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Sous l’écorce des pierres

Publié le 19 mai 2011 par Jlhuss

Petits à-côtés du Chemin de Saint Jacques : Sous l’écorce des pierres

« … Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres. »
Gérard de Nerval Vers dorés

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Roc, caillasse, galets, dalles, pavés et gravillons, de grès, calcaire, granit, silex ou  basalte, tout au long du Chemin de Saint Jacques, la pierre est là  sous toutes ses formes et dans toutes ses variétés. Elle entretient, avec le pèlerin, un compagnonnage dont, avant son départ, il ne pouvait soupçonner à quel point il serait être étroit. Quoi de plus normal ? Soumise, comme toute chose, à la loi de la gravité universelle, et dépourvue de tout moyen de locomotion, la roche, imposante falaise ou modeste caillasse est condamnée, sauf intervention de forces extérieures telles que tremblement de terre, explosion de dynamite ou coup de pied donné au passage, à rester indéfiniment au même endroit. Le hasard autant que la nécessité obligeront donc le jacquet, dont la raison d’être est le mouvement, à entretenir avec ces parfaits exemples de l’immobilité, des relations qui de l’amical au conflictuel, en passant par l’admiration, la reconnaissance, la haine et le mépris couvrent la presque totalité des sentiments. A cause de la mauvaise réputation du cœur des pierres, j’en excepte l’amour. Peut-être ai-je tort. Si l’eau a de la mémoire, pourquoi les pierres ne seraient elles pas sentimentales ?  La science, espérons le, résoudra quelque jour ce problème.

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Laissons aux chercheurs du futur le soin de le résoudre et revenons à nos cailloux. Pour la commodité de l’exposé j’ai choisi d’effleurer la question (que je n’ai pas l’outrecuidance de prétendre traiter à fond : il faudrait y consacrer au moins  dix gros volumes in quarto et je n’en ai ni le temps, ni, surtout, la capacité) en finissant par le plus insignifiant (en apparence) et en commençant par le plus massif.
Massif n’est pas choisi au hasard. La lecture des divers guides en usage sur le Camino apprend très vite au pèlerin qu’il va devoir escalader ou dévaler les pentes de plusieurs de ces formations géologiques. Soucieux de ne pas nous laisser dans l’ignorance sur le pourquoi du comment des choses, ces ouvrages consacrent plusieurs paragraphes, voire, dans certains cas extrêmes, un chapitre entier, à la nature des sols auxquels nous devons lignes générales des paysages qui s’étaleront devant ses yeux (à condition qu’une dépression d’origine océanique n’ait pas le mauvais goût de les noyer dans une mer de nuages). Peut-être pensent-ils qu’outre le plaisir de passer un bon moment à la veillée en comparant l’effet de l’érosion sur les roches éruptives et sur leurs cousines sédimentaires, on affronte de meilleur cœur une montée abrupte ou une descente aventureuse quand on sait que le sentier dont on suit les ornières repose sur un calcaire kimméridgien ou les laves solidifiées de quelque volcan éteint. Il y a aussi, reconnaissons le, un plaisir touristique à se dire que l’on a côtoyé des orgues basaltiques, longé une falaise schisteuse ou admiré, de loin, l’élan vertigineux des sommets pyrénéens lançant, à l’assaut du ciel, leurs pics métamorphisés.

