Magazine Focus Emploi

Qu’est-ce qui cloche avec le travail à distance ?

Publié le 05 juin 2011 par Abouchard

Depuis plusieurs années, le travail à distance semble être une sorte de remède miracle à la plupart des maux rencontrés dans les entreprises high-tech. Si, comme moi, vous lisez des blogs de développeurs, freelancers, graphistes, créateurs d’entreprises et autres donneurs de bons conseils (en majorité anglo-saxons, mais pas seulement), vous pourriez avoir l’impression que la Terre entière a compris les avantages de faire travailler les gens de chez eux.

Pourtant, on assiste récemment à un lent glissement vers une perception un peu différente des choses, comme relaté récemment par Eli White sur son blog (Where has all the remote work gone?). J’aurais tendance à dire que les gens reviennent à la raison après une période d’euphorie irrationnelle.

Essayons d’analyser tout cela posément.

Les avantages du travail à distance

Il est indéniable que le fait de faire travailler ses salariés de chez eux comporte un certain nombre d’aspects positifs. Habituellement, les défenseurs de cette pratique en mettent trois en avant :

  • Productivité. En étant physiquement éloignés les uns des autres, les collaborateurs sont moins enclins à se déranger les uns les autres. Une fois la principale source de distraction éliminée, il est plus facile de se concentrer sur les tâches qui réclament de l’attention, et on abat plus de travail.
  • Organisation. À partir du moment où plusieurs personnes doivent travailler sans être physiquement au même endroit, il faut pallier à toutes les interactions non formelles qui servent habituellement à faire avancer le travail. En supprimant les fameuses «discussions à la machine à café», on est forcé de documenter correctement toutes les prises de décisions et on est obligé de mettre en place des outils de communication efficaces.
  • Flexibilité. Quand une entreprise s’organise de manière à permettre le travail à distance, ses employés peuvent adapter leurs horaires en fonction de leurs besoins et de ceux de l’entreprise. Peu importe quand le travail est fait tant que le résultat est là, non ? Les collaborateurs sont plus heureux, donc ils sont plus efficaces.

On peut toujours ajouter d’autres avantages, qui sont peut-être moins évidents au premier abord mais qui peuvent être importants dans certains contextes : Réduction (ou élimination) des locaux, simplification des questions de cantine/chèque-restaurant, économies sur les besoins matériels.

Les origines du travail à distance

Je n’ai aucunement la prétention d’avoir fait des recherches poussées au sujet des origines du travail à distance. Je ne livre ici que la perception − très très subjective − que j’en ai.

J’ai remarqué qu’une majorité des livres et des blogs qui font l’apologie du travail à distance ont au moins l’une de ces deux choses en commun :

  • Ils sont d’origine anglo-saxonne. Les américains ont depuis longtemps une culture du “freelancing” qui a mis du temps à se propager jusqu’en Europe. Un grand nombre d’entreprises (et pas seulement des petites) se sont construites en externalisant la plupart de leur activité, même celles qui sont au cœur de leur business. Elles y ont gagné en souplesse et en maîtrise des coûts. En exagérant un peu, on peut se dire que le fait que les salariés y soient virables sans préavis participe à la création d’une société où tous les travailleurs sont un peu perçus comme étant des freelances.
  • Ils sont le fait de personnes œuvrant dans des domaines qui sont historiquement − et pour de bonnes raisons − rarement internalisés dans les entreprises. L’infographie, le webdesign, la comptabilité, le conseil stratégique, certains développements informatiques qui nécessitent peu de suivi dans le temps… Toutes ces activités peuvent être facilement externalisées car leur workflow est simple : le client exprime son besoin, le prestataire réalise le travail, puis chacun peut repartir de son côté. En étant habituées à ce genre de tâche, les personnes en question peuvent avoir une vision particulière des entreprises et de leurs besoins.

Pourquoi ça ne marche pas si bien

Qu’est-ce qui fait que, malgré tous les avantages exprimés plus haut, le travail à distance ne fonctionnent pas si bien que cela ? Pourquoi les entreprises qui acceptaient que leurs employés opèrent de chez eux à plein temps leur demande désormais de «commuter» (affreux anglicisme pour dire qu’ils passent quelques jours au bureau, puis quelques jours chez eux, et ainsi de suite) ?

Je pense que la première raison, bien que la moins importante, est l’aspect humain. Le travail est sociabilisant, il ne faut pas l’oublier. Même en goûtant à la joie de se réveiller à 9h00 tous les matins et de travailler en pyjama jusqu’à midi, ou de se ménager une pause s’il faut aller faire la queue au bureau de poste, on prend le risque de finir par se sentir coupé du monde et en manque de contacts humains.

