Magazine Moyen Orient

MAROC - La révolution oubliée du "Printemps arabe"

Publié le 14 juin 2011 par Robocup555

[Rencontres avec l'opposition marocaine*]

Casa - 5 juin 2011

par Pierre PICCININ, à Casablanca et Rabat, 1er au 5 juin 2011

Vignette Rabat

Le « Printemps arabe » se meurt lentement, dans la chaleur de l'été naissant, tandis que le bilan, amer, se conclut par la stabilité des régimes, en Tunisie, en Égypte et ailleurs : partout, dans les coulisses des gouvernements, les establishments qui avaient soutenu les dictateurs restent aux commandes et la jeunesse, qui avait été à l'origine des révoltes, est laissée pour compte et se retrouve exclue des organes décisionnels.

Au Maroc, toutefois, une "révolution" commence... trop tard.

Le Mouvement du 20 février (date à laquelle fut organisée la première grande manifestation), né à l'initiative d'un groupe d'étudiants, attentifs aux événements qui secouaient alors la Tunisie, tente aujourd'hui d'obliger le roi Mohammed VI, monarque absolu et de droit divin, à accepter la monarchie constitutionnelle

. Chaque mois, un dimanche, ont lieu dans plus de cent villes et villages, d'immenses manifestations qui réclament la fin de la dictature.

Mais, comme en Égypte ou en Syrie, la seule opposition bien organisée et écoutée par la rue, c'est le mouvement islamiste.

Le Mouvement du 20 février peine à mobiliser les milieux populaires, dont la majorité voit toujours dans la personne sacrée du souverain le "Commandeur des Croyants", intouchable, incontestable.

Aussi, après avoir laissé faire, le pouvoir, sûr de son autorité sur les masses, a décidé de réprimer. Depuis le 15 mai, la violence policière et les arrestations vont crescendo.

Rachid Niny, directeur du seul groupe de presse réellement indépendant de l’État, a lui aussi été jeté en prison.

Tout cela dans l'indifférence générale des médias étrangers, qui n'y ont pas consacré une ligne, et, dès lors, de l'opinion publique internationale qui, n'étant pas informée, ignore la tragédie marocaine.

Nous avons rencontré l'opposition, qui, derrière un optimisme de façade, cache mal ses craintes et son désarroi...

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Youssef JAJILI (Rédacteur en chef de l'hebdomadaire Awal et porte-parole du groupe de presse indépendant Al Massae, dont le directeur, Rachid Niny, est incacéré depuis plusieurs semaines) - Á Casablanca, le 3 juin 2011

"Le recours au « bâton » est leur seul argumentaire, car ils n’ont jamais su s’adapter à l’idée de démocratisation ..."

Le Mouvement du 20 février arrive-t-il réellement à émerger ? C’est toute la question…

Ce large mouvement revendicatif, qui s’est déclaré au Maroc après qu’aient eu lieu des soulèvements dans plusieurs pays arabes, comme en Égypte, en Tunisie, a été, jusqu’à présent, un mouvement exclusivement pacifique. Et, finalement, ses revendications, ce sont celles d’un besoin de réformes profondes dans le mode de gouvernance économique et social.

Au début de cette mouvance, les autorités marocaines ont fait preuve d’une grande capacité d’adaptation, en essayant d’être à l’écoute des réclamations et des récriminations de ces jeunes, qui ont été rejoints par de larges franges de la société. C’est ça, le mouvement communément appelé « 20 février » : après que les jeunes sont sortis dans la rue, d’autres groupes les ont rejoints, comme les médecins, les enseignants, les avocats…

Les revendications légitimes de ces différents groupes de la société ont eu pour écho une réponse hautement significative, à savoir la décision du Roi (dans son discours du 9 mars) de procéder à de larges et profondes réformes constitutionnelles, qui devaient permettre au Maroc de se mettre au diapason des pays démocratiques et civilisés. Il y a eu à ce moment-là un véritable espoir de voir le Maroc changer du tout au tout. Le roi, en somme, avait dit : « vous vous êtes exprimés avec clarté et  je vous ai écouté ; je vous ai compris ; je vais agir pour répondre à vos attentes ». Et tout le monde a cru que les réformes allaient suivre et que le pouvoir était d’accord de démocratiser le pays, de moderniser les pratiques politiques, sans résister à la volonté du peuple.

Mais nous avons rapidement déchanté…

Au tout début, le Mouvement du 20 février était un mouvement élitiste et formé de jeunes de la classe moyenne. Mais il a commencé à toucher les milieux plus défavorisés et, à ce moment-là, le pouvoir a eu peur : à force de voir que le mouvement prenait de l’ampleur et rassemblait davantage autour de lui les masses populaires, les autorités, et sans crier gare, ont subitement changé d’attitude et ont décidé de « gérer » autrement ces mouvements revendicatifs, ce qui a donné lieu à de la violence gratuite et à des dérapages.

Voilà comment j’explique la réaction brutale du pouvoir, qui arrive soudainement, alors qu'il avait laissé faire pendant plusieurs semaines.

Je ne sais pas si le pouvoir a eu raison car le mouvement reste assez élitiste, en fin de compte… Les masses populaires ne semblent pas suivre complètement.

Cela dit, le terme « pouvoir » est vague, imprécis. Il s’agirait plutôt de parler des milieux hostiles à tout changement, des ennemis de la démocratie, qui craignent pour leurs acquis et ont peur de perdre leur confort et leur situation rentière, que leur assure le système actuel.

Le recours au « bâton » est leur seul argumentaire, car ils n’ont jamais su s’adapter à l’idée de démocratisation.

C’est pour cela aussi qu’ils ont peur de la presse. La presse est le pilier de la démocratie. Sans presse libre et sans liberté d’opinion et d’expression, on ne peut pas espérer de réformes ni d’évolution de la société. Or, le Maroc, jusqu’à récemment, était donné comme exemple, une sorte de havre de liberté de la presse au milieu d’un monde arabe très sous-développé dans ce secteur (mis à part le Liban, qui demeure la véritable exception). Et c’est vrai qu’il y avait une certaine liberté… Mise à part, bien sûr, la trilogie « Dieu, la patrie et le roi »…

Mais avec le procès politique inique et inéquitable qui est intenté à Rachid Niny, le journaliste à la plus grande renommée au Maroc, qui a été arrêté il y a plusieurs semaines déjà, les ennemis de la démocratie au Maroc ont veillé à faire clairement passer le message : on ne peut pas permettre à un journaliste, quel que soit sa popularité, de menacer les acquis qu’ils ont cumulés durant des décennies.

Le résultat est amer : le Maroc a perdu, en cinq semaines, tout le rayonnement qu’il avait capitalisé en termes de liberté de la presse. Avant, Rachid Niny écrivait sa chronique chaque semaine. Il dénonçait la corruption et nommait ceux qui en bénéficiaient, y compris ceux qui se trouvent dans l’entourage du roi. Maintenant, il n’y a plus de chronique…

Cela dit, cette liberté était tout de même limitée : l’écrasante majorité des journaux marocains ne parlent pas des manifestations du Mouvement du 20 février ; c’est comme si elles n’existaient pas. Ils parlent du roi, de la famille royale, des inaugurations de ceci et de cela par le roi… Mais pas un mot sur les manifestations. Regardez : hier, le jeune homme qui avait été frappé à la tête lors de la manifestation de dimanche dernier est mort. Il était dans le coma et est décédé hier. Al Massae en a parlé. Nous ferons notre une, demain, sur cet événement. Mais aucun autre quotidien n’en parle !

De même, les événements du Maroc sont quasiment absents dans la presse européenne. Comme vous ne l’ignorez pas, le Maroc bénéficie d’un statut avancé avec l’Union européenne. Peut-être que les Européens veulent donner du temps au processus de réformes qui est enclenché par Rabat. Mais c’est une situation intenable. La preuve, la Commission à Bruxelles a exprimé dernièrement son « inquiétude » quant aux dérapages qu’ont connus les manifestations des jeunes au Maroc. Peut-être que, petit à petit, les européens seront davantage conscients de ce qui se passe au Maroc.

Par contre, pour le cas de Rachid Niny, la solidarité a été totale en Europe et aux Etats-Unis. RSF, FIJ, CPJ, Amnesty International etc., tous se sont mobilisés et exprimé leur totale désapprobation de ce procès inique. Enfin… Il faut également reconnaître, quand même, que les grands journaux n’en ont pas beaucoup parlé…

Donc, je ne sais pas exactement comment il faut interpréter l’arrestation de Rachid Niny… Est-ce le signe que le pouvoir a décidé de mettre fin à la contestation et qu’il n’a jamais eu réellement l’intention de donner suite aux revendications de la rue ? Ou bien est-ce un accident de parcours ? Mais qui ne remettrait pas en cause le processus que le roi a promis ?

Alors, que va-t-il advenir de notre petite révolution ?

Une chose que je peux dire franchement, c’est que la monarchie n’est pas mise en question par les Marocains. Elle est le socle fondamental de ce pays, depuis des siècles, et les Marocains ne sont pas prêts à faire la révolution contre leur roi. Les Marocains sont bien sûr prêts à une révolution, mais avec leur roi. Le discours du roi du 9 mars 2011 est, en lui-même, une véritable révolution.

Le problème est qu’il persiste des poches de résistance conservatrices qui empêchent que se fasse cette révolution symbiotique d’un roi et d’un peuple. Et c’est là le réel danger.

Quant à la sacralité du roi elle est juste symbolique, comme sont inviolables tous les chefs d’Etat du monde, et comme le sont toutes les monarchies d’Europe.

Le problème n’est donc pas là. Le problème est bien un problème de gouvernance et non de symboles.

Casa, 5 juin 2011-copie-1

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Khadija RHIADI (Présidente de l'Association marocaine des droits humains - AMDH) - Á Rabat, le 1er juin 2011

"Au Maroc, on n’a pas le droit d’être républicain ..."

On ne peut pas réellement parler de « révolution » au Maroc. Pourtant, le Mouvement du 20 Février s’inscrit bien dans le « Printemps arabe », car il s’est inspiré de ce qui s’est passé en Tunisie, puis en Égypte. Ces événements nous ont apporté un grand espoir, surtout parce qu’ils ont pu chasser deux grands dictateurs.

Il y a des points en commun avec la Tunisie et l’Égypte, surtout la situation des jeunes, le chômage ; également, ce sentiment d’humiliation permanente : comme en Tunisie, la dictature a humilié les gens. Et c’est avant tout la dignité que les gens cherchent, partout. C’est le premier point commun entre tous ces peuples qui se sont révoltés. Un autre point commun, c’est la question de la corruption et de la dilapidation du bien public ; et le fait qu’une minorité s’accapare les richesses du pays, en toute impunité, sans être inquiétée, car nous avons une justice complètement corrompue elle aussi, instrumentalisée par l’État. Et c’est très important car, pour les personnes qui sont lésées, qui sont victimes, il n’y a pas de recours possible, pas de justice pour leur rendre leurs droits. Ce contexte est commun aux pays arabes : la question du partage des richesses, la dignité, la démocratie, ce sont ces mêmes choses qui ont fait bouger les jeunes au Maroc.

Mais le Maroc a ses spécificités. C’est un pays où il n’y a pas la démocratie et pas d’État de droit, mais ce n’est pas une dictature totalement fermée comme en Égypte ou en Tunisie, même si le chef de l’État a tous les pouvoirs et gouverne tout seul, puisque ni le gouvernement, ni le parlement n’a de pouvoir décisionnel : c’est le roi qui a tous les pouvoirs dans ses mains et qui décide de tout, même si nous avons une façade (nous avons un parlement, plusieurs partis politiques -il n’y a pas un parti unique-, mais ils n’ont aucun pouvoir). De ce fait, nous avons toujours eu une société civile très dynamique, très présente. C’est cela la différence : la protestation, l’organisation de sittings, de marches, ce n’est pas quelque chose qui n’a jamais eu lieu au Maroc. Depuis des années, tout le monde proteste, dans la rue. C’est quelque chose que les Marocains ont l’habitude de faire, même dans les zones rurales. C’est courant.

Une autre différence, c’est la façon dont le Mouvement du 20 février s’est organisé : en Tunisie et en Égypte, il y avait seulement quelques villes où se concentraient les manifestations. Au Maroc, la première manifestation, le 20 février, a eu lieu dans cinquante-trois villes, selon le ministère de l’intérieur. Le 20 mars, la deuxième manifestation a touché plus de soixante villes et, le 24 avril, cent six villes et villages.

Ce qui est aussi très différent c’est que, dès le départ, les jeunes ont soulevé des problèmes politiques, alors que, dans les autres pays, c’étaient d’abord des problèmes sociaux, de pauvreté, de travail, pour arriver seulement ensuite à la démocratie, à l’État de droit et au changement de régime.

Les jeunes ont tout de suite réclamé la démocratie, parce qu’ils ont perdu confiance dans les institutions : lors des dernières élections, il y a eu une participation de 37% seulement ; les institutions n’ont donc pas de légitimité et ne représentent personne.

Dès le début, ils ont affiché des photos pour indiquer les responsables de la ruine du pays : tout l’entourage du roi a été montré du doigt, ses conseillers, ses amis, son secrétaire particulier, son gouvernement…

Mais il faut reconnaître que ce sont là des revendications de gens éduqués et, plus ont va dans les campagnes et aussi dans les milieux plus populaires des villes, moins les gens bougent. C’est peut-être la limite du Mouvement. Il a commencé avec l’élite : les étudiants, les leaders des syndicats, les leaders politiques. Il y avait très peu de gens, hors ces milieux-là. Par la suite, les jeunes ont commencé à marcher dans les quartiers populaires, et ils ont quand même pu motiver une partie des gens les plus pauvres. C’est peut-être pour cela que, maintenant, l’État a décidé de frapper fort, parce que le Mouvement pourrait commencer à prendre de l’ampleur.

Il y a aussi le fait que le Mouvement a pris une autre forme : le 20 février, il y a eu de la casse, à la fin de la manifestation, beaucoup de dégâts ; et la police n’avait rien fait pour empêcher les gens de faire cela. Le pouvoir voulait que cela ait lieu, pour discréditer les jeunes aux yeux de la population. Mais, depuis, les jeunes sortent et manifestent calmement. Et ça encourage les gens à rejoindre la marche. Le 24 avril, il y avait beaucoup de monde dans les marches, dans tout le Maroc.

Autre chose encore qui fait peur à l’État, c’est qu’il n’arrive plus à dresser les uns contre les autres islamistes, nationalistes, socialistes. D’habitude, c’est la guerre entre les islamistes et la gauche. Dans les années 70’, Hassan II avait utilisé les islamistes pour briser la gauche ; il a permis aux islamistes de se renforcer, en accusant les socialistes d’être des athées. Puis, il a utilisé la gauche, qui s’était très affaiblie, pour contrer les islamistes. Á partir des attentats de Casablanca, en 2003, il les a accusé d’être des terroristes ; on en a arrêté beaucoup et, s’il y avait de la torture, on disait qu’il ne fallait pas en parler, parce que c’étaient des terroristes, nos ennemis. Et une grande partie de la gauche est tombée dans le piège et a soutenu le roi. Mais, maintenant, les jeunes ont réussi à rassembler tout le monde.

En plus, le 9 mars, le roi avait fait un discours pour appeler au calme et annoncer des réformes, mais les gens sont quand même sortis : le roi a promis une nouvelle constitution, mais c’est lui qui a nommé la commission qui est chargée de l’écrire ; alors, les manifestants ont demandé la dissolution de cette commission.

Ils ont aussi demandé la fermeture du centre de détention illégal de Temara, ici, dans la banlieue de Rabat. Ils ont demandé une enquête pour savoir ce qui s’est passé là, puisqu’on a beaucoup de témoignages de gens qui y ont été torturés, même des étrangers, en relation avec les services secrets américains, dans le cadre des points noirs dont la presse internationale avait parlé (des gens qui sont transférés au Maroc, notamment depuis Guantanamo, pour y être torturés). Les jeunes sont même allés à Temara, devant le centre, pour y faire un pique-nique ; et c’est là que la violence a commencé, car ils s’intéressaient à un sujet trop délicat, trop sensible pour l’État et, surtout, pour les services de la sécurité.

C’est ça aussi qui fait peur à l’État.

Enfin, pour l’État, il faut maintenant que les choses se passent dans le calme : la nouvelle constitution est prête et elle va être soumise au référendum en juillet. C’est la réponse du roi aux manifestants et, quand le roi répond, il ne faut plus répliquer, marquer son désaccord. Donc les manifestations doivent cesser. Et le pouvoir a donc décidé que le Mouvement doit finir : la récré est passée et tout le monde doit rentrer ; on ne veut plus voir personne dans les rues.

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La répression a donc commencé ; c’était le 15 mai, lors du pique-nique à Temara. Une répression aveugle ; c’est atroce ce qui s’est passé. La police a vraiment frappé pour blesser. Et ensuite, le 22 mai, puis le 29, pour la troisième fois.

Mais les jeunes annoncent un été très chaud, si la police continue à les tabasser comme ça. Ils lancent ça sur Facebook et assurent qu’ils ne vont pas s’arrêter.

Les droits de l’homme régressent au Maroc. Pourtant, il y avait eu de nombreuses avancées, dans les années 90’ déjà, avant la mort de Hassan II. C’était dû à la conjoncture internationale, à la chute du mur de Berlin : tout le monde parlait des droits de l’homme et les Etats-Unis ont dû faire pression sur leurs alliés pour qu’ils affichent une image plus présentable. Plutôt que d’affronter les droits de l’homme, ils devaient s’en approprier le langage.

Alors, le Maroc a libéré des prisonniers politiques (mais pas tous) et a ratifié les conventions internationales les plus importantes, sur la torture, les droits des femmes, les droits des immigrants, les droits de l’enfant, etc. Il y a eu aussi la suppression de plusieurs lois liberticides et l’introduction des droits de l’homme dans le préambule de la constitution, pour la première fois.

Tout le monde a dit, par la suite, que le Maroc avait décidé de changer de politique. Le nouveau roi, Mohamed VI, a continué dans ce sens et a parlé de démocratie dès le début de son règne.

