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A propos de la conférence de Christos Yannaras à l’institut Saint Serge sur le thème « La "chute" : événement historique ou réalité existentielle ? » (2011)

Publié le 20 mai 2011 par Tudry

par Emmanuel Astier et Th. Jolif-Maïkov

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« Le schisme de 1054 ouvre la voie à l'altération du christianisme peut-être la plus radicale de son histoire: sa transformation en religion. » C. Yannaras

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La salle est comble, outre un nombre important de professeurs (P. Nicolas Cernocrak, P. Nicolas Ozoline, Michel Stavrou, Goran Sekulovski, etc) et d’étudiants de Saint Serge dans l’assistance se trouve des fidèles d’à peu près toutes les juridictions.

Christos Yannaras a commencé son intervention par un hommage à l'Institut Saint Serge : Saint Serge, dit-il, peut apporter, de par sa fondation qui historiquement a supposé une incarnation de la vérité ecclésiale, à l’Europe de l’Ouest ce qu’elle n’a pas, à savoir un témoignage de l’expérience ecclésiale. L’Europe a tout idéologisé et n’a pas cette expérience ecclésiale, l’expérience réelle du Salut.

Il effectue ensuite, avant d’aborder le sujet en tant que tel, quelques rappels sur l’ontologie de la personne :

Plusieurs points sur ce qu’est l’ontologie de la personne dans la perspective de l’expérience du salut (Λόγος τού όντως = la parole du sens de l’existence). Et un vibrant rappel de la lumière qu'ont su jeter sur ce point crucial pour la compréhension de l'Evangile le père Florovsky et Vladimir Lossky.

« Réalisme » de la langue de l'expérience ecclésiale...

Pour désigner la personne on va utiliser le terme πρόσωπον (= prosopon, visage que l’on présente à quelqu’un, en relation avec quelqu’un – Lévinas retrouvera en Occident cette singularité mais sous un mode uniformément philosophique) plutôt que άτoμος, monade impersonnelle, arithmétique, individu divisé et séparé (ndr qui ne peut être differencié).

Pour rencontrer la personne il faut se mettre en relation. La personne est dotée de logique, elle est capable d’exprimer sa volonté, de manifester son altérité, son caractère libre. La personne est le triomphe de la liberté, de l’altérité.

La personne est dotée du langage : or la langue est le seul moyen d’exprimer la réalité ecclésiale.

Ce que l'Église « évangélise » de la réalité de Dieu...

Dieu est Amour, c'est la seule définition offerte par l'Ecriture. Cet amour ne saurait être une simple catégorie morale, mais le sens véritablement ontologique de la personne.

L’existence de Dieu est un triomphe de la liberté, nous ne sommes plus, normalement dans le paganisme qui soumet « le divin » à une réalité préexistante, à une nécessité. « La où il y a nécessité il ne saurait y avoir vertu », selon saint Jean Damascène.

La confession d’un Dieu trinitaire est l’affirmation de la liberté de Dieu par rapport à toute rationalité ou nécessité. Chacune des Personnes de la Trinité se réfère aux autres, dans un mouvement de liberté, d’amour.

L’incarnation du Christ est la vérification, la confirmation de cette liberté. Le Christ est libre dans sa divinité comme dans son humanité.

En ce qui concerne la réalité du créé : l’univers est le logos de Dieu, de même qu’un artiste se révèle à travers son œuvre, Dieu se revèle par sa création. L’altérité s’exprime aussi par la création.

L’Eglise n’a pas de morale utilitaire. L’Eglise, par l’expérience ecclésiale qu’elle propose, nous emmène vers l’ascèse, vers l’imitation du mode d’existence de la Trinité, ie vers la ressemblance à Dieu.

Le Christ se serait incarné même sans la chute, afin de nous permettre de parachever cette ressemblance.

Il nous reste des questions cependant, nous n’avons pas réponse à toutes les questions existentielles, la théologie est un combat continuel.

Comme rappelé plus haut, c’est par la langue qu’est exprimée la réalité ecclésiale.

Il ne s’agit donc pas d’ajouter à la doctrine, de la renouveler, mais de la définir mieux en poussant les limites de la langue, pour décrire cette expérience illimitée de la relation, qui se révèle comme Amour.

La langue a un caractère symbolique, dont il faut garder le caractère apophatique (écart entre signifiant et signifié = apophatisme). (emphase de T. J-M)

Après ces quelques points, Christos Yannaras s'attelle à traiter le sujet de la conférence : le problème du mal, de la chute, non sans nous avoir renvoyé auparavant à la lecture d’un chapitre de Florovsky sur la création.

(Ndr : Après enquête, j’ai pu le retrouver : il s’agit du chapitre intitulé « Creature and Creaturehood » tiré de « On Church and Tradition. An Eastern Orthodox View ». Disponible en ligne ici : http://www.fatheralexander.org/booklets/english/church_tradition_florovsky.htm#n21) 

Le Mal est un problème difficile :

Le cosmos est empli de sagesse et de beauté, etc

Mais au sein de cette réalité, on trouve le Mal : injustices, destructions, etc

Le mal « naturel » n’opère pas de distinctions : entre mauvais et justes, entre savants et ignorants, etc Un exemple célèbre est la maladie qui touche aussi bien Aristote que son chien.

Or Dieu a créé le monde bon.

L’humain tend à ne pouvoir accepter un Dieu créateur du mal comme du bien (comme les manichéens le firent par exemple, attribuant un caractère essentiel au mal).

Le mal a sa cause dans la liberté humaine.

La qualité du récit de la Genèse est de décrire une tragédie existentielle avec la simplicité d’un récit historique.

On ne trouve cependant aucune référence à la chute dans l’Evangile.

Saint Maxime insiste sur le caractère symbolique du récit de la Genèse

Saint Grégoire de Nysse affirme au contraire que nous sommes obligés d’accepter l’existence d’une période où notre condition était différente, qui serait anterieure à la chute.

Cette divergence de vue ne posait pas de problèmes jusqu’à l’émergence de la science.

La science nous donne la mort comme une réalité de base : système de chaine (alimentaire) qui implique la mort.

Si l’existence du mal se doit à la liberté d’un couple, quand celui-ci a-t-il vécu ?

La science affirme que l’homme n’était pas assez développé pour porter la responsabilité de ce choix.

Si le couple premier a refusé de se soumettre, comment ce choix peut-il être héréditaire ?

Du récit de la Chute emerge une conception de l’être humain qui à cause de ce refus subit une punition existentielle. Caractère légaliste de la condition humaine élaboré par Saint Augustin.

Comment alors répondre au problème du mal ?

Ce problème peut ête exprimé par la différence entre le créé et l’incréé : ce qui est créé n’a pas de cause en lui-même. Il a donc un commencement et une fin. Cette différence ne peut être annulée que par le mode d’existence de l’incréé. Non pas par l’amour comme morale mais comme manière d’être.

Le Christ a intronisé la matière sur le trône de Dieu et sauve la différence entre le créé et l’incréé. Le créé a une existence limitée, or l’homme a la possibilité de dépasser cette limitation.

Un langage peut il exprimer le mal en terme non-juridique ? 

Le salut consisterait donc à dépasser le domaine du créé pour adopter le mode d’existence de l’incréé.

Christos Yannaras se réfère ensuite à l’Evangile du dimanche de la Croix : « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu'ils n'aient vu le Royaume de Dieu ». Luc 9-27. Pour lui, le Royaume de Dieu dont il est question n’est autre que l’instauration de L’Eglise, la réalité ecclésiale évoquée plus haut n’étant autre que l’expérience du Royaume.

Le mal est une condition pour réaliser la liberté. Les pères refusent le caractère essentiel du mal. L’Eglise n’avait pas besoin de définir de manière ontologique le démon, les anges, etc

Si le démon a une existence personnelle, logique, peut-on dire qu’il n’y a aucun espoir chez lui de changer ? De même, si l’homme garde une existence libre et logique, peut on dire que son sort est définitivement scellé ?

La relation reste une notion à approfondir.

Le créé implique une corruption, une limitation. Le mal est une césure, une coupure. La chute est le refus d’exister comme Amour.

Christos Yannaras conclut en affirmant que pour lui, chaque être humain qui dépasse cet esclavage de l’ego vit cette réalité ecclésiale.

Plusieurs questions ont été posées, j’ai retenu trois interventions, sans doute parce que ce sont des questions que j’eusse aimé poser moi-même :

Bogdan Florin Vlaicu : que faire des nombreux Pères qui ne doutaient pas du caractère historique des personnages d’Adam et Eve ?

Michel Stavrou fait remarquer que :

  • Cette approche fait fi de la psychologie religieuse qui a longtemps prévalu dans l’Eglise. Exemple donné : lorsqu’il y avait un tremblement de terre à Byzance au XIIème siècle, personne ne doutait qu’il s’agissait d’un châtiment divin.

  • Peu de place y est donnée à la Grâce de Dieu

  • Quid du « mal cosmique » ?

Père Nicolas Ozoline : En quoi l’approche « légaliste » qui a eu cours jusqu’ici pose-t-elle problème ?

Christos Yannaras répond de manière évasive en disant qu’il ne prétend pas avoir fait le tour de la question, ce qui me fait rester un peu sur ma faim. J’ai du mal à saisir sa volonté de formuler le problème du mal autrement que l’Eglise l’a fait jusqu’ici. Ce n’est pas Saint Augustin, mais le Christ lui-même qui a employé le premier des notions légalistes (même si la justice de Dieu n’est pas celle des hommes). Je trouve cependant que ses rappels sur l’ontologie de la personne constituent une intéressante mise en perspective.

Emmanuel Astier.

Je n'aurais pas, pour ma part, la prétention de répondre à la place de Yannaras que je trouve très humble et très courageux... Voilà bien longtemps qu'un fidèle, qui ne se prétend pas théologien, mais est professeur de philosophie, sachant fort pertinemment que ce terme ne peut s'appliquer en vérité qu'aux ascètes ayant « expériencé » dans leurs vies les termes mêmes de la guérison christique n'a pas eu telle audience... A mon sens, C. Yannaras a le grand mérite d'essayer de traduire dans des termes « académiques » la pensée radicale du Père Romanidès, pensée d'autant plus radicale qu'elle nous oblige, quoi que nous en pensions, à relier, et à remettre en perspective certaines « réalités » historico-théologiques généralement admises, et qui seraient même le « fer de lance », « l'acmé » d'un certain « réalisme » nécessaire au « dialogue »...

Yannaras s'autorise a avancer en terrain miné, en terrain non balisé. Et Olivier Clément (beaucoup plus prudent en ces matières, quoique le lecteur attentif puisse encore ressentir tout ce que les éclairs intuitifs du Verbe allumait en lui...) ne se privait pas de dire à qui voulait l'entendre qu'en Orthodoxie le chemin commençait à être balisé uniquement à 3000 mètres d'altitude... ! Il me semble, à fréquenter Yannaras dans ses écrits, qu'il se ressent lui-même comme un fidèle ayant à transmettre ses expériences certes intérieures (donc nourries de lectures, de méditations, de prières) mais vécues toujours en ekklessia (fidèle en cela à son « maître » Jean Zizioulas) !

Voilà certainement d'où vient , peut-être, l'aporie entre lui et certains des questionnants (et loin de moi l'idée, ou le jugement, de considérer ceux-ci comme moins intégrés ou moins sensibles à cet vie en Eglise..., toutefois, pour le vivre également, il est un écart certain pour beaucoup, d'orthodoxes « en occident » qui reste insensible en « orient ») !