Une autre raison est la communication. Malgré tout ce qu’on peut en dire, malgré tous les moyens de communication modernes, rien ne remplacera jamais une vraie conversation en tête-à-tête. Il est totalement illusoire de croire qu’un forum de discussion permet de faire avancer une spécification plus vite qu’une bonne réunion, et complètement naïf de penser qu’une messagerie instantanée suffira à assurer un partage de connaissances efficace.
On peut d’ailleurs remarquer une chose amusante : Les méthodologies agiles sont souvent présentées comme un facteur d’accélération en direction du travail à distance. Pourtant, ces méthodes ne sont jamais aussi efficaces qu’avec des équipes réduites, auto-organisées (ou presque), qui communiquent beaucoup et de manière informelle (mais pas uniquement, cela va de soi). Bref, ça marche mieux avec cinq mecs qui bossent dans la même pièce qu’avec une douzaine de gars qui sont aux quatre coins de la planète.
Un autre détail amusant sur ce même sujet : Après avoir vécu une grande phase de réduction des locaux, durant laquelle il semblait presque «has been» d’avoir de vrais bureaux (à moins de s’appeler Google ou Microsoft), la mode semble être revenue à la création d’environnements de travail qui sont pensés de manière à faciliter les échanges physiques. Je prépare un article spécialement sur ce sujet, qui est intéressant en soi ; mais sachez que même 37signals, qui milite pourtant ouvertement en faveur du chacun-chez-soi, est fière de dire que leurs nouveaux et beaux locaux ont eu pour résultat de faire venir les employés au bureau plus souvent. Non, sans rire, quelle découverte… Avec des locaux modernes et bien agencés, les gens travaillent plus efficacement et sont plus heureux d’aller bosser le matin ? C’est dingue !

Il n’empêche qu’à mes yeux, la raison la plus importante au revirement actuel est assez simple : Une entreprise n’est pas constituée de la simple juxtaposition des compétences de ses employés. Son but étant la production de richesse, et l’augmentation de cette production, elle cherche à créer et développer une équipe.

Il est évidemment possible de voir les choses différemment. On peut toujours se dire qu’une vision pragmatique serait de considérer que le travail demandé doit simplement être réalisé, car c’est ainsi qu’une entreprise fonctionne. Dans cette vision, une personne a été embauchée pour réaliser un certain type de tâches ; soit elle en est capable, et alors tout va bien ; soit elle n’en est pas capable, et il suffit alors d’en changer.
Mais cette manière d’aborder les choses n’est possible qu’en embauchant des experts, et en attendant d’eux qu’ils fassent exactement le même travail continuellement. Ce qui revient à faire appel à des prestataires.

Au niveau des employés eux-mêmes, il y a une différence claire entre ceux qui ont une approche client-fournisseur de leur travail, et ceux qui possèdent l’«esprit d’entreprise». Les premiers en feront toujours un peu moins : ils ne chercheront pas forcément à comprendre en quoi ce qui leur est demandé s’intègre à un grand tout, quelle est la vision globale ; ils demanderont souvent à avoir une spécification ultra-précise, à laquelle ils participeront de manière passive, sans quoi ils se dédouaneront rapidement en cas de mécontentement. Les seconds auront au contraire la volonté de faire avancer l’entreprise dans la meilleure direction possible, car ils ont compris que cela influe directement sur leur travail à long terme ; ils voudront participer activement aux prises de décisions, en apportant toutes leurs idées et leur expertise ; ils communiqueront de manière pro-active, car leur métier ne consiste pas simplement à répondre à un contrat. (je schématise à l’excès pour me faire comprendre, ce n’est évidemment pas si binaire)

La réalité

Dans la vraie vie, une entreprise est constituée de personnes qui sont différentes les unes des autres ; de part leurs expériences, leurs connaissances, leurs compétences, leurs envies, leurs préoccupations, leurs succès et leurs échecs, ces personnes ont la possibilité de s’enrichir les unes les autres. L’une des priorités de tous les dirigeants d’entreprise devrait être de faire fructifier cette «connaissance collective», car c’est elle qui déterminera le rythme auquel l’entreprise pourra croître.

Concrètement, je dirige une équipe qui comporte aussi bien des personnes expérimentées que des «juniors». C’est cette mixité qui nous permet d’être plus intelligents ensemble que séparément. C’est ce qui nous permet de gagner en expérience à mesure que chacun apprend quelque chose. Le tout est supérieur à la somme des parties. Si nous bossions chacun de notre côté, les moins expérimentés ne bénéficieraient pas de l’expérience des autres ; les partages d’idées seraient moins profonds ; chaque personne n’apprendrait que de ses propres erreurs et de ses propres découvertes, pas de celles des autres. Le travail serait fait, mais pas avec la même qualité, pas avec les mêmes perspectives de progression.

Je vois tous les jours les dizaines, voire les centaines, d’interactions qui ont lieu dans mon entreprise. Les développeurs et les intégrateurs ont sans arrêt besoin de se transmettre des petits détails d’implémentation, des choses qu’il serait impossible de noter noir sur blanc dans une spécification et qui prendraient bien plus de temps de s’échanger par téléphone ou IM. Les spécifications sont mises en place pendant des réunions formelles, mais aussi lors de conversations impromptues en fonction des besoins. Les problèmes rencontrés par les uns et les autres sont traités suivant leur urgence, ce qui nous laisse la possibilité d’être très réactifs quand un soucis grave est détecté ; toute communication asynchrone rendrait cela impossible.

Dans un monde idéal, je rêverais de pouvoir répartir les tâches en laissant chaque collaborateur s’en charger dans son coin, sans jamais être interrompu. Malheureusement, les conséquences à moyen terme seraient désastreuses pour l’entreprise ; comme je l’ai déjà dit, je veux créer une équipe, pas former des prestataires.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Abouchard 392 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte