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Témoignage de Damas après trois mois de contestation en Syrie.

Publié le 18 juin 2011 par Pikkendorff

Témoignage de Damas aprčs trois mois de contestation en Syrie.

  "On souhaiterait que les Syriens évitant le piège du communautarisme restent et reprennent leur place de citoyens qu’ils ont souvent eue dans le monde arabo-musulman au cours de l’histoire."

Rencontrés l’an dernier par mon frère, ces deux amis de notre oncle, vivant au Proche-Orient depuis 30 ans (Liban, Syrie, Egypte, etc), vivent en Syrie depuis 10 ans pour l'un et 40 ans pour l'autre avec les plus pauvres.  Avec équilibre et sincérité, ils nous font partager ces trois mois de l’intérieur avec les doutes, les informations trompeuses, la peur peut-être et la compassion tout le temps.

Damas le 8 juin 2011

  “Voilà presque 3 mois que la Syrie est entrée dans le mouvement de contestation qui s’est propagé dans les pays arabes. Nous voudrions vous dire comment nous vivons ce temps qui semble s’éterniser. En effet, la conviction générale est que cela va prendre du temps et puis, on commence à s’habituer à cette situation, on s’y installe.

Il y a toujours deux versions des événements et plusieurs scénarios : la peur de voir le pire arriver, la guerre civile et le chaos ou le scénario d’une victoire de la répression, victoire sans doute éphémère,le régime continuant de bénéficier de larges appuis.

On sait que le vendredi il n’y a pas de communications, donc on reste chez soi, sauf pour ceux qui manifestent. Ce vendredi internet est coupé. Bien sûr on reste accroché aux nouvelles et les sites internet sont précieux. Peu de circulation même sur les grands axes qui parfois, comme ces jours-ci, sont coupés à cause des heurts qui opposent les manifestants aux forces de l’ordre, où lorsque hélas l’armée « nettoie » une ville ou un village, c'est-à-dire cherche les armes, investit un territoire de façon à le « neutraliser », d’où morts, blessés, arrestations, carnage.

L’autre soir, irruption de notre voisin de dessus dont la ville est le théâtre d’un « ratissage » violent (des dizaines de morts dont des enfants et des arrestations)et qui nous a pris à partie*, nous demandant pourquoi on se taisait, on ne disait rien au monde alors qu’il n’y a plus ni eau ni électricité ni téléphone et que la terreur règne dans sa ville… Il y a un mois des heurts sanglants avaient déjà opposé la population de ce village aux forces de sécurité et il y avait eu des nombreux morts de chaque côté. Il nous semble donc que la crise est partie pour durer, des foyers s’allumant tandis que d’autres se calment, sans s’éteindre… Au delà de l’apparente nonchalance des Syriens dans les rues de la ville, où la vie est normale, il faut deviner une grande angoisse du lendemain. Ici ou là dans des quartiers, des habitants se groupent pour pouvoir organiser les premiers secours au cas où la violence atteindrait leur quartier.

  Mais en dehors des zones déstabilisées, très localisées, la vie reste tout à fait normale. Damas et Alep, les deux grandes villes, restent calmes ; la population, essentiellement les commerçants et les professions libérales, n’a pas bougé, la répression contenant les manifestations dans les banlieues. Jusqu’à quand car la vie économique s’arrête progressivement et on voit une grave crise poindre à l’horizon ? Le tourisme qui avait progressé ces dernières années est tari et les gens du Golfe (Saoudiens ou habitants des Émirats) ne viendront pas.

  Mais finalement que penser et que se passe-t-il exactement ?  Les informations sont très contradictoires et chacun raconte ce qu’il a vu ou entendu et a tendance à le généraliser : l’incident, l’attentat, la répression est raconté, comme si c’était partout comme cela, le modèle d’une unique version. Il n’y a rien de clair, ni dans les nouvelles, ni dans leur interprétation. Qui a tiré le premier ? Qui a riposté ? Qui aide la contestation de l’extérieur ?

  Nous nous contentons de faire quelques constatations.  Si la répression atteint des limites insoutenables et incompréhensibles, les lieux où la violence se manifeste le plus férocement sont des fiefs traditionnels d’un islam fondamentaliste. Dans les années 70-80 des affrontements avaient déjà opposé le régime aux Frères musulmans et la répression avait écrasé le mouvement de façon radicale. On est aussi étonné de la présence d’armes dans ces localités et sans doute un peu partout alors que le régime syrien contrôle si bien la population. Opposition et répression s’affrontent dans un engrenage de violence qui va crescendo.