Mais les mouvements d’opposition et de défense des droits de l’homme ont été tenus à l’écart des commissions qui ont été créées pour mettre en œuvre des changements et, au bout du compte, même les recommandations des commissions n’ont pas été suivies. Elles étaient insuffisantes, mais quand même importantes : il y avait la réforme de la constitution, l’abolition de la peine de mort, la réforme de la justice, pour une justice indépendante, l’adhésion du Maroc à la Cour pénale internationale, la réforme des programmes de l’éducation, pour y intégrer l’histoire des « années de plomb » au Maroc

[de la fin des années 60’ aux années 80’, le roi Hassan II a ordonné une répression totale à l’encontre des opposants ; ce sont les « années de plomb »], pour que tout le monde la connaisse, une demande d’excuses de l’État, officielles et publiques, la mise en place d’une stratégie contre l’impunité…

Mais le pouvoir n’a pas donné suite. Et la vérité sur les « années de plomb » est toujours cachée. Par exemple, le dossier Mehdi Ben Barka, l’opposant marocain enlevé et tué en France en 1965 : on sait que l’État marocain a toutes les informations ; il était impliqué dedans. Mais le Maroc a même entravé l’enquête de la justice française sur cette affaire, en l’empêchant d’avoir les témoignages des responsables de la police de l’époque.

En plus, au lieu que ces recommandations fassent l’objet d’un débat national, que l’on en parle à la télévision, pour que les gens sachent et comprennent pourquoi ces recommandations ont été faites, au contraire, les responsables marocains sont allés présenter le document en Europe, pour le montrer aux gouvernements européens et faire croire que le Maroc était sur la voie de la démocratie.

C’est la politique qui a toujours été utilisée par le gouvernement, d’utiliser les ratifications des traités et ce genre de choses, pour améliorer son image, envers l’Europe surtout, puisque nous avons des relations fortes. Mais, en interne, il y a très peu de mise en œuvre de ce qui est écrit. Donc, nous avons beaucoup de lois, même bien avancées, mais qui ne s’appliquent pas : le code de la famille, par exemple, ou le code du travail (la majorité des employeurs ne respectent pas le code du travail).

En 2003, ensuite, les attentats terroristes à Casablanca ont constitué une autre étape importante pour les droits humains, car ils ont provoqué un grand retour en arrière. Nous avons vécu une régression, déjà depuis l’effondrement des tours en 2001 : les événements de 2001, à New York, ont eu un impact dans beaucoup de pays, y compris le Maroc, qui s’est intégré dans la stratégie américaine de la lutte contre le terrorisme ; dans le cadre de cette collaboration, on a commencé à revivre des arrestations illégales, des enlèvements, de la torture, notamment au centre de Temara…

Le roi en a profité pour attaquer l’opposition, qui était déjà très affaiblie, car elle avait accepté, en 1998, d’entrer dans le gouvernement, à l’appel d’Hassan II, qui préparait le passage du règne à son fils et voulait la paix dans le royaume. Comme elle n’a rien pu faire, puisqu’elle n’avait pas réellement le pouvoir, l’opposition s’est discréditée aux yeux des gens et beaucoup de militants ont quitté ces partis et ces syndicats.

Heureusement, une presse indépendante a commencé à parler plus fort et a remplacé cette opposition affaiblie comme contre-pouvoir. Mais elle a aussi été victime de répressions : des journaux ont été interdits et, actuellement, le directeur du seul groupe de presse indépendant, Rachid Niny, est en prison. On a aussi interdit la publicité dans les journaux, pour tuer les journaux indépendants qui se financent en partie avec cela. Nous sommes en situation de régression.

Même chose concernant les droits économiques et sociaux : le Maroc a appliqué le programme d’ajustement structurel du FMI, qui a détruit le secteur social, comme partout ailleurs dans le monde, la santé, l’enseignement, le travail…

Nous avons peut-être une image qui brille à l’extérieur, mais, à l’intérieur, ça ne peut plus durer. Malheureusement, les gens sont trompés par le roi et beaucoup ne se révoltent pas…

Le roi se présente en effet comme une alternative. On entend souvent dire au Maroc « les partis ne font rien, le gouvernement ne fait rien ; s’il n’y avait pas le roi, où en serions-nous ? ».  Le roi donne l’impression que c’est grâce à lui qu’il y a de grands projets ; il n’arrête pas d’inaugurer, des centres sportifs, des routes, etc. Et tout cela donne cette image que c’est grâce au roi que le Maroc est encore en vie.

Au Maroc, on n’a pas le droit d’être républicain –attention : ce que je dis du roi, je le dis en mon nom propre, et ça n’engage pas l’AMDH. Les gens qui ont osé le dire un jour, ils ont été poursuivis en justice ou inquiétés de diverses manières ; ça donne un signal. En 2009, les journaux Nichane et Tel Quel avaient publié un sondage qui montrait que 93% des Marocains approuvaient la politique du roi. Comme le sondage montrait que 7% ne l’approuvaient pas, tous les numéros de ces journaux ont été détruits et Le Monde, qui avait repris ce même sondage, a été interdit d’être vendu au Maroc. L’État n’accepte même pas que l’on puisse juger la politique du roi, même si c’est pour dire que la grande majorité lui est favorable.

