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Une bourrasque emportait ses mots...

Publié le 01 juillet 2011 par Perce-Neige
Une bourrasque emportait ses mots...C’est d’Antoine Volodine dans « Des anges mineurs » (Ed. du Seuil), un texte à (re)lire, un œil sur l'Acropole dont l’ombre pourrait bien, un jour, recouvrir l’Europe :
Quatre ou cinq décennies plus tard, Laetitia Scheidmann présida le tribunal qui avait pour tâche de condamner son petit-fils. On était sur les hauts plateaux, une des rares régions du globe où l'exil avait encore un sens, et les nuages filaient, ils érodaient les petites collines désertes, ils se frottaient contre la terre et ils la râpaient, et on entendait aussi jour et nuit des sifflements, des souffles de grande flûte asiate, des orgues rauques. Aucun campement n'était visible, et pourtant peu de reliefs arrêtaient le regard et on voyait loin, jusqu'à une ligne sombre qui marquait l'endroit où la steppe commençait à laisser place à la taïga. Nul nomade n'avait poussé son troupeau dans les parages depuis des lustres. Le tribunal siégeait en plein air, à deux cents mètres des yourtes. Pour y accéder, il fallait suivre le sentier qu'avaient tracé les bêtes. Au centre d'une petite dépression jaunâtre, il y avait un poteau qui servait à attacher Scheidmann, et contre lequel on lui avait promis qu'il pourrait s'appuyer quand on exécuterait la sentence. Les vieillardes s'asseyaient ou s'accroupissaient sur l'herbe, et, sans hâte, elles jugeaient. Les sessions se succédaient, fastidieuses puisque tout était joué à l'avance. Le procès durait depuis le printemps. Scheidmann était ligoté à hauteur de ventre et sous les épaules. La corde empestait la sueur de chamelle, le feu fait avec des bouses séchées, la graisse. Les maladies de peau dont il souffrait depuis son enfance s'étaient brusquement aggravées, et on lui déliait parfois les mains pendant le jour pour qu'il se gratte. Il assurait lui-même sa défense. «  Oui, ma signature figure au bas des décrets qui ont rétabli le capitalisme, » expliquait-il, « et qui ont permis aux mafieux de régner une nouvelle fois sur l'économie. » Et il écartait les bras dans une posture de regret dont il espérait qu'elle jouerait en sa faveur à l'heure du verdict, mais les vieilles montraient qu'elles restaient insensibles à son théâtre, et il laissait retomber les bras le long de son corps, puis il lisait : «  C'est horrible à dire, mais beaucoup de gens espéraient cela depuis longtemps. » Et il attendait plusieurs secondes, le temps que la salive lui revînt en bouche après son mensonge, car il n'avait consulté personne avant d'agir et il avait été l'unique autorité à défendre la réintroduction de l'exploitation de l'homme par l'homme, l'unique instigateur du crime. Puis il répétait: «  C'est horrible à dire. » Dans le ciel, les nuages s'effilochaient en prenant l'aspect de livides lanières, de robes déchirées, de longues écharpes, et, derrière, la couche de vapeur était plus unie et gris plomb. Quand, par extraordinaire, on apercevait un aigle, il ne chassait pas, il ne dessinait pas de cercle au-dessus des nids de marmottes, il fuyait en ligne droite, migrant vers l'ancienne région des camps, peut-être parce que la nourriture y était encore abondante. Le temps s'était réchauffé, pourtant les vieillardes restaient emmitouflées dans leurs peaux de mouton. Elles étaient assises en tailleur, la carabine posée sur les genoux, et elles fumaient, muettes, comme exclusivement occupées à savourer le parfum des herbes et des champignons dont elles avaient bourré leurs pipes. Les pans crasseux de leurs manteaux exhibaient des broderies baroques, et pareillement le cuir de leurs mains et même celui de leurs joues, car elles n'avaient pas perdu encore toute notion de coquetterie, et certaines ici ou là étaient maquillées au point de chaînette. Elles étaient installées ainsi, impassibles en face de Scheidmann, hâlées, à peine plus ridées que des femmes n'ayant vécu qu'un seul siècle. Laetitia Scheidmann posait parfois une question à l'accusé, ou elle l'invitait à s'exprimer sans crainte ou à parler plus distinctement, ou à se taire pendant quelques heures afin de laisser méditer ses auditrices. « Je vous rappelle, » reprenait Scheidmann après avoir été interrompu, et il scrutait les visages imperturbables, « Je vous rappelle que plus rien dans les villes ne tenait debout sinon des immeubles inhabités et des chicots noircis d'immeubles, et que, dans les forêts et les campagnes, on ne comptait plus les territoires où la végétation avait pris une couleur mauve, lilas, myrtille, et je vous rappelle aussi que le bétail était comme balayé par un vent de mort et de peste, et que vous-mêmes... » Une bourrasque emportait ses mots. Depuis les pacages, le vent traînait des blatèrements de chamelles et des bouffées de suint. Le jury populaire plissa avec unanimité les yeux. Scheidmann tentait d'affronter les opacités et les transparences grises de ces regards, il ne réussissait à en capter aucune nuance, pas plus chez une grand-mère que chez une autre. Il tendit vers elles un regard qu'elles se refusaient à recevoir. « De toute façon, » conclut-il, « il n'y avait plus rien, il fallait bien rétablir quelque chose. » Les aïeules haussèrent les épaules. Elles étaient perdues dans les hallucinations de leurs fumées, dans leur évocation des réunions syndicales et des soirées à la maison de retraite telles qu'elles étaient avant le rétablissement du capitalisme, et aussi dans le décompte des balles qui leur restaient pour fusiller Will Scheidmann, et dans les chansons d'enfance qui leur revenaient à l'esprit, et dans les projets d'avenir qu'elles élaboraient pour la fin de l'après-midi: aller traire les brebis, récolter leurs crottes, les mettre à sécher pour plus tard nourrir le feu, faire le ménage dans les yourtes, remuer le lait caillé, rallumer les poêles, préparer le thé.

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