Magazine Handicap

L'art de la canne anglaise

Publié le 12 février 2008 par Philippe Barraqué

Cannes_anglaises_2 C'est tout un art la canne anglaise. Voyez l'objet : on peut le prendre en main comme un calumet, s'en servir pout tirer les boules de billard, atteindre l'interrupteur inaccessible, remettre droit l'abat jour du salon, la copie du Van Gogh qui penche dans son cadre en bois massif. Mille usages pour cet outil conçu pour la marche bringuebalante, sautillante et intermittente. Deux cannes anglaises, c'est mieux pour marcher en pendulaire, s'appuyer dessus pour lire son journal, faire son tiercé ou faire une pause.

Regardons-la de plus près, cette canne dite "anglaise" parce qu'un flegmatique inventeur eut l'ingénieuse idée d'y ajouter un support pour l'avant-bras et une poignée : elle est réglable pour s'adapter à toutes les tailles et le choix de son embout en caoutchouc doit être judicieux, au risque de choir rapidement sur le sol.

Embout
On les reconnait les amateurs, éclopés des sports d'hiver, qui s'essayent à son maniement. Intérimaires du handicap, pas formés, ni informés, qui se lancent à l'assaut des trottoirs mouillés, des carrelages luisants, espérant je ne sais quelle adhérence totale au sol, la tenue de route des pneus Good Year. Même pas mal! Les maudits objets anglais ont lâché leurs victimes sur leur séant, un peu penauds, un peu mendiants.

Il y a aussi les séniors contrariés qui s'en servent comme des cannes normales, en les tenant à l'envers. Tout ça parce qu'un ergothérapeute zélé leur a mis ça entre les mains et qu'ils considèrent ces bâtons alambiqués comme le signe avant-coureur de leur déchéance. "Non, je ne suis pas vieux. Je sais encore marcher. Ma mère m'avait bien appris. J'étais un enfant très précoce. La verticalité ne me fait pas peur, la maison de retraite, si. Point de canne anglaise, je revendique mon autonomie, le droit de faire mon marché seul, de parler chaque soir à mon chat Robert, mon vieux pépère. J'ai encore de la souplesse pour grimper sur une chaise branlante. Je suis funambule en équilibre avec la mort. Alors pour empoisonner la vie de ma belle fille, je la tiendrai à l'envers ma canne anglaise, comme un lord déchu, une princesse un peu tordue".

Ce n'est pas si facile d'être handicapé, c'est un "métier" à temps complet, un apprentissage de la vie qui passe par le maniement des armes : cannes anglaises, vous êtes utiles mais traîtres quelquefois. Qui travaille dans un bureau et marche avec deux cannes fait immanquablement sursauter ses collègues par le bruitage intempestif des cannes anglaises atterrissant sur le sol. Et tous accourent les premières fois: "tu n'as pas mal?" "on peut t'aider?" Et toi, tu leur réponds : "ce ne sont que mes cannes, désolé". Et puis ils s'habituent. Certains, narquois, font de l'humour : "encore tes cannes, bingo!". Jusqu'au jour où tu fais un looping sur le sol et que plus personne ne vient à ton secours. C'est la toute la perfidie des cannes anglaises, le cadeau empoisonné de la traîtresse Albion.

Philippe Barraqué

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LES COMMENTAIRES (1)

Par leuque
posté le 26 octobre à 17:53
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Seul "petit" problème qui casse toute cette belle littérature c'est que l'inventeur de la canne dite anglaise est français !!!! Emile Schlick de Nancy (France)

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