Eric Werner, l'auteur de Portrait
d'Eric, édité par Xenia ici, nous prévient d'entrée, dans son avant-propos. Il ne s'agit pas d'une
autobiographie, ni de confessions. Amateurs de sensations fortes s'abstenir. L'auteur a eu une vie somme toute assez calme. D'écrire les textes de ce livre l'a juste aidé à faire mieux
passer son passé qu'il n'avait pas encore vraiment digéré.
Le premier texte est une explication détaillée du tableau qui fait la couverture du livre et qui représente l'auteur il y a quarante ans. C'est une oeuvre du peintre polonais Joseph
Czapski, un des 79 rescapés du massacre de Katyn perpétré par les Soviétiques au début de la seconde guerre mondiale. Dans son film sur Katyn Andrzej
Wajda évoque cet artiste dans la bouche d'un personnage.
L'auteur a littéralement enseveli pendant des décennies ce portrait de lui-même, qui le représente, le front baissé, alors qu'il donne un cours à l'Université de Genève. Aujourd'hui,
maintenant qu'il se connaît mieux lui-même, il pense que ce portrait le représente dans sa réalité profonde, celle que ses proches ne veulent surtout pas voir à l'époque, parce
qu'en apparence elle ne lui correspond pas, alors que les autres textes du livre la corroborent.
Le deuxième texte est le récit des "transgressions" commises par Eric Werner.
Première transgression, il écrit avec Jan Marejko un livre, pas bien méchant, intitulé De la misère intellectuelle et morale en Suisse, mais qui lui permet d'être exclu carrément du système politico-médiatique, de manière "immédiate, totale et définitive", ce qui est le but recherché par lui, mais certainement pas par le co-auteur du livre, qui, au contraire, cherchera toujours à être considéré comme un "interlocuteur valable".
Deuxième transgression, alors qu'il est d'origine protestante, il rejoint pendant un temps assez long les rangs du catholicisme intransigeant d'Ecône. Sans doute est-ce dû à "l'attrait du neuf, de l'étrange". Mais c'est une des choses qu'il regrette le plus aujourd'hui, parce qu'en réalité, au fond de lui-même, il n'est pas un "absolutiste de droite" mais un libéral au sens "poppérien" du terme, c'est-à dire "adepte de l'idée selon laquelle le tout est au service des parties et non l'inverse".
Troisième transgression, élu sur une liste d'extrême-droite au Grand Conseil vaudois, n'aimant pas les chasses aux sorcières, il prend la défense d'une enseignante d'histoire, une dame Paschoud, qui a perdu son emploi après avoir assisté à une réunion de révisionnistes à Paris. Il flirte avec la ligne rouge mais ne la franchit pas. Il écrit un livre, De l'extermination, qui le gêne aujourd'hui parce qu'il est révélateur d'"une sécheresse de coeur". Même s'il pense toujours que "ce n'est pas au législateur, encore moins à la justice d'écrire l'histoire".
Dans le troisième texte il parle de son père avec lequel il ne s'est jamais entendu. Sa trahison catholique - son
père est membre de la Compagnie des pasteurs de Genève - et son refus d'effectuer ses périodes militaires après avoir été à l'école de recrues ne font rien pour susciter la
compréhension paternelle. L'affaire Jousson aurait pu les rapprocher, mais elle n'a pas intéressé Eric Werner à ce moment-là. En 1960 son père, sans être anti-militariste, a
en effet pris la défense d'un objecteur de conscience, un dénommé Jousson, condamné à six mois de prison...
Dans le quatrième texte Eric Werner nous raconte qu'après avoir habité Genève, puis Lausanne, il s'est établi à La Tour de Peilz, sur des lieux où se déroule La Nouvelle
Héloïse de Jean-Jacques Rousseau qu'il met sur le même plan que Les Confessions. C'est pour lui l'occasion de nous dire tout ce qu'il doit
à l'écrivain genevois et de nous donner son interprétation de cette autofiction avant l'heure.
Eric Werner place le cinquième et dernier texte sous la présence tutélaire de Saint Marc. Trois concomittances
l'y conduisent : le 25 mars 2005 il assiste à Fribourg à une exécution de La passion selon saint Marc de Bach, le 4 avril 2005 il découvre sur le bureau
de son père, décédé quelques heures plus tôt, un livre sur saint Marc, et le 25 avril 2005, fête de saint Marc, une messe est dite à Lausanne pour le repos de l'âme de son père.
Dans l'évangile de saint Marc le Christ apparaît toujours en mouvement et sa vie semble se refermer en un cercle - parti de Galilée il retourne en Galilée. Mais ce n'est pas réellement un cercle puisqu'il y a un écart, le tombeau vide, qui change tout. Cet écart est "caractéristique de la spirale par opposition au simple cercle qui se referme".
La spirale est l'image même de la vie d'Eric Werner, qui semble s'éloigner par moment d'une position pour épouser la position contraire, mais qui continue à tourner, à chaque fois avec un décalage par rapport au cycle prédécent, apprenant à chaque tour, jusqu'au jour où le cercle finira bien par se refermer pour de bon.
Francis Richard