Dans la controverse à propos de sa rémunération sans enseignement correspondant, Luc Ferry se défend en déclarant qu'il fait partie des " 70.000 décharges de service public en France, selon le dernier rapport de la Cour des comptes " et précise : " Je préside depuis 2005 le CAS (Conseil d'analyse de la société, rattaché à Matignon) [...] Quand on est déchargé de service, c'est soit l'administration d'origine qui paie votre traitement, soit celle qui vous reçoit ". Depuis la loi sur l'autonomie des universités, " celles-ci ne peuvent plus mettre à disposition et rémunérer des professeurs " en l'absence d'une convention avec l'organisme receveur, ce qui est le cas entre l'université Paris-VII et Matignon.
Cet éminent philosophe recourt ainsi à un argument plutôt misérable. C'est un peu comme si un voleur réclamait l'absolution au motif qu'il n'est pas le seul à voler. Je n'ai pas réussi à retrouver dans le rapport de la Cour des comptes qu'il cite le nombre de 70.000 auquel il fait référence. Mais M. Ferry ne s'estimant sans doute pas au même niveau que la plupart de ces autres déchargés, l'exactitude de ce nombre est sans importance. Il est assurément d'une autre race que ces humbles serviteurs de l'Etat. Mais il a quelque chose en commun avec ceux d'entre eux qui appartiennent comme lui à l'éducation nationale : sa fonction est d'enseigner. S'il veut écrire des livres ou courir les plateaux de télévision, il peut le faire, mais n'a nul besoin pour cela d'une décharge totale d'enseignement.
Dans l'éducation nationale, certains personnels bénéficient de décharges d'enseignement. C'est le cas par exemple des directeurs d'école qui, étant donné la charge de travail liée à leur fonction de directeur, bénéficient d'une décharge d'enseignement. Les statistiques du ministre ne décomptent d'ailleurs pas le nombre d'enseignants concernés mais plutôt le cumul des heures de décharge. Quoi qu'il en soit, il ne peut être accordé de décharge que pour des tâches liées à l'éducation, raison d'être de ces personnels. Je ne pense pas que la présidence de ce Conseil d'analyse de la société soit particulièrement prenante et il me semble que l'éducation nationale ne soit pas l'occupation principale de ce CAS.
Si vous vous reportez au site de ce CAS, vous pourrez constater qu'une intervention de M. Ferry à la Télé suisse romande, une interview du même dans le bulletin de Trifouillis-les-Oies, la nomination de telle ou telle personnalité et un séminaire avec la prestigieuse participation de M. Guaino (il n'y a assurément pas de meilleur spécialiste pour connaître une société), toutes figurent sous la rubrique activité. Apprenez aussi que le premier ministre a envoyé le 16 mai une lettre de mission à M. Ferry à propos des jeunes, mission à l'issue de laquelle celui-ci remettra un rapport en novembre. Je vous recommande la lecture de cette missive, elle est tout à fait divertissante. Si " c'est un vrai boulot ", je veux bien le prendre, et au même tarif. Ceci dit, dans la vraie vie, quand on me remettait un cahier des charges, on me précisait la date limite à laquelle je devais rendre ma réponse, par exemple le 12 novembre, et jamais en novembre, si aisément extensible à la Saint-Glinglin !
Puisque M. Ferry aime les chiffres, je vais vous en livrer quelques-uns, tirés des statistiques de l'éducation nationale pour l'année universitaire 2009-2010. L'enseignement supérieur comptait alors 93.009 enseignants dont 73.386 à l'université. Parmi ceux-ci, 22.657 étaient en lettres, dont 4.244 avec le grade de professeurs. Je me moque de connaître le statut des 70.000 serviteurs de l'État déchargés. Ce qui m'intéresse, c'est de connaître combien, parmi ces 4.244 professeurs d'université en lettres, bénéficiaient d'une décharge complète pour des activités dont le lien avec l'éducation est aussi ténu que celui du CAS présidé par notre philargue, vertueux ami de l'oisiveté.