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Comme en un miroir noétique 3 : La poésie polyphonique de Njegos, La Couronne de la Montagne

Publié le 29 mai 2011 par Tudry

[Pour l'heure, et, en l'état, ce texte est, à peu de choses près,  celui de la communication qu'il m'a été offert de prononcer le 28 mai 2011 à la Libraire L'Age d'Homme, rue Férou à Paris, lors de la présentation de la nouvelle, et magnifique, édition par les éditions L'Age d'Homme, du poème La Couronne de la Montagne de Petar II Petrovic Njegos. En présence des traducteurs, Anne Renoue et le poète Vladimir André Cejovic, de l'écrivain Komnen Becirovic et de Sarah Jalabert, comédienne et écrivain...]

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Dans Le Poème hermétique, Branko Miljkovic disait : le poème « connait le secret mais ne le divulgue jamais ». Le « prince des poètes serbes », qui fréquenta la fameuse société littéraire « Njegos », et qui souhaitait « incarner », mais à sa façon, les mythes nationaux serbes avait certainement fort bien retenu les leçons qui s'imposent aux lecteurs attentifs et attentionnés de Njegos.

Il s'agit en effet d'être attentionné.

Non seulement avoir un sorte de tendresse pour cet homme hors du commun qui surgi d'un passé qui nous est souvent totalement étranger, mais, bel et bien, de vouloir cheminer avec lui sur un chemin escarpé. Extrêmement escarpé.

Car la poésie à ce niveau, qui est celui, dantesque, de la Divine Comédie, n'est pas uniquement une question de style et de langue. Il s'agit alors d'une véritable fusion énergétique.

La Couronne de la montagne relève véritablement de cette « opération », le passé historique d'une région, d'une contrée, devient le centre fissible de l'humanité entière. Le passé devient présent par l'énergie des mots vibrant dans le coeur-esprit du poète, et c'est l'à-venir de l'homme, tous ses combats collectifs et personnels, qui se contracte et implose dans le tableau du passé composé par la parole palpitante de sang et d'esprit d'un seul homme.


Mais, au coeur du XIXe siècle, Petar II Petrovic Njegos, prince-évêque du Monténégro, fut-il vraiment « un seul homme »... ? Un prince-évêque ? N'est-ce pas une conjonction qui semble particulièrement odieuse à nos contemporains, et que celui-là se targue, en outre, de s'y entendre en poésie, et le mépris n'est pas loin...

Or, ne serait-ce pas ce qui nous semble le plus incompréhensible, le plus anachronique qui aurait le plus à nous apprendre ? N'est-ce pas l'idée que nous nous faisons des ténèbres qui nous rend si aimable la lumière. Ce texte est une torche. Notre modernisme considère trop facilement ces périodes historiques de lutte comme des ténèbres froides et roides, des trous-noir dont nous ne saurons rien tirer, sans doute parce que les « lumières » de notre humanisme brillent trop fort, écrasant toute nuance, estompant toutes les aspérités.


Et pourtant, pourtant, nous avons tant besoin de ces textes, d'apprendre à nouveau cette conjonction entre l'intériorité d'un homme et l'histoire. Le poète, parce qu'il fut « prince-évêque », était un maillon de l'histoire de son peuple, de son pays. Evoquant l'implication de son ancêtre Danilo qui occupait cette même charge, c'est charnellement qu'il poétise et son écriture est chargée de cette conscience. Il ne s'agit pas d'une poésie « onirique », on n'y ressent pas non plus une volonté de réalisme. Ce n'est pas tant la réalité de la situation et des hommes qui importe ici, mais leur vérité. En ce sens, La Couronne est une légende au sens étymologique. La légende c'est ce qui est dit...

Et ce que dit, le dit de Njegos, au sens le plus fort, poétise tout son sujet. Les héros, les hommes sont poétiques, le pays, la terre... Le verbe de Njegos les rend à leur vérité poétique.

Ce long poème, qui est bien un poème épique, ne fournit pourtant que peu, ou pas, de descriptions de batailles, tout passe par le verbe de Njegos offert à la bouche rendue vivante de ses glorieux ancêtres, de ceux-là avec lesquels dialogua son ancêtre Danilo... Et entre eux ils évoquent des actes VRAIS. Fiction, histoire, réalité, sont boutées hors de ce lieu poétique ! La vérité des hommes, des paroles et des actes est seule invoquée et incarnée... Le poète lui-même est absent. Nul narrateur-démiurgique entre nous et les héros... Seule l'immortalité incarnée dans la vérité de leurs mots. Les mots sont datés, ils parlent d'un temps défunt et pourtant, pourtant résonne la perpétuelle actualité, non des mots eux-mêmes, non des hommes mais de la vérité palpitante en eux au moment même qu'ils les prononçaient, et ceci est précisément l'éternité... Hors espace, hors temps...

Ces hommes rudes, qui à l'esprit du temps qui est notre sembleraient aisément être des barbares, ces hommes qui aimaient d'un amour presque enfantin, comme nos enfants à nous encore peuvent aimer leur cabanes de jeux au fond des jardins, ces hommes qui aimaient, d'un amour qui nous est presque physiquement inconnu, leur pays, leur terre, leur langue... ces guerriers tout prêt à en découdre étaient poètes tout entier, tout tremblant d'une sauvage poétique, Njegos nous les tend, il nous les offre, comme si le poète savait que nos temps ne pourraient comprendre...

Ce poème des hommes bardés de lourde liberté et tissé de rude poésie, Njegos ne les décrit pas, il les offre en eux-mêmes, fiers et entiers, dans son verbe, rendus aimables il ne nous les montre pas plongés dans le sang des ennemis... Ces combats titanesques, archétypiques il les a gardé pour le poème précédent, pour La Lumière du Microcosme, pour la lutte éternelle des anges déchus contre le saint royaume de la Lumière supracéleste... Il est descendu, redescendu le poète, le poète incarné dans l'homme politique, le prophète au sens plénier du terme, qui avait vocation à garder son peuple et sa douce lande, le peuple et la lande d'où émergeait le langage qui reflétait le Verbe...

Les batailles des hommes dans la boue et le sang, ne sont que reflets des célestiel combats ! L'homme est plongé suffisamment bas, lui qui mériterait la Gloire ineffable, pour ne rappeler que sa geste la plus haute... le dialogue, le combat de mots, de paroles, tranchantes, dures comme l'acier des sabres, traçantes comme les balles des fusils... au regard de la bonté impérissable des âmes les combats atroces de chair et de sang, ne sont, malgré l'âpreté des douleurs, que jeux d'enfants, tel ce héros triomphant, forgé au feu des amers et sanglantes mêlées qui, à la fin du poème vient annoncer la victoire au prince-évêque Danilo et dont le coeur pleure par dessus-tout, par delà défaites ou victoires, son sublime fusil brisé...

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(Présentation rue Férou de La Couronne de la Montagne de Njegos, avec K. Becirovic, S. Jalabert, Anne Renoue et V-A. Cejovic - Photographie de Th. Jolif-Maïkov)


Librairie l'Age d'homme, 28 mai 2011 par ThierryJolif


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