La sacralité du roi est le pilier de la résistance du pouvoir. Et, dans son discours du 9 mars, le roi a bien expliqué que cette sacralité est une constante du Maroc et qu’il ne faudra pas y toucher ; le « Commandeur des Croyants », ce n’est pas à toucher… La ligne rouge à ne pas franchir…

Les gens se laissent aveugler par cela, alors qu’en réalité le roi protège le pouvoir économique, tous ceux qui grignotent le bien public : le Marzen

[le pouvoir royal et les réseaux qui gravitent autour de lui] contrôle toute l’économie. Le roi est d’ailleurs lui-même un acteur économique important au Maroc.

Mais les gens ne comprennent pas cela et beaucoup aiment le roi et ne veulent pas qu’il parte. C’est pour cela qu’il n’y a pas de « révolution ».

Lire aussi la réaction de Khadija Rhiadi à l'

Affaire Ali Aarrass.

Casa - 5 juin 2011.

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Mohamed SALMI (Professeur de sociologie à l'Université de Kenitra et membre du Comité politique du mouvement islamiste Justice et Spiritualité) - Á Rabat, le 2 juin 2011

"Un événement sur lequel tout le monde se pose des questions, c’est l’attentat terroriste qui s’est produit à Marrakech le 28 avril et dont ont été victimes des touristes étrangers innocents ..."

L’État a développé tout un discours pour faire croire à l’étranger que le Maroc ne serait pas comme la Tunisie, l’Égypte ou les autres pays arabe. Mais les événements qui s’y déroulent maintenant montrent que le Maroc n’est pas une exception, que les mêmes revendications s’y font entendre, les mêmes demandes de liberté, de justice et de démocratie. Le Maroc est touché par le même mouvement, par ce « Printemps arabe ».

Le Mouvement du 20 février est-il parvenu à mobiliser le peuple marocain ? Pas complètement. La mobilisation dépend de certains facteurs : l’attitude du régime face aux manifestations et le soutien de l’étranger, des médias étrangers, aux manifestants.

Concernant l’attitude du régime : l’État a tiré les leçons de ce qui s’est passé dans les autres pays. Dès le début du Mouvement du 20 février. Tout de suite, le 23 février, le premier ministre s’est rendu au Qatar et a fait en sorte de neutraliser la chaîne Al Jazeera, qui avait joué un très grand rôle dans les révolutions tunisienne et égyptienne. Cette télévision est regardée par tous les Marocains et on a donc pris les mesures pour minimiser son rôle. Cela, d’une part. D’autre part, le pouvoir a poussé les partis politiques qui soutiennent le régime à s’exprimer contre le mouvement. Et c’est ce qu’ils ont fait, en expliquant aux gens que ce ne sont que des jeunes oisifs, qui passent leur temps sur internet, et que cela n’aura pas de continuité. Et, quand le mouvement a commencé à prendre de l’ampleur, le pouvoir a ordonné à ces partis de changer leur position et de participer aux manifestations pour récupérer le mouvement, de le contrôler, et de le faire dévier de ses revendications. Cela n’a pas vraiment réussi, mais ça n’a pas aidé.

Concernant les médias étrangers : rien ; nous sommes seuls. Pire que cela : l’Europe et les Etats-Unis, jusqu’à présent, c’est le régime qu’ils soutiennent. A l’étranger, on peut compter seulement sur les communautés marocaines émigrées ; dans ces communautés, les choses commencent à bouger et les gens essaient de soutenir le Mouvement du 20 février. Mais c’est tout.

En plus, le régime marocain a une grande expérience du pouvoir, parce que c’est actuellement le régime le plus ancien du monde arabe. La monarchie alaouite a plus de trois siècles, même si, à certains moments de son histoire, elle ne régnait que sur la capitale et ses alentours et parfois sur son seul palais. En outre, ce capital historique permet de renforcer la légitimité du régime. Cette expérience, de manipuler les élites, de les contenir, mais aussi de ne pas choquer l’observateur étranger... Le pouvoir a donc évité les violences, surtout dans les grandes villes, à Rabat et à Casablanca, parce qu’il y a une présence de correspondants de médias étrangers.

Pourtant on ne peut pas dire que le Mouvement du 20 février n’est pas une réalité : grâce à ces jeunes, qui sont sortis dans la rue, d’autres groupes ont commencé à manifester et on rejoint le mouvement : les chômeurs, les médecins, les avocats, et même les imams des mosquées, qui ont manifesté dans la ville de Tinghir, parce qu’ils gagnent un salaire de 800 dirhams, c’est-à-dire 75 euros ; 75 euros, pour faire vivre une famille ? Comment ? Il y a eu aussi les enseignants. Tous en parallèle avec le Mouvement du 20 février. Quant à notre mouvement, Justice et Spiritualité, il soutient le Mouvement du 20 février et il lui apporte le soutient des classes défavorisées. Car notre mouvement a beaucoup de partisans dans les milieux pauvres.

