décentrer de lui-même».
Une seconde chance à l’adolescence
Au cours des premières années, l’attachement est particulièrement malléable, souligne le chercheur. Chaque rencontre a un pouvoir façonnant alors que les neurones envoient des prolongements synaptiques dans tous les sens. Puis, le cerveau s’apaise et l’enfant établit ses relations en employant le style affectif qu’il a inconsciemment acquis.
Dans toutes les cultures, un enfant sur trois n’a pas acquis l’attachement «sécure», soit parce qu’il est tombé gravement malade, soit parce que sa mère est dépressive, soit parce que son père est disparu, indique Boris Cyrulnik. Pour ces mal partis de la vie, l’adolescence représente une deuxième chance. Sous l’effet du déversement hormonal, le cerveau retrouve une certaine plasticité qui permet aux intenses émotions provoquées par les premières amours d’induire un remaniement du mode d’attachement. Dans le cadre des recherches qu’il effectue à l’Université de Toulon, Boris Cyrulnik a ainsi vu des délinquants apprendre à mieux se faire aimer. Un tel phénomène est plus courant chez les garçons qui connaissent un bouleversement hormonal plus intense que les filles, dont les sécrétions hormonales sont plus douces et plus graduelles, précise le chercheur.
Plus tard dans la vie, à l’âge de la retraite, l’attachement subit généralement quelques transformations additionnelles. À cette étape de la vie où les proches parents et les amis disparaissent peu à peu, l’environnement affectif s’appauvrit. Par contre, notre monde intime, constitué par le récit de soi qui est bien gravé dans la mémoire, prend le relais. «Les anciennes figures d’attachement s’internalisent. Une photo, une lettre ou un petit objet suffit pour les évoquer et provoquer un apaisement», indique Boris Cyrulnik.
À cet âge, l’identité de la personne est plus forte que jamais. Elle nous permet de savoir ce qu’on veut, ce qu’on aime, là où on est fort et là où on échoue. Nos choix sont donc mieux adaptés alors que lorsqu’on est jeune, on fait parfois des choix malheureux parce qu’on se connaît mal. «Les jeunes ont une identité encore incertaine, ce qui fait qu’ils peuvent bien rêver de devenir chanteur alors qu’ils n’ont aucune aptitude», précise le chercheur.
Quand on devient âgé, on peut aussi se rapprocher de Dieu. «Le psychisme a horreur du vide, affirme Boris Cyrulnik. Alors, quand une personne âgée cherche à se représenter l’après-mort, elle éprouve une sorte de vertige au bord du gouffre et se sent apaisée dès qu’elle y place Dieu.»
La plupart du temps, la personne âgée qui a vécu dans une famille croyante redécouvre Dieu et s’attache à lui. Les «sécures» «le remercient du miracle de vivre». Plus vulnérables et plus rigides, les «insécures» entretiennent avec Dieu un hyperattachement anxieux qui les rend agressifs quand on tente de les faire douter de leur planche de salut.
«Globalement, les croyants se sentent mieux que les athées parce qu’ils maintiennent au fond d’eux-mêmes une base de sécurité. Le fait de rencontrer régulièrement des gens qui partagent la même croyance structure leur enveloppe affective», explique le neuropsychiatre avant d’ajouter que la simple évocation de Dieu diminue les marqueurs biologiques du stress.
Tout au long de son livre, Boris Cyrulnik nous montre que «la vie est une conquête perpétuelle, jamais fixée d’avance. Ni nos gènes ni notre milieu d’origine ne nous interdisent d’évoluer. Tout reste possible».
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