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La traversée (extrait)

Publié le 31 mai 2011 par Lironjeremy
La traversée (extrait)
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Il glisse la ville de ses pas. Tord du regard les perspectives, attrape et accole ce qui retient son œil jusqu’à recomposer la ville à l’image de sa traversée. Il a cette phrase : « les changements que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle ». Jamais la ville qui se laissait saisir n’était tout à fait semblable, toujours elle était selon son humeur, le rythme de sa marche, les bruits qui lui faisaient tourner la tête. Il se rappelle de Picasso, le peintre, justifiant à un journaliste qui l’interrogeait sur ses visages où profil et face semblaient mêlés en une image monstrueuse (celui qui interviewait s’était étonné gentiment de ces déformations que le maître infligeait à l’image de la femme, « vous qui semblez aimer les femmes plus qu’un autre », avait-il ajouté) : « ce double profil, ainsi qu’on l’appelle, […] c’est le visage de ma petite amie lorsque je l’embrasse ». Lui, tournait la ville sous son regard et elle semblait devoir lui échapper toujours dans ses multiples apparences alors même qu’il lui semblait commencer à la connaitre. Comme des femmes. Non, jamais vraiment il n’avait pu les atteindre. Toujours elles se retranchaient dans un geste, derrière un sourire penché. Lui sentait monter une violence sourde alors que tournait un talon nu, que les dents mordaient follement l’air au passage d’un rire. Même s’étant données elles échappaient encore - Et avec quelle nonchalance, quelle légèreté ! Il s’aidait de bouteilles et de conquêtes à l’époque, jusqu’à ce qu’il s’épuise de voir comme rien n’accrochait à lui, comme il n’accrochait à rien. Comme tout le laissait seul. A cette époque il se voyait comme dériver, laissant à sa droite, à sa gauche des berges qu’il n’arrivait pas à saisir. Il faisait ce cauchemar récurant, toujours il ne voyait un rocher, une branche qu’au moment où ceux-ci échappaient définitivement. Il était entrainé par le courant, les choses le fuyaient. Quelque chose comme le vide qui n’en finissait pas de l’aspirer. C’est comme ça qu’on passe des années comme à côté de soi, qu’on se donne l’impression de vivre. Et il ne pouvait pas dire quand il avait mis des mots sur son acharnement, c’était derrière les mots comme se mettre à distance et se rendre étranger : il y avait celui-là qu’il avait été et qui n’existait plus que comme un lègue, un héritage, et celui pour lequel la silhouette lointaine échouée près d’un banc perdait de jour en jour plus de réalité. Entre les deux : un gouffre.
Il marche encore dans la neige. Il fait des traces. Il est assis dans un bus. De deux doigts il cerne le soleil à travers la vitre, le suit et le perd derrière les silhouettes des arbres. La lumière revient dans le cercle, immobilise son voyage. Le monde est un souvenir du monde. Rien n’a lieu, rien ne fixe l’espace ou le moment et tout deux s’écoulent alors, et il s’écoule en eux. On parle. Il ne sait si on s’adresse à lui. Rien ne parvient jusqu’à lui. Tout est repoussé dans les images. Il pense : « tout est toujours repoussé dans les images ». Il est là, il y a les choses autour, les gens qui passent, les voitures. Pourtant, comme si le monde s’était absenté ne laissant par devers lui qu’un vieil album dont les photos rappellent vaguement d’autres vieilles photos qu’il essaie d’animer. A ce moment les choses gardaient leur place et il se faisait malgré lui une idée de plus en plus précise de la ville et de ses abords. Quelque part elle lui devenait familière. Il repensait au voyage, à son arrivée qui n’en finissait pas et puis la ville qui était là, modeste, mais retenue sur elle-même. Il aurait voulu recommencer, que ces moments à voir défiler les choses sans jamais qu’elles ne s’établissent en lui continuent toujours. Des jours et des nuits. Et puis l’absence de temps. Comme une boucle sur quelques minutes. Ne jamais arriver.  (...)
Photographie : Charly Broyer

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