Pour débuter, le caractère historique d'Adam et Eve, pour peu que l'on ne se soumette pas entièrement aux impératifs des pensées positivistes et matérialistes ne devrait poser aucun problème avec l'interprétation de Yannaras, les saints Pères n'avaient simplement pas besoin, n'étant pas confrontés aux mêmes tirs de barrage théorétiques que nos contemporains de préciser plus avant. Que « l'historicité » des saints Ancêtres ait été « autre » ne devait constituer aucune difficulté majeure pour eux et leurs fidèles, que matérialité et spiritualité fussent alors finement imbriqués ne pouvait semer aucun trouble ironique dans leurs esprits... Que ceci soit une question opposée en « occident » à cet exposé d'expérience me semble par contre de nature à se questionner, en retour, sur le trouble... Il me semble très aisé de se reporter aux stimulants et vivifiants écrits de saint Seraphim de Sarov (facilement disponibles il me semble) sur le sujet !

Sur la « psychologie religieuse » : d'une part il faudrait renvoyer à l'autre conférence de Yannaras qui pose clairement que l'Église ne dépend pas originellement d'une spécificité « religieuse », bien au contraire... Qu'au XIIe siècle certains événements aient déjà conduit à cette mésinterprétation devrait remettre en question non l'exposé de l'expérience personnelle intérieure de Yannaras mais plutôt celle des interrogateurs qui semblent vouloir, à tout crin, perpétuer cette interprétation fautive... renvoyons donc sur cette question aux autres intuitifs tels Maurice Zundel (tout à fait « contemporain » des Pères à ce niveau de compréhension ) : « Comment pourrions-nous attribuer (à Dieu) l'invention de la biologie féroce qui jette, les uns contre les autres les individus et les espèces, qui livre la santé des bêtes ou la nôtre aux agressions microbiennes, ou la responsabilité des cataclysmes qui ont écrasé la vie dans le passé de la terre ou qui la dévastent sous nos yeux ? » ou bien à Berdiaev...

La Grâce de Dieu ? Elle ne trouverait pas sa place dans cet exposé... Mais n'est-ce pas cette Grâce (énergie, ou force...) qui permettrait l'audace de Yannaras... ? Dépasser les limitations de la chute, appréhender le mal dans un langage refondé et non-juridique (la verbification de saint Irénée ferait-elle trop peu de place à la Grâce divine ?), comment ceci serait possible sans la pénétration des énergies divines ? Pourquoi toujours vouloir voir la Grâce dans les exposés scolaires de la doctrine et jamais dans la parole vive qui déborde... ?

En quoi l'approche légaliste pose-t-elle problème ? Je viens, à l'humble niveau de celui qui, librement exprime son expérience théo-eccllésiale (théologouménon) de le montrer ? Non ? Mais s'il en faut « outre », disons que cette approche n'est pas celle du Christ ! J'en suis navré, mais lorsque le Seigneur use d'un langage « légaliste » (qui se rapporte à la Loi hébraïque, uniquement dans ce contexte) c'est pour le dépasser, c'est précisément pour porter le « Verbe » dans le sein de la Loi (en quoi Ses saintes paroles sur le Sabbat, la femme adultère, le paralytique, la « haine » de sa propre famille pourraient-elles bien entrer dans un cadre « légaliste », ou lorsque s'adressant aux docteurs et scribes Il leur dit « votre » loi ??)...

La lance qui lui perce le flanc est celle du « droit » (du jus romanum), de la « vérification » judiciaire... Il donne « sang et eau » à celle-ci et fonde véritablement universellement la « catholicité » de l'ekklessia à cet instant ( cf. Père Serge Boulgakov, Le Saint-Graal, essai d'une exégèse dogmatique de Jean, XIX, 34, Contact, n°91, 1975), le caractère juridique, non, en effet ne saurait être Sien !

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Th. Jolif-Maïkov


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