Nous voyons beaucoup de monde, de tous les milieux, de toutes les communautés qui forment la Syrie ;nos amis sont très diversifiés et finalement nous trouvons deux images, deux versions complètement opposées de cette révolution : pour les uns (c’est la version officielle du gouvernement) ce sont des terroristes ou des islamistes venus ou aidés de l’extérieur qui sont armés et qui tirent sur les forces de sécurité, c’est le « complot » contre le pouvoir… Un médecin proche du régime dit que le « nettoyage » est pratiquement terminé et que dans 15 jours les choses commenceront à rentrer dans l’ordre. La plupart des amis chrétiens sont persuadés qu’il faudra beaucoup de temps pour venir à bout du « complot terroriste » et ne sont pas sûrs qu’on y arrive.

  D’autres plus critiques sont conscients des revendications légitimes qu’il y a derrière tout ça et ne voient pas d’alternative crédible. Des amis revenus dans leur petite ville de la banlieue de Damas après « l’évacuation » des chars pensent que l’opposition finira par triompher car le point de non-retour est atteint.

Pour les uns ce sont les forces de sécurité qui sont attaquées par des puissances étrangères (l’Arabie Saoudite) et les islamistes tirent sur les forces de sécurité qui auraient de nombreuses victimes. Ainsi aux déclarations de l’UNICEF sur le meurtre et les exactions exercées sur des enfants le régime répond : « mais nos enfants aussi sont agressés et tués ». Pour d’autres ce sont ces mêmes forces de sécurité qui tirent sur la foule (les opposants) pour la provoquer et éventuellement la pousser à riposter ce qui permet d’investir un quartier ou une ville et de mater la population.

  Cela n’est pas sans rappeler les événements de Hama en 1982 où entre 20 000 et 30 000 personnes ont été tuées après un mois de combat et un passage de la ville « au peigne fin ». Cela a permis à Hafez al-Assad d’assoir son pourvoir (et celui de son fils) jusqu’à maintenant, alors espèrent-t-ils pouvoir renouveler l’exploit ?

  Mais les temps ont changé : l’insurrection de Hama n’a été connue que plus tard en Syrie et les média internationaux l’ont presque ignorée… Aujourd’hui, les téléphones portables et satellitaires ou relayés par les réseaux des pays voisins communiquent instantanément les informations aux chaînes de télévision. On ne peut plus rien cacher, à la limite on interprète. Internet est utilisé tant par les forces de la répression que par l’opposition.

  Il est certain que l’exemple des autres pays arabes a encouragé le déclanchement de ce mouvement. Au moment où les manifestations ont commencé en Tunisie et en Égypte, nous pensions que cela n’atteindrait pas la Syrie, tant en raison du quadrillage sécuritaire dissuasif du régime syrien que surtout du fait qu’on ne voyait pas sur la scène régionale et internationale qui aurait intérêt à déstabiliser la Syrie, même si elle a de nombreux ennemis. Bien des analystes se sont trompés… Or il a suffi de quelques manifestants devant la mosquée des Omeyyades ainsi que du ras-le-bol d’une population se trouvant lésée dans ses droits par les gens du pouvoir, de l’arrestation et du lynchage d’adolescents pour déclencher le mouvement. Des centaines de morts dans une ville du sud…

  En dépit d’une croissance assez importante ces dernières années, de la création d’infrastructures (communications, électricité, eau, industrialisation du pays, etc.), une bonne partie des jeunes connaissent le chômage et l’augmentation du coût de la vie rend la vie de plus en plus difficile pour la population. Un démarrage économique, un plan de développement sans doute louable, mais en même temps entaché par la prédation des dirigeants qui empochent une bonne partie des revenus semblaient vouloir remédier à l’absence de liberté politique… Autant de causes pour alimenter un mouvement de protestation. Le régime pensait que le démarrage économique étoufferait cette contestation, mais c’était oublier que l’homme ne vit pas seulement de pain, oublier les prisonniers politiques, l’absence de liberté de parole.

  De fait, on ne voit pas très bien où tout cela va. On parle de l’opposition, mais elle n’est pas organisée, elle est très divisée. La réunion qui s’est tenue ces jours-ci en Turquie est critiquée aussi bien par des opposants de l’intérieur que de l’extérieur de la Syrie. Avec qui parler ? C’est un des problèmes des gens de notre pays de ne pas pouvoir se mettre d’accord, chacun voulant être le chef. Et puis où sont les vrais leaders, quand on connaît le nombre de personnes emprisonnées, libérées au compte-gouttes et l’état physique et mental dans lequel ils réapparaissent ? Le pouvoir de son côté fait mine d’appeler au dialogue, mais peut-on lui faire confiance ? Après tant de promesses qui n’ont pas été tenues, après une répression très violente, l’internement de milliers de manifestants, le régime semble bien délégitimé, les mesures qu’il peut prendre sont trop tardives et on n’a plus confiance.