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Second élément de la chaîne qui va du gigantesque à l’infime, le rocher. Comme le reste de la famille, sa taille est éminemment variable. Laissant aux grimpaillous qu’il lui arrive (très rarement) de croiser, le plaisir de défier la verticalité des abimes avec ou sans mousquetons, cordes, pitons et chaussures étroites, ce que le pèlerin apprécie le plus dans un rocher, c’est son côté horizontal. Quoi de plus agréable, quand midi sonne à un clocher plus ou moins proche, que caler son sac contre un appui qui ne se dérobera pas et de s’asseoir sur une surface à la fois sèche (s’il n’a pas plu dans les deux heures précédentes), stable et sans surprise. Comme la vérité sortant de son puits, l’honnête rocher se présente nu. Avec lui vous n’avez à craindre aucun des pièges (nid de fourmi, champignons en décomposition ou chicot de bois trop pointu) que peuvent vous tendre, ces ravissants monticules couverts d’une herbe fraîche où, pauvre naïf, vous vous imaginiez qu’il serait si agréable de s’asseoir pour mastiquer vos sandwichs au vrai jambon de pays. Le pèlerin narcissique, chacun a droit à ses petits défauts, appréciera aussi d’avoir trouvé un socle où poser son appareil photo pour, à l’aide du retardateur, prendre le cliché qui l’immortalisera sur fond de sapinière auvergnate, de collines bourguignonnes, de gave béarnais, ou d’autoroute cosmopolite.
Hélas soupireront les uns, heureusement se réjouiront les autres, il n’est rien d’immuable en ce bas monde. Les plus orgueilleux massifs, les plus solides rochers finissent par se dégrader et, après quelques millions d’années ou une dizaine de seconde selon que l’on met en action, la pluie, le soleil et le vent ou la dynamite, par se retrouver réduits à l’état de pierre lesquelles peuvent d’ailleurs se présenter sous la forme cailloux. La distinction entre ces deux variétés n’est pas simple. En effet, si tous les cailloux sont des pierres. Toutes les pierres ne sont pas des cailloux. L’exemple suivant suffira à le démontrer. Dans sa, très, lointaine jeunesse, l’auteur de ces lignes entreprit un jour, de chasser le moineau ou le pigeon (que les âmes sensibles se rassurent, ce fut sans aucun succès). Il avait fabriqué à cet effet un superbe lance-pierre. Réalisé à l’aide d’une fourche de bois taillée, non sans mal, dans une branche de chêne (arbre connu pour sa robustesse) d’une bande de caoutchouc découpée dans un pneu réformé et d’un morceau de cuir adroitement subtilisé dans la boîte fourre-tout où sa grand-mère rangeait « ce qui pouvait toujours servir » l’engin ne manquait pas de force, mais sa précision était des plus incertaines.  Ce grave défaut lui valut de finir dans la poubelle familiale et à son propriétaire de recevoir une volée d’anthologie. Auparavant, il avait propulsé indifféremment et dans des directions variables (la dernière étant les carreaux d’un voisin irascible), des pierres ou des cailloux, parfois appelés caillasses. Mais, je vous le demande,  si on peut essayer de descendre un merle en vol à l’aide d’un caillou qui serait une pierre ou vice-versa, peut-on faire de même quand il s’agit de construire la maison de ses rêves. La réponse est non : pas plus de caillou d’angle, que de caillou de taille ou de caillou d’achoppement. En vérité le caillou terrestre  n’est rien d’autre  qu’une pierre sur le déclin. Puisqu’il s’agit du chemin, elle aura commencé sa carrière comme dalle de chaussée romaine ou pavé de ruelle médiévale. Pendant des siècles, elle a supporté vaillamment le piétinement sourd des légions en marche, les roues cerclées de fer des convois charretiers et les allées et venues des errants, mais un hiver de gel, une inondation ou le passage d’une charrette trop lourdement chargée, ont eu raison de sa solidité. Le soc d’une charrue, le pic d’un cantonnier ou la chenille d’un bulldozer ont achevé de la désintégrer. La voilà devenue caillou vouée à rouler, sans amasser le moindre brin de mousse, dès qu’un orage un peu violent transforme le chemin en torrent ou qu’un promeneur l’expédie devant lui d’un coup de pied négligent qui tient plus du réflexe que du jeu.
Mais revenons au pèlerin qui découvrira bien assez vite que dalle ou pavé, la pierre civilisée ne lui est guère amicale. On l’a contrainte, elle résiste. Faussement bonhomme, elle offre au marcheur un espace rassurant car sans surprise, mais c’est pour mieux échauffer la plante de ses pieds, martyriser ses mollets et torturer ses tendons. On agira donc prudemment en limitant à l’indispensable les parcours sur ce type de chaussée. N’oublions pas que l’ingéniosité contemporaine a, le plus souvent, masqué ou remplacé les dalles et les pavés, par le sous-produit de l’industrie pétrolière connu sous le nom asphalte. Il est malheureusement impossible, pendant un voyage au long cours, d’en éviter l’usage. On agira donc sagement, lors des entraînements précédant le grand départ, en se préparant à ce genre d’épreuve par  des parcours assez longs sur des routes départementales ou vicinales. Il s’agit là d’une précaution indispensable. Ne la négligez pas si vous voulez éviter, autant que faire se peut, de très cruelles déceptions.
Cette animosité de la pierre civilisée  à l’égard du marcheur ne disparaît pas quand elle se transforme en caillou ou, plus justement en caillasse. La mauvaise réputation de ce matériau, utilisé par la jeunesse délinquante pour disputer aux forces de l’ordre des portions du territoire de la République, est, hélas, méritée. Déversée abondamment sur des chemins ou des pistes au motif de les rendre carrossables à des fins diverses (passage de tracteurs ou d’engins de débardage, parcours pour 4*4 ou motos « vertes ») la caillasse la rend presque impraticable pour l’honnête marcheur qui avance difficilement sur un sol aussi inégal que peu sûr. Le temps, fort heureusement, se charge de régler la question et il suffit, en général, de quelques années pour que tuiles cassées, bordures de trottoirs en déshérence et gravats disparaissent, digérés progressivement par l’argile ou le sable du chemin. Méfiance tout de même ! Il reste toujours, cachés par une touffe d’herbe, un coin de brique ou une arête de moellon pour essayer de faire trébucher le passant inattentif. Le risque n’est pas très grand, mais il existe, on peut s’en prémunir si l’on n’oublie pas son bourdon et si, aux abords des villes et des villages, on prend soin d’observer avec assez d’attention, la nature du sol où l’on met les pieds.
Partout ailleurs, pierres et cailloux sont plutôt bienveillants. Ils donnent au chemin une solidité rassurante. Quand le temps est à l’humide, et pour peu qu’on soit en garde contre les glissades, ils permettent de contourner les flaques d’eau et de boue. Attention toutefois, parmi ces honnêtes cailloux peut se cacher la sournoise caillasse qui se dérobera au moment précis où, en équilibre instable, vous tentiez de négocier le plus élégamment possible les derniers mètres d’une descente particulièrement éprouvante entre Pampelune et Puente de la Reina. Dans ce cas, tombez avec grâce et souplesse. La chute n’est rien quand on peut se relever et repartir. Après votre dégringolade vous aurez tout le loisir de vous consoler en pensant que son mauvais coup a fait perdre à cette caillasse un peu de son être et que, bientôt, elle ne sera plus que gravillon.
Avant-dernier avatar de la roche, Le gravillon, souvent issu de la caillasse, souffre comme elle, d’une réputation détestable. Il  fait tout pour la mériter. Agglutiné en nappes  traîtresses dans les endroits les plus scabreux des sentiers, des chemins et des routes, il a été, est et sera la cause d’innombrables dérapages. Si les chutes qu’il cause se solde le plus souvent par quelques écorchures, il a, à son actif, quelques terribles valdingues dont les conséquences ne furent pas toujours superficielles. Dangereux en troupe, il est détestable seul quand, on ne sait jamais comment, il se glisse dans la chaussure du marcheur. En moins de deux minutes, il s’y rend si insupportable qu’on n’a pas d’autre choix que de s’arrêter, ôter son godillot et le secouer frénétiquement pour en éjecter l’intrus. Avant de la remettre, il est recommandé de palper attentivement l’intérieur de sa chaussure. En effet, la perversité du gravillon est grand et son adresse diabolique. Tel croit s’être débarrassé de l’infernal scrupule qui martyrisait son talon. qui, au bout de dix pas, est contraint de s’arrêter derechef, en sentant que l’adversaire est toujours là puisqu’il s’attaque à présent au gros orteil. Mais on ne saurait être entièrement mauvais et le gravillon a certainement ses bons côtés. J’avoue que, faute sans doute de travailler dans une entreprise de travaux publics, je suis incapable d’en citer un seul.