Nous revendiquons avant tout une nouvelle constitution, élaborée par une assemblée constituante élue, et non pas, comme le régime essaie de faire, quelques modifications sans importance, décidées par un comité désigné par le roi.

On revendique aussi l’autodétermination pour le peuple, c’est-à-dire que le peuple choisisse les gens qui vont le gouverner et que ces gens-là aient des comptes à rendre.

On revendique la séparation du pouvoir et de la richesse. Parce que, quand on a le pouvoir, qu’on gouverne, et qu’on est en même temps un homme d’affaires, on utilise son pouvoir pour favoriser ses affaires, et on ne peut plus parler de démocratie dans ces conditions.

On revendique l’équité au niveau de la répartition des richesses dans le pays, une vraie justice sociale, une couverture médicale pour les pauvres. Nous voulons éliminer cet immense fossé entre les classes sociales. Justice et Spiritualité partage ces objectifs. Nous sommes pour l’égalité sociale. Nous sommes islamistes ; nous ne nous en cachons pas. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nous n’avons rien à faire avec le régime d’Arabie saoudite par exemple, où, en prétendant respecter le Coran, on coupe la main d’un pauvre qui a volé un fruit, mais on laisse impunis les riches qui volent des millions.

Le nom de notre mouvement, Justice et Spiritualité, est tiré d’un verset du Coran. Le message de l’Islam peut être résumé en deux actions majeures : la première, c’est la justice, réaliser la justice sur la terre ; et, la deuxième, c’est la spiritualité, lier les gens à leur créateur tout en les libérant de toute forme d’esclavage et de soumission, à n’importe qui.

Donc, c’est un message libérateur. Notre mouvement veut essayer de libérer les gens et de défendre leurs droits et vise à la réalisation de la justice sociale. Nous n’avons d’ailleurs pas attendu pour déjà agir : nous avons mis sur pied de nombreuses œuvres sociales, des écoles gratuites pour alphabétiser les humbles, pour émanciper les femmes des quartiers pauvres et des campagnes… C’est pour cela que notre mouvement inquiète le pouvoir, à cause de cette popularité que l’on acquiert quand on entre en contact avec la population et qu’on l’aide à vivre mieux.

Nos revendications sont claires. Le problème, ce sont ces gens qui ont profité depuis très longtemps des conditions actuelles, qui ont accumulé des richesses et qui ont peur d’être jugés, interrogés sur ce qu’ils possèdent et qu’ils ont acquis d’une façon illégale. Il y a aussi des gens qui sont impliqués dans de très graves violations des Droits de l’Homme et qui ont peur, eux aussi, d’être interrogés s’il y avait un vrai changement dans le pays, une démocratie. Car nous revendiquons qu’ils soient jugés. Les familles des victimes le demandent. Donc, ces gens-là sont prêts à aller jusqu’au bout et à mettre fin aux manifestations par tous les moyens.

Dans cette situation, un événement sur lequel tout le monde se pose des questions, c’est l’attentat terroriste qui s’est produit à Marrakech le 28 avril et dont ont été victimes des touristes étrangers innocents, venus au Maroc pour passer leurs vacances, et qu’on va renvoyer dans leur pays dans des cercueils. Vraiment, cela choque les Marocains.

Si les autorités nous ont vite montré leurs talents en arrêtant les gens qui étaient derrière les faits, les Marocains ne sont plus dupes : ils ne se posent pas de question sur celui qui a commis l’acte, mais ils se demandent qui est derrière celui-là. C’est facile de prendre un jeune et de lui remplir la tête d’idées, et on le verra dans le quartier avec une barbe et une tenue afghane ; et, juste après, on entend qu’il est l’auteur d’un attentat terroriste. Mais qui l’a manipulé ? Qui l’a encadré ? Dans quel intérêt ? Qui a intérêt à tuer des touristes, des étrangers innocents ? En plus, les Français étaient nombreux parmi les victimes. Et la France, en particulier, a des intérêts au Maroc.

Et, malheureusement, la diplomatie française est tombée dans le même piège qu’en Tunisie : l’ambassade de France à Rabat a organisé une grande réception et a reçu des jeunes des différents partis politiques et leur a dit de se méfier de notre mouvement, Justice et Spiritualité, et aussi de l’extrême gauche, c’est-à-dire de tous ceux qui soutiennent le Mouvement du 20 février.

J’explique cela parce que l’on espérait que les victimes françaises à Marrakech allaient obliger la France à exiger toute la vérité, cette vérité à laquelle s’attendent les Marocains depuis les attentats terroristes de Casablanca, en 2003.