  Mais ce qui domine chez beaucoup, surtout chez les chrétiens et sans doute pas mal de gros commerçants ou industriels musulmans c’est la peur, la peur de l’islamisme, des Frères musulmans, d’un pouvoir qui ne leur serait pas favorable, la peur d’un lendemain incertain, du chaos.

  Comment réagissent les chrétiens ? Ils sont bon gré mal gré pris dans le système « communautaire ou confessionnel » qui domine la société depuis des siècles : minoritaires et cohabitant avec les différentes communautés qui composent le pays, ils ont toujours été obligés de vivre, comme « communautés chrétiennes », parmi les autres groupes religieux ou ethniques. À ce titre, pour vivre, il faut faire alliance avec un autre groupe ou prêter allégeance au groupe qui est au pouvoir. Lorsque celui-ci est aussi minoritaire, il n’est pas sans rechercher l’appui d’un autre groupe et c’est de cette façon que les chrétiens depuis quelques décennies se sentent protégés par le pouvoir qui est tenu par une minorité (alaouite). De plus, le régime, se disant laïc et s’étant toujours opposé à l’islamisme montant dans la région, surtout après le 11 Septembre, les chrétiens se sentent acculés à choisir entre le régime de Bachar ou celui des Frères musulmans. Depuis les premières manifestations en mars, la plupart des chrétiens ont réagi par des messages de soutien au régime.

  Le blocage de l’islam, comme islam politique, l’assimilation des mouvements de libération au terrorisme islamique créent une peur de l’islam et risquent de faire retomber les chrétiens dans le piège du repli communautaire, d’exacerber les tensions confessionnelles et même de creuser le fossé entre culture occidentale et islam.

  Cette situation, qui n’est pas nouvelle, n’est pas sans équivoque ni sans danger pour l’avenir. Ce sentiment de menace qui pèse sur les chrétiens a créé une recherche d’issue à l’extérieur : outre le repli communautaire, c’est l’émigration, la recherche d’appui à l’étranger, la protection des puissances étrangères.

  Entrer dans cette logique confessionnelle risque d’être suicidaire (ce fut le cas en Iraq) pour les chrétiens de Syrie et certains commencent à s’en rendre compte ; d’autre part ce système communautaire peut aussi devenir un des outils dont se servent des acteurs locaux ou internationaux à des fins de puissance ou pour détourner et dévoyer les mouvements populaires qui aspirent au changement.

  Mais c’est aussi arracher les chrétiens d’Orient à leurs racines, à leur profond ancrage oriental, réaffirmé avec force par le synode de novembre 2010 et les transformer en tête de pont des pays occidentaux toujours prêts à s’ingérer dans les affaires de l’Orient et donc nier leur loyauté. C’est tout le drame des relations politiques entre les chrétiens d’Orient et l’Occident ces dernières années.

  Entre un passé douloureux et un avenir des plus incertains, les chrétiens et aussi la plupart des Syriens vivent dans l’angoisse du conflit et redoutent qu’il se cristallise sur son aspect communautaire. C’est sans doute cette angoisse qui empêche de prendre conscience du vrai danger de ce drame : celui de la violence qui se déchaîne et qui engendrera pendant longtemps d’autres violences. On peut en effet regretter que peu de voix ne s’élèvent contre la violence d’où qu’elle vienne... La violence aurait-elle droit de cité ? Peut-elle être légitimée pour sauver un pouvoir qui a perdu sa légitimité ? Cette violence qui creuse des fossés entre les hommes peut-on l’accepter au nom du cloisonnement confessionnel de la société ? Le mouvement des jeunes, ici ou ailleurs, est-il aussi nocif qu’on veut bien le dire ? Ne peut-on pas profiter d’une certaine neutralité pour chercher le dialogue avec courage et en abandonnant nos peurs ?

  On souhaiterait que les Syriens évitant le piège du communautarisme restent et reprennent leur place de citoyens qu’ils ont souvent eue dans le monde arabo-musulman au cours de l’histoire.

En tant qu’étrangers, nous n’avons pas à nous mêler de cette contestation, c’est l’affaire des Syriens. Mais nous pensons que notre présence, notre proximité avec nos amis, notre fidélité à rester et à continuer dans le partage de leur vie quotidienne et de leur détresse peut apporter un peu de consolation, et l’amitié en ces moments difficiles est précieuse.

*étrangers et chrétiens vivants, nos amis sont logiquement associés à la politique occidentale

Voir la carte de la Syrie et la région en cliquant ici

Respectons un  anonymat prudent.

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