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Après le gravillon, le grain de sable est l’ultime étape au-delà de laquelle, il n’y a plus que la poussière. Rocs, ou humains nous lui sommes tous promis et il est impossible de distinguer dans le sac de l’aspirateur les restes d’Alexandre le Grand de ceux d’un morceau de grès arraché à un rocher de la forêt de Fontainebleau par une gelée un peu forte, l’année où le Macédonien entra dans Persépolis. Revenons aux grains de sable. Leur accumulation forme des plages qui réjouissent les baigneurs et beaucoup moins les marcheurs obligés de longer le littoral. En effet, le sable dont la souple ductilité réjouit les constructeurs de châteaux forts en réduction, a les défauts de ses qualités. La chaussure s’y enfonce aisément et il faut, pour l’en tirer, exercer un effort qui, répété, finit par lasser les plus solides mollets. Heureusement, le pèlerin ne doit que rarement subir cette épreuve, par exemple dans les trois ou quatre étapes de la traversée des Landes, où de fréquents passages sur des routes bien bitumées, empêchent que la chose ne tourne au cauchemar. En compensation, le sable ne retient pas l’humidité et, dans les régions où il domine, on n’a, en général, pas à se plaindre des flaques et de la boue. Enfin, les résineux de toutes sortes prennent volontiers racine dans un sol sableux et je ne connais guère de sensation plus plaisante que celle que l’on éprouve en marchant sur un sol à la fois ferme et souple car tapissé d’un épais matelas d’aiguilles de pins. Malheureusement si, en foule et même en multitude, les grains de sable sont plutôt sympathique, il n’en va pas de même du grain de sable pris individuellement. Dès qu’il est solitaire, il est capable des pires turpitudes. C’est un grain de sable qui bloque les mécaniques les mieux huilées, qui fait échouer les plans les mieux bâtis et qui, si vous n’y prenez pas garde, empêchera votre pèlerinage d’aller à son terme. Ne prenez pas cet avertissement à la légère, par la faute d’un grain de sable, on a vu s’écrouler des empires, s’évaporer des fortunes et des jaquets terminer leur voyage vers la Galice avant de l’avoir commencé.
Ayant suivi sans presque faiblir, le plan que je m’étais tracé, j’arrive à la fin de mon exposé. Il est, évidemment, incomplet.  Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il vous suffit de partir sur les grands chemins, ceux de Saint Jacques et les autres, pour trouver, ce qui se cache pour vous, et pour vous seul, sous l’écorce des pierres.

Chambolle


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