Mais, au lieu de cela, les autorités ont commencé à arrêter des milliers de barbus à travers tout le Maroc et à prétendre que ce sont les islamistes qui ont fait ces attentats. Et à dire que, sans le gouvernement actuel, les terroristes prendront le pouvoir au Maroc.

C’est la même recette qu’en Égypte, pendant leur révolution, quand la cathédrale copte a été dynamitée : l’index avait été mis sur les islamistes. Mais, dans les manifestations, les islamistes et les coptes manifestaient côte à côte. Et lorsque les Musulmans faisaient leur prière, c’étaient les Chrétiens qui les protégeaient. Et lorsque les Chrétiens priaient, c’étaient les Musulmans qui les protégeaient. Qui était, alors, derrière cet attentat, si ce n’est le régime ?

Les Marocains ont le droit de savoir la vérité, mais aussi les familles des victimes qui étaient à Marrakech.

Pendant les événements de Marrakech, ils en ont profité pour arrêter le journaliste Rachid Niny, le directeur du journal indépendant le plus lu au Maroc. Jusqu’à présent, il est en prison. Parce qu’il a publié certains articles où il a dénoncé le lieu de détention de Temara. Mais les autorités marocaines ont affirmé qu’il n’y a personne de détenu à Temara et que ce ne sont que des bureaux de l’administration de la Direction de la sécurité territoriale. Alors que des centaines (pour ne pas dire des milliers) de Marocains ont subi des tortures à Temara et l’ont dit, dans ce lieu qui se trouve à 15 kilomètres de rabat. Ce n’est vraiment pas loin d’ici. Maintenant, ce lieu est entouré de soldats et on ne peut plus y accéder, même pas s’en approcher.

Un autre obstacle à la révolution, c’est le roi ou, plus exactement, ce qu’il représente. On pourrait dire que, au Maroc, nous avons une monarchie absolue de droit divin.

Mais le droit divin n’a aucun sens ! Aucun sens ! C’est clair dans la référence islamique : personne ne peut prétendre qu’il a ce pouvoir divin, délégué par Dieu. C’est absurde.

Dans l’histoire des Musulmans, certains régimes ont tenté de se donner une légitimité, basée sur la religion. Mais, dès que les actes diffèrent des objectifs de la religion, cette légitimité disparaît. Pire : dans la conception islamique d’un régime, il faut que ce régime soit basé sur le choix libre de la population, chose qui n’est pas le cas au Maroc, ni dans les monarchies arabes. On n’a pas soumis le choix du roi à un référendum. À la mort du roi, son fils lui succède : c’est un héritage qui passe, sans référence à la tradition religieuse pour acquérir une légitimité.

Si l’on veut un exemple, dans l’histoire des Musulmans, il faut se remémorer l’époque qui a suivi le départ du Prophète : les quatre califes qui lui ont succédé n’ont pas été imposés, ni n’ont hérité d’un régime quelconque, mais ont été choisis par la population, par la communauté.

Le peuple doit avoir son mot à dire : que celui qui veut gouverner se présente au peuple et que le peuple choisisse. Mais c’est une chose que le pouvoir refuse catégoriquement…

Face à tout cela, on se demande si le Mouvement du 20 février pourra aboutir et réaliser ses attentes. Pour le moment, le mouvement se propage : il crée dans toutes les villes, et même les villages, oui, des comités de coordination locaux. C’est comme cela que l’ont peut organiser des manifestations en même temps dans plus d’une centaine de villes et villages. Les journaux officiels disent que c’est une minorité. Mais comment une minorité peut-elle mobiliser une centaine de villes ?

Maintenant, comme les manifestations ne donnent pas de résultat, on pense occuper des places, comme la place Tahrir, au Caire.

Les grandes violences policières qui ont eu lieu dimanche dernier, le 29 mai, c’est un message, envoyé par le régime, pour dire « cessez ! ». « Arrêtez ! Nous, on travaille pour le peuple. On a inauguré la nouvelle autoroute, le tramway. Il faut être positif. On est en train de faire une nouvelle constitution. Mais, vous, vous êtes négatifs et vous faites du tort au pays. »

Mais cette violence est une erreur que le régime vient de commettre, surtout avec le décès de ce jeune homme, qui est mort aujourd’hui : Kamal Ammari, membre de la jeunesse de Justice et Spiritualité et militant du Mouvement du 20 février. La flamme va brûler davantage et les manifestations vont croître.

Je ne comprends pas comment le régime n’a pas tiré cette leçon : plus la violence est grande et plus la résistance augmente.

Et, quand il y a un tué, c’est toute la famille, tout le quartier, toute la tribu qui sont touchés.

C’est toute la ville qui sort dans la